Tirer sur l’ambulance ? La critique au risque du consensuel
Une nuit récente, je sortais d’un spectacle de danse contemporaine relativement catastrophique qui me laissa pourtant, paradoxe d’apparence seulement, ragaillardi. J’avais vécu quelques jours auparavant l’expérience inverse, émouvante jusqu’à n’en plus trouver les mots pour la décrire. La reconnaissance de ce qui me semblait un échec esthétique m’apparut dans le même temps comme une affirmation de l’art que je souhaitais défendre. Son triomphe. Comment juger de ce à quoi l’on tient, des œuvres et des artistes que nous souhaitons soutenir, s’il n’advient pas, de temps à autre, une forme que nous jugeons être un accident esthétique ? D’ailleurs, la critique d’art aurait-elle un rôle dans un monde où chaque œuvre serait une réussite ? Elle pourrait, certes, éclairer les raisons profondes de ces œuvres, disséquer les évolutions des artistes. Mais ne serait-elle pas alors qu’une béquille supposant l’infirmité du public, quand la réussite d’une œuvre devrait assurer seule l’effet qu’elle produirait, de manières diverses suivant les connaissances et sensibilités de chacun ?
Ce monde n’est-il pas déjà advenu ? Quand avez-vous pour la dernière fois lu, entendu, une critique justifiant d’un raisonnement construit l’échec d’une œuvre ? Je me souviens des éruptions littéraires du XIXe siècle, ces emportements considérés comme fondateurs de la critique française, de la mission de la critique définie par Albert Dresdner, en 1915, celle « d’examiner, d’évaluer et d’influencer l’art qui lui est contemporain ». Mais aujourd’hui, qu’en est-il ? L’objet de cet article n’est pas d’interroger la nature profonde, « ontologique », de la critique d’art. D’une part, cela n’intéresse globalement que les critiques d’art, et d’autre part je m’en bats un peu l’œil. J’aimerais explorer, plutôt, la situation d’une critique actuelle qui, se refusant souvent à la confrontation, se confine au savant ou à la dithyrambe. Et me demander s’il ne serait mieux, pour les artistes, le public, le monde de l’art même, qu’il en soit autrement. Réflexion excluant, de fait, les articles à tendance Topito de Beaux-Arts magazine, grâce soit rendue à leur nombre de partages sur Facebook.
Lors d’un échange l’été passé sur la Grande Table de France Culture, Anaël Pigeat, ancienne rédactrice en chef d’Artpress, désormais en charge de The Art Newspaper France, énonçait sa position critique : « Aujourd’hui, on se trouve devant une telle surabondance de productions artistiques que le geste critique est d’abord, et peut-être surtout, celui de faire sortir de la nasse les choses qui y sont plutôt que d’enfoncer celles qui y sont déjà. » Soit écrire exclusivement sur ce qui nous semble digne que l’on y consacre du temps, et laisser le reste tomber – miraculeusement – aux oubliettes d’une histoire qui saura reconnaître les siens. Position compréhensible dans le contexte précaire où se trouvent aujourd’hui les critiques, au même titre que l’immense majorité des travailleur·euse·s de l’art : places limitées dans les rédactions, compétition accrue entre pairs, temps limité par le manque de ressources.
La tradition de la critique d’art française s’est notamment construite sur l’invective. Diderot, l’un de ses fondateurs, pouvait demeurer relativement courtois : « Nous devons concéder un petit remerciement à nos mauvais peintres car ils ménagent votre copiste et mon temps » déclare-il lors du Salon de 1765 à propos du peintre Jean Valade. Le XIXe siècle, ensuite, est caricaturé pour sa violence, mais ses critiques n’étaient effectivement pas en reste. Ainsi, Baudelaire, lors du Salon de 1859, s’effarouchant : « Tant de platitudes menées à bonne fin, tant de niaiseries soigneusement léchées, tant de bêtises ou de faussetés habilement construites… ». Ou encore Félix Fénéon, se désespérant du Salon de 1883 : « On n’y a vu qu’une énorme quantité de quelconqueries piteuses. » Ces boutades étant évidemment suivies d’attaques ad hominem sur les auteurs des œuvres incriminées. La palme du mépris doublée de snobisme revient peut-être à Edmond About, au Salon de 1855 : « Monsieur Horace Vernet est admiré jusque dans l’Ardèche. C’est quelque chose, cela. » Plutôt que de se gargariser de ces punchlines, il faut étudier le contexte dans lequel ces critiques ont développé cet art du subjectif outré. Critiques, justement, ils l’étaient rarement de métier. Baudelaire et About vivent, chichement, de littérature. Fénéon est alors employé au Ministère de la Guerre. À leur image, les critiques de l’époque ne trouvent généralement en cette activité qu’un complément de revenus, et de reconnaissance.
Les deux dernières décennies marquent l’avènement, plus ou moins accepté historiographiquement, du « système marchand-critique ». Cynthia et Harrison White, en 1966, expliquent comment les changements sociaux et techniques ont entraîné un accroissement du nombre d’artistes que le « système académique » de l’époque des Salons ne permettait pas de faire vivre. Le système marchand-critique, lié notamment à l’émergence des impressionnistes que le « système académique » a été trop tardif à reconnaître, voit ainsi la critique professionnelle trouver une place de légitimation des carrières artistiques, dans un écosystème passé d’une très forte centralisation à la multiplication des intermédiaires. Comme le souligne Raymonde Moulin dans son compte-rendu de l’enquête des White dans la Revue Française de sociologie l’année de sa parution, le critique devient alors tout à la fois théoricien, publiciste et idéologue.
Si jusqu’à la Seconde Guerre mondiale le contexte semble être demeuré relativement semblable (je ne suis pas historien de la critique d’art), l’après-guerre fait évoluer le paradigme critique français sous une impulsion double. D’une part, la nouvelle polarisation de l’art faisant de New York son nouveau centre ; la date de 1964 et son Lion d’or à Robert Rauschenberg lors de la biennale de Venise est considérée comme un tournant. D’autre part, l’émergence de la figure du commissaire d’exposition, dont la position dans le monde de l’art vient désormais souvent se fondre avec celle du critique. La figure du commissaire critique, relative norme aujourd’hui, semble autant couler de source qu’elle pose question. Couler de source, car les postures critiques et curatoriales apparaissent complémentaires et sont différentes modalités d’accompagnement de l’artiste dans sa production et dans l’évolution de sa pratique. D’autant plus, dans ce même contexte précarisé où la multiplication des casquettes est opportune, sinon nécessaire, pour assurer une subsistance. Pierre François et Valérie Chartrain soulignent d’ailleurs, dans une étude portant sur leurs carrières parue en 2009, comment l’insuffisance des revenus liés à l’écriture portent généralement les critiques d’art à développer des activités d’abord annexes – commissaire, enseignant·e… – qui relèguent ensuite la pratique critique au second plan. Problématique, toutefois, car ce cumul démultiplie les risques d’intérêts croisés. N’est-il pas déjà ardu d’assurer l’indépendance de sa rédaction, quand elle n’est pas en plus liée aux collaborations passées et futures avec artistes, galeristes et institutions ? Et ce d’autant plus dans un contexte où l’activité curatoriale oscille entre la dimension auctoriale et la médiation collective, à l’image de la définition qu’en donne la curatrice portoricaine Mari Carmen Ramírez : « faire une médiation, négocier des échanges et opérer des traductions entre des mondes publics, privés, entrepreneuriaux et symboliques ».
Dans ce contexte précaire et délicat, donc, le calcul coût-avantage semble effectivement déséquilibré. D’un côté, mettre en valeur une pratique que l’on estime, consacrer du temps à l’artiste et son œuvre, être remercié de cet accompagnement « fécond » – nécessairement fécond – et espérer que l’article intéresse suffisamment pour glaner quelques partages digitaux de son entourage. Une critique décortiquant le raté ? Se mettre à dos l’artiste, son galeriste, le commissaire probablement, et quelques likes timides, tout au plus, glané sur les réseaux. C’est que, à l’image d’Anaël Pigeat, affable toujours – jusque dans La Dispute où elle n’égratigne jamais qu’à demi-mot –, le monde de l’art ne goûte guère à ces infidélités. Contrairement au cinéma, au spectacle vivant, où la critique se peut être plus exhaustive et, par extension, brutale, le monde de l’art ne considère pas ces saillies comme le destin possible de toute production artistique. Quitte à le faire savoir aux intéressé·e·s, souvent, et à les sanctionner. Pas besoin d’aller bien loin pour en trouver des exemples. L’une des premières critiques défavorables parue sur Jeunes Critiques d’Art – et l’une des seules, d’ailleurs, nous ne sommes pas exempts du phénomène – s’est ainsi vue punie par l’agence de communication de la foire nommée d’un blacklistage en règle. Occasionnelle, la critique constructive se voit teintée du soupçon de l’attaque personnelle, quand bien même elle se voudrait objective et rationnelle.
Restes de rares instances se permettant de ne pas ménager. La Dispute, sur France Culture, en est, bien qu’elle se cantonne souvent à égratigner les mastodontes qui ne sentiront pas ses griffes. Les 1,4 million de visiteurs de l’exposition Toutankhamon ont-ils eu quelques arrière-pensées aux réserves émises quant à sa scénographie ? La Dispute a pour intérêt et mérite de faire se côtoyer plusieurs générations de critiques aux approches diverses : une jeune garde acérée (Ingrid Luquet-Gad, Florian Gaité, Sarah Ihler-Meyer), quelques historiques à l’œil avisé (Corinne Rondeau, Sally Bonn), et Fabrice Bousteau. Tout en privilégiant le débat intellectuel à la foire au bon mot – #Lemasqueetlaplume likes this – puisque Stéphane Corréard préserve les siens pour son fil Twitter de « bretteur » digital autoproclamé. Le Monde, Libération, se fendent parfois d’une saillie, mais elle porte rarement sur autre chose que les incarnations du marché : Koons, Hirst, Murakami… Il est aisé de les comprendre : le grand public en a-t-il quelque chose à secouer de savoir mauvaise l’exposition d’une galerie qu’il ne connaît déjà pas ? La presse spécialisée ne s’égare guère sur ces terrains-là, et il ne viendrait à personne l’idée de s’en plaindre. Il serait par exemple de mauvais ton de noter la tiédeur d’un Point contemporain – dont l’engagement auprès de la création émergente est par ailleurs notable, quoiqu’il soit permis par la gratuité de ses piges – dont les parutions tiennent davantage du texte de salle d’exposition. Une sorte d’Artpress 2.0, la dimension réactionnaire en moins.
Mais pourquoi alors se plaindre d’une situation qui semble convenir à tout le monde ? Et paraître ainsi cracher dans la soupe de toutes ces personnes brillantes, n’eurent-elles, comme Jacques Henric, passé leur date de péremption ? Il me semble trouver, et l’objet de cet article est bien d’être contredit par plus brillant que moi, un dommage triple à ce paradigme actuel d’une critique essentiellement consensuelle, universitaire, savante, et rarement prompte à émettre des critiques constructives à l’endroit d’autre chose que les quelques expositions blockbusters annuelles qui font la une des quotidiens nationaux.
Dans un entretien datant de 2013 sur Les Matins de France Culture, l’essayiste Jean-Philippe Domecq dénonce une faillite de la critique actuelle face au marché de l’art, qui a, selon lui, échoué à évaluer finement les pratiques des artistes dominants désormais ce marché, toujours Koons, Hirst, Murakami, avant qu’ils n’atteignent cette position. Pour Domecq, ce manquement conduit les critiques à devoir « cautionner » des pratiques qu’ils n’ont pas jugé assez tôt. Au vu de la masse des jugements défavorables, voire du dédain, dont font tout de même l’objet ces artistes de la part d’une partie de la critique, il faudrait peut-être plutôt considérer que ce « retard » dans l’appréciation conduit la critique à ne devenir qu’un commentaire a posteriori des formes dominantes sur le marché, se privant ainsi d’une influence qu’elle aurait pu avoir, et qu’elle a pu avoir par le passé.
Le second dommage, corollaire du premier, tient ainsi dans la déperdition du rôle d’accompagnement que peut jouer la critique auprès de la création émergente. En se refusant à « tirer sur l’ambulance » de ces jeunes carrières précaires, peinant souvent à subvenir à leurs besoins, exposer, se faire connaître, on juge infâme l’idée même qu’une parution consacrée à un.e jeune artiste – potentiellement la première qui lui soit consacrée – se permette d’exprimer un désaveu. Pourtant, fut-elle considérée acceptable, la critique constructive pourrait permettre un échange fécond, entre l’artiste et le critique, l’artiste et sa pratique même. Elle permettrait également à un, ou plusieurs artistes, d’affirmer des pratiques dans un espace esthétique singulier, en rupture de ban avec d’autres formes. Ainsi, les impressionnistes et les fauves qui dérobèrent leurs patronymes aux lignes assassines de Louis Leroy et Louis Vauxcelles.
Enfin, ce paradigme du consensuel a une incidence plus large sur la perception du monde de l’art par le grand public. En se cantonnant au consensuel, la critique renforce cette perception d’inaccessibilité et d’entre-soi qui compose les anathèmes communs de l’art contemporain. Plus encore, lorsque ce consensuel est doublé d’une prose savante et accessible aux seuls initiés – cet International Art English analysé à l’excès en 2013 par Alix Rule et David Levine, et déjà dénoncé par Gaël Charbau dans la revue Particule en 2006 – rendant le propos intraduisible, voire condescendant. Bien que les raisons en soient multiples, les formes d’art plus populaires – cinéma, musique – sont dotées d’une critique à l’amplitude plus vaste, et qui invitent, au contraire du white cube, à désacraliser et s’approprier, ou non, l’œuvre rencontrée. Il est évidemment nécessaire qu’une critique universitaire, savante, lettrée, vienne accompagner les artistes de références qui pourront, peut-être enrichir leur approche. Mais l’absence de contrepoint contribue à isoler l’art dans un soliloque auto-référencé.
Faut-il donc se morfondre, et attendre que vienne un jour cette résurgence de la verve XIXe siècle comme réponse à une critique trop aseptisée ? Hors de France, il existe déjà des voies expérimentées qui ne demandent qu’à être rejointes. En activité de 2010 à 2014, le blog allemand Donnerstag ébauchait une réflexion sur les formes radicales que peuvent emprunter la critique, jusqu’à l’assassinat d’exposition au format tweet de 140 caractères. Dans Death of an Art Critic, texte posthume du média, Annika Bender explique que le blog avait choisi l’anonymat afin de se préserver du potentiel discrédit d’office imputé au référentiel de l’auteur : insider aigri ou outsider inculte. Annika Bender n’est donc qu’un nom d’emprunt. Et d’expliquer la disparition du blog par le fait qu’il soit devenu une forme de curiosité acceptable au sein du monde de l’art, esseulée et par là marginalisée. Plus récemment, le duo Zarina Muhammad et Gabrielle de la Puente, opérant sous le nom The White Pube, a entamé la construction d’une approche critique audacieuse, appuyée d’une part sur l’utilisation d’un langage en rupture avec l’habituelle prose de l’art, reposant davantage sur les codes syntaxiques et lexicaux des réseaux sociaux, emojis en prime, et d’autre part sur une lecture intersectionnelle des œuvres leur permettant d’émettre sur elles des jugements normatifs, à l’aune d’un référentiel tant sociétal qu’esthétique. Autant d’initiatives qui montrent le lien entre l’exploration de nouveaux formats critiques et la capacité à s’abstraire d’un statu quo tirant souvent vers le consensuel.
Souvent décriés comme des agora démagogues où chacun peut émettre son avis inconséquent, les réseaux sociaux offrent pourtant d’intéressantes perspectives de renouvellement des formes critiques. Dans la haute couture, des comptes comme @pam_boy ou @diet_prada ont pris la suite d’une presse trop engoncée dans un contexte financier difficile et dans sa dépendance vis-à-vis des marques pour devenir de réel contrepoids. Par leur indépendance, l’utilisation de formes adaptées au réseaux comme le meme ou les stories analysant en direct les défilés, ces comptes sont devenus de nouvelles instances avec lequel le milieu de la mode se doit de composer. En témoigne le rôle de @diet_prada dans la mise au jour de la pratique récurrente du plagiat entre maisons. Loin d’être des cadres impropres à une critique sérieuse et la noyant dans la masse, ces plateformes représentent une opportunité autant qu’un défi à relever aujourd’hui. Celui de s’ouvrir à des approches et un public encore étrangers au monde de l’art. Le procès en ignorance de la masse 2.0, souvent convoqué pour justifier la marginalisation de la critique contemporaine, n’a d’ailleurs rien de neuf. Le huguenot Jean Rou, se plaint en 1690 déjà de ce que l’ouverture des Salons au public permet au tout-venant d’exprimer des opinions sur les œuvres que seuls des connaisseurs avisés seraient à même de commenter.
Par-delà cette question des formats et supports de diffusion, ce renouvellement des formes critiques pourra être stimulé par l’évolution du champ social et professionnel de ses membres. À l’image des travailleur·euse·s de l’art au sens large, œuvrant désormais à se fédérer pour lutter contre leur précarisation, sous l’égide notamment d’Art en grève, la constitution en collectif(s) semble une voie féconde pour une profession atomisée, de fait, par sa pratique et par l’état concurrentiel du marché. S’il ne règle pas les tracas pécuniaires inhérents à la carrière, le collectif permet du moins de dynamiser, par les échanges et le soutien, les pratiques individuelles de ses membres. C’est, me semble-t-il, l’injonction initiale de Jeunes Critiques d’Art. De réunions en partages bibliographiques, de discussions en beuveries communes, le collectif permet de confronter immédiatement ses écrits et ses idées à l’autre que l’on estime, d’obtenir un retour, de dédramatiser sa pratique. Et, aussi, à l’image d’une critique qui finit par ennuyer d’être uniquement sérieuse, de s’amuser un peu.