Nous dansions


Nuit Blanche 2020. Clichy. Wonder Fortin. Nous dérivons dans les étages du run space, pas peu contents de voler quelques pas de danse à la faveur de la grande messe devant un booth minimal, frayant entre les œuvres, les pintes, les mondains, les mondaines et les souvenirs de l’énergie folle perçue à Saint-Ouen ou Nanterre, et plus encore à Bagnolet sous les tours Mercuriales où battait il y a peu le poul de ces Opéras tachicardiques. Il y a encore peu de monde au Fortin, et nous nous égarons au sous-sol, sur des banquettes de cinéma. À nos côtés, ronronnant comme un chat sous speed, un lave-linge lancé tambour battant sautille à même le sol, traversé par les pixels d’un vidéoprojecteur ou peut-être par ceux d’un simple spot. Au mur, quelques mètres plus loin, des lueurs fractales apparaissent et disparaissent du mur, clignotant, dessinant d’éphémères fresques en tremblement. Et puis, je crois que c’est toi qui le formule : « C’est aux murs ce qu’il nous reste de fêtes. » Je suis ivre, la formule sonne bien, et je reporte mon regard sur l’installation de Thomas Teurlai avec cet imaginaire neuf. Tu as vu juste : le ronron excité du moteur revient en larges boucles comme un sample acide, abolit le temps dans l’hypnose, et aux murs je devine les danses pariétales d’un stroboscope fatigué au milieu des corps. Je pense à ces silhouettes soufflées sur les murs par l’explosion à Hiroshima (et dont Jean-Christophe Bailly dans L’Instant et son ombre, reprenant La Chambre claire, désigne comme appartenant au régime du  « ça a été »), indice d’une vie évaporée. J’ai l’image d’un suaire. C’est devant nous une fête délaissée des vivants, réduite à son principe actif de boucles, de chicanes et d’ambiances, un festif primaire qui continue sans nous, machinerie obstinée ressassant le pur présent. Tu me coupes : je divague. 

C’est étrange, ce presque besoin primaire de l’imaginer, la fête, là où elle ne s’annonce plus, d’oublier que nos usages n’avaient plus, à la longue, grand chose d’utopique, de fantasmer sur quelques strobes dans un garage des résidus de fête, les lucioles de nos danses vraies. C’est le signe d’un manque : le hors-champ de nos envies d’être jeunes. Hypothèse 1 : c’est parce que, depuis mars – malgré l’entre-deux confinements, ces semaines (nos « années folles » à nous) où s’est avancée la nuit dans quelques lieux de fête malléables sur les créneaux dansants, malgré ces quelques nuits reportées au grand jour où nous avons dansé – nos états festifs ne cessent de perdre du terrain comme nos nuits que l’on s’efforcent de couvrir, que la fête semble surnager, comme une trace, un indice, dans quelques formes croisées ci-et-là. Hypothèse 2 : c’est là un fantasme, une obsession, la manœuvre nostalgique d’un danseur en mal de nuits qui condensent, privé de l’une de ces « stratégies archaïques contre l’angoisse » (Mona Ozouf). J’y croirais sans mal. 

En 2018, l’artiste d’origine russe Katya Ev réinvoque avec To Hear With Eyes dans les murs du Palais de Tokyo la performance Augenmusik réalisée dans les rues de Paris en 2016 au moment de l’Etat d’urgence. Dans les différents étages, des figures de la nuit parisienne errent à pas lents, à leurs bras un gyrophare bleu sur batterie qui vient lécher les murs de l’institution et visages encore non masqués d’une assistance qui ne s’y trompe pas : les nuées bleutées comme métaphore d’une fête menacée de disparition par l’état d’urgence post-attentats alors même que l’on l’écrit partout « Paris est une fête ». Un geste prémonitoire en somme, qui anticipe nos jours sans nuits et entre en résonance avec d’autres situations géopolitiques où la fête est contrainte par les pouvoirs en place. Formes d’anticipation également que les cadavres post-party de Gwendoline Perrigueux (Cream Corn, 2017), Nelson Pernisco (Crystal Meth, 2017) ou Trapier Duporté (À mille milles des chefs-d’œuvre, 2020) : débris de fêtes, cadavres de bouteilles, reliques d’excès et torpeur des descentes, que ce soit dans les ellipses d’une boule à facettes en bout de course, les paillettes souillées d’un dancefloor ou une BMW tunée démolie à coup de masse et dont l’habitacle continue à exhaler trance Goa et fumées lourdes. Mélancolie des lendemains de fête, mais d’une fête qui existe encore, une fête d’Avant, une fête planétaire qui remet demain à demain comme l’affirme Trapier Duporté. 

Et puis, fin 2020, deux projets qui semblent faire le deuil de la fête et en explorer les ruines. Sur le groupe Facebook du Péripate, asile de fêtes occultes aujourd’hui enterré, un post déchaîne le reach. Le plasticien Loïs Saumande y annonce avoir trouvé un trick pour taper du pied à nouveau en toute légalité : un tournage. Déferlante de likes et commentaires, on se presse pour la bamboche, peu importe qu’elle soit dramatisée. C’est déjà ça de pris pour la trentaine de personnes qui prend contact avec Loïs pour rejoindre le mini-club de la Station – Gare des Mines quelques jours plus tard et danser quelques heures alors qu’on y relance les enceintes, les fumées et les lumières. Dans les quelques tableaux successifs on aperçoit des silhouettes piétinant ou tentant la frénésie, pourtant bien loin de la transe, mimant les cascades de plaisir à l’orée d’un drop, tenant entre eux le jeu des regards et des mouvements synchrones, mais rien n’y fait, personne n’est dupe. En voix off, des bribes de conversations font résonner les différentes raisons que chacun et chacune avait d’être en fête. De ces images tristes du simulacre d’aftermovie diffuse l’ambiance étrange d’une fête qui grince, abandonnée des raisons de la faire, et l’on oscille entre le sublime du « malgré tout » et le glauque du « à quoi bon ». Miroir de nos nuits fades : le manque demeure. Du côté d’Aubervilliers, dans son atelier du Houloc, Célia Coëtte passe derrière les bâches délimitant les ateliers dans la grande halle et questionne ses colocataires sur leur rapport à la nuit, les raisons à l’œuvre dans leurs désirs de fête, les jeux de leurs corps dans la fosse : H* aérien, imparable en rythmique, C*, les mains dessinant dans l’air des formes ésotériques, J*, sûr d’elle, à la scansion sportive, E* en suspension sur ses jambes pliées, presque accroupi, le dos rond et le regard au sol, lançant à droite à gauche de vifs gestes d’extension, uppercuts à la paume ouverte.. Ainsi privés de la fête, on l’exhume et la commente, on la magnifie en des simili témoignages qui cachent mal leur part de fantasme. C’est une fête fiction globale qui prend forme. L’entretien se termine par le moulage de la main de ces danseurs avec la série « Nous irons décrocher les étoiles », mélanges de plâtre, ciment et paillettes, de gestes dansés devenus fossiles. De ces gestes arrêtés surnage la même ambivalence : état sordide, torpeur, panache ou mélancolie. Fin 2020, pour Loïs et Célia, terminées les promesses et les injonctions à réinventer nos nuits, mais le constat sans appel que celle dont l’on sonde les souvenirs est un « ça a été », que l’on renonce en partie à revoir un jour et qui comme un Eugène Atget face aux dernières reliques d’un Paris pré-moderne inventorie à destination des historiographes futurs des traces qui en attesteront : c’est ainsi que nous dansions. 

 

Arnaud Idelon
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