ART, MARCHÉ, REGARD ET IMAGE. RÉPONSE À AUDE DE KERROS.


 

Je ne voulais pas écrire ce texte !

Horrifié par l’article publié le 7 juillet dernier par Aude de Kerros dans la revue Contrepoints, je me suis d’abord tu tant l’absurdité qui suintait de ses lignes me paraissait évidente. Puis la toile s’est enflammée, en des volutes de bêtise, asphyxiant tout bon sens, consumant toute évidence, et le besoin d’une réponse se fit pressant.

Je m’y mets donc.

Dans cet article intitulé sobrement « Bombardement historique du marché de l’art ! », Aude de Kerros voit en la vente d’art en ligne le couteau qui, dans les mains de Thierry Ehrmann, mettra enfin à mort le césarisme artistique contemporain. Le principe est limpide et s’inscrit parfaitement dans le climat actuel d’uberisation à outrance : en supprimant les intermédiaires étatiques et de marché (comprenez, pêle-mêles ministères, Frac, musées, salles de vente, galeries, collectionneurs, et j’en passe) on redonne la liberté aux artistes, on sabote l’obscurité d’un marché réactionnaire, on met à bas « l’imposture financière, intellectuelle et artistique de l’AC (1) ».

Je ne me permettrais pas de critiquer la pensée globale d’Aude de Kerros, que je ne connais pas suffisamment, mais il me parait essentiel ici de soulever quelques points qui transparaissent de son article et me semblent pour le moins nocifs.

L’une de ses thèses principales est que la vivacité de la création contemporaine est phagocytée par un marché élitiste – en accointance avec les pouvoirs publics – qui ne met en lumière qu’un groupe restreint d’artistes correspondant à une norme fixée au préalable et intrinsèquement illégitime. Elle cite alors, en contrepoint de ce petit monde de privilégiés, les résultats des recherches de Thierry Ehrmann (président fondateur d’Artprice) qui a recensé sur internet pas moins d’1,2 millions d’artistes. Rien que ça.

S’il est évident que la vivacité de la création contemporaine est une bonne chose, il ne me parait pas absurde d’admettre que certains artistes ont plus à apporter que d’autres. Cela implique alors forcément la question du tri… Mais qui peut trier ? Moi ? Je ne pense pas. Au-delà du caractère purement subjectif de mon regard, si je devais passer ne serait-ce qu’une heure par artiste (ce temps est évidemment dérisoire pour pouvoir espérer appréhender la substance de son œuvre), sans m’arrêter un instant, il me faudrait 137 ans pour tous les voir ! Et je ne parle que de l’instant T, on peut multiplier ce chiffre si on considère qu’il me reste potentiellement une soixantaine d’années à vivre, soit deux générations et demie d’artistes à venir.

Alors oui, les artistes passent naturellement au travers de filtres successifs, et une pyramide se crée. La question est donc finalement de savoir quels filtres nous voulons. Un marché en ligne tel que le prône Aude de Kerros n’est soumis qu’à la masse : le nombre d’achats institue l’artiste, le légitime aussi. Finalement, les intermédiaires sont abattus entre artistes et collectionneurs. Mais doit-on se fier à ce filtre ? Si l’on répond à cette question par l’affirmative, il faut alors admettre que l’art n’est qu’un objet de consommation. Effectivement, si la condition suffisante de notoriété – et donc de visibilité – pour un artiste n’est que la vitalité de son œuvre sur le marché, il en découle que l’on ne juge l’œuvre que pour sa qualité marchande, la considérant alors en pur produit.

Je préfère, quant à moi, m’appuyer sur des regardeurs éclairés. Finalement, qu’est-ce qu’un critique, un galeriste, un collectionneur ou un amateur, sinon une subjectivité affutée ? Chacun agit différemment bien sûr, mais l’origine de leur action est, à mon sens – et dans le meilleur des cas, ne soyons pas naïfs –, liée au regard. Une œuvre ne devrait pas être appréhendée par le biais de ses qualités marchandes mais devrait s’imposer au regardeur pour ce qu’elle est, tout simplement. J’ajoute qu’il est totalement populiste (et absurde) de penser que chaque regard se vaut. Cet écueil est tentant lorsque l’on parle d’art, et beaucoup y sombrent, mais quelle erreur ! Non, une œuvre n’est pas appréciable dans sa globalité en un seul regard. Non, la connaissance n’est pas optionnelle pour jauger le travail d’un artiste ! La valeur d’une œuvre vient d’elle-même, et c’est de l’intérêt qu’elle suscite par la suite auprès de spécialistes et amateurs ancrés dans un contexte particulier que vient sa valeur marchande. Cette vision est évidemment utopique, et notre regard ne cesse d’être pollué, notre appréciation orientée, par des éléments extérieurs à l’œuvre mais il me parait plus sain de tendre en ce sens que vers une sélection par le marché.

Un autre problème majeur ressort de l’article d’Aude de Kerros, plus grave encore : la confusion entre œuvre et visuel (je ne parlerai pas ici du cas particulier de l’art numérique). Selon elle, face à son écran, l’amateur pourra avoir un accès décomplexé aux œuvres, un accès plein, non restreint par une sélection préalable et élitiste. Or, comme nous l’avons vu, cet accès sera déjà limité par de simples facteurs temporels, mais, plus encore, il ne peut y avoir d’accès à l’œuvre par l’intermédiaire d’un écran. Il est essentiel de bien comprendre que le visuel n’est pas l’œuvre, et que l’œuvre n’est pas que visuel.

L’œuvre d’art appréhendée directement donne naissance à des images. Une image perceptive d’abord, rétinienne, c’est-à-dire la captation par la vue de l’œuvre qui se trouve devant moi, au sein d’un espace. Puis à des images psychiques issues de l’analyse – finalement de l’appropriation – par mon esprit de ce que mon corps voit. Ces images évoluent à mesure que je me déplace devant l’œuvre et que mon esprit progresse dans sa compréhension.

Sur un écran au contraire l’œuvre a déjà été réduite, l’image est figée et l’œuvre a perdu de sa matérialité, de sa texture, de son odeur, de sa présence à l’espace, de sa présence à mon propre corps, de son intensité colorée et lumineuse… L’art nécessite une interaction. Entre l’artiste et la matière d’abord, puis entre l’œuvre et le regardeur. Cette interaction est vivante, perpétuellement en changement. Le visuel, lui, est le résultat de l’interaction de l’œuvre avec le photographe par le biais de la machine, face à elle l’interaction est déjà biaisée, morte puisqu’immobile. Qu’elle est loin l’œuvre originelle !

Il est étonnant que la libéralisation de l’artiste que prône Aude de Kerros passe de facto par la réduction – voire la destruction – de l’œuvre. La rapide progression technologique des dernières décennies et la croissance exponentielle des visuels d’œuvres présents sur internet – on peut penser aussi bien aux nombreuses bases de données muséales et archivistiques qu’aux réseaux sociaux où prolifèrent les reproductions d’œuvres – ont favorisé cette confusion, et nombreux sont ceux qui pensent connaitre une œuvre parce qu’ils en ont vu le visuel. Finalement, si la présence en masse des reproductions d’œuvres sur internet est essentielle dans une optique de documentation, il est nécessaire de bien comprendre que cela ne nous donne pas accès à l’œuvre, car de même que ma photographie d’identité ne donne qu’une connaissance restreinte de ma réalité physique, la reproduction d’une œuvre n’apporte absolument pas la connaissance de l’œuvre qu’elle documente. Sur ce point, le numérique ne pourra supplanter la réalité.

L’article d’Aude de Kerros témoigne d’une phobie des « élites » – parlons plutôt de connaisseurs – bien caractéristique, que j’ai d’ailleurs toujours eu du mal à bien comprendre. Il témoigne aussi de la nocuité des conclusions hâtives et de la vigilance que nous devons avoir face à une mauvaise gestion des outils numériques.

Pour conclure, j’aimerais préciser que j’ai 24 ans, que je suis loin d’être un phobique du numérique (d’ailleurs, cette revue ne l’est-elle pas exclusivement ?), que je ne fais pas partie de l’« establishment », que je ne suis évidemment pas inconscient des nombreux problèmes inhérents au marché de l’art, que je ne suis pas un suppôt du « marché traditionnel », ni un défenseur inconditionnel de l’art institutionnalisé. Je ne corresponds en rien à ceux contre qui se bat Aude de Kerros, et je suis pourtant en profond désaccord avec elle, non seulement parce que la pensée qui émane de son texte me semble manquer cruellement de recul, mais surtout parce que les solutions qu’elle propose me paraissent d’une dangerosité folle.

Que le contrepoint ne devienne pas contreproductif !

Grégoire Prangé
(1) Acronyme d’ « Art Contemporain » utilisé par Christine Sourgins dans Les Mirages de l’Art contemporain (Paris, 2005, Ed. de la Table Ronde) et repris par Aude de Kerros pour désigner le seul courant conceptuel vu comme courant institutionnel soutenu par le pouvoir.
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There are 6 comments on this post
  1. octobre 10, 2017, 6:28

    j’aime me promener sur votre blog. un bel univers. intéressant. vous pouvez visiter mon blog (cliquez sur pseudo) à bientôt.

  2. octobre 17, 2017, 12:20

    Bonjour Monsieur Prangé,
    Je fais partie des 1,2 millions… et en gros je suis d’accord avec votre raisonnement. Ca ne vous apportera pas grand chose peut-être que je le dise, mais ça m’a fait du bien de vous lire.
    J’ajoute ce simple commentaire:
    Il y a, au fond, une résistance de l’œuvre originale, quelque chose qui renvoie l’humain à cette situation, peut-être archaïque, du face à face. Et je trouve heureux que l’art nous oblige à reconnaître en nous cette arché indépassable. C’est la voi(e).(x) de l’infini.
    Bien à vous,
    Philippe Ségalard

    • Grégoire Prangé
      octobre 17, 2017, 1:49

      Monsieur,
      Je vous remercie pour votre retour et je suis heureux que cet article vous ai touché.
      Merci aussi pour votre commentaire. Ce face à face que vous évoquez, cette confrontation même, c’est à mon sens elle qui fait œuvre.
      Bien à vous,
      Grégoire Prangé

  3. octobre 18, 2017, 10:01

    C’est la deuxième fois que je lis l’un de vos articles, et c’est la deuxième fois que je mets l’un de vos articles dans mes références.
    Je trouve votre réflexion… saine. Je pourrais ajouter d’autres qualificatifs. Celui-là s’est imposé.
    Ah… j’ajoute que je fais partie des « connaisseurs », pratiquant, à la sauvage, outre les musées et les galeries, les ateliers et le genre de la « critique d’art » depuis cinquante ans.
    R. Monticelli

  4. octobre 18, 2017, 9:34

    Bonjour
    Je vous félicite pour cet article plein de bon sens et qui apporte beaucoup de réflexion sur l’art actuel et son marché associé. Personnellement je me retrouve sur cette idée du contact physique avec une oeuvre. J’ai très très peu vendu grâce à internet. Les photos ne rendent pas l’âme des œuvres ! Peut être que dans 10 ans la technologie permettra de s’immerger virtuellement dans les œuvres via des casques en réalité virtuelle en 3D. Nous pourrons alors plus facilement vendre nos tableaux nous les artistes…. sur le web.
    Mais je n’y crois pas trop. 98% de mes ventes sont liées à des coup de coeur de personnes qui croisent mes toiles et initialisent une sorte d’histoire très personnelle qui alimente une envie d’achat. Je peins des oeuvres abstraites. Les regards des passants montrent que 5% des gens regardent… et parmi ces 5% .. 10 % s’arrêtent…. et parmi ces quelques personnes j’aurai 10% de chance de vendre le tableau. 95% des regards ne s’intéressent pas à mon art !
    C’est cela la réalité du marché de l’art…. et cela n’a pas évolué depuis 200 ans sauf sur le fait que les gens consacrent plus d’argent à l’art….
    Ainsi, je ne crois pas au fait qu’il faillent que mon nom deviennent célèbre pour faciliter mes ventes… il y aura toujours de vrais regards, des rencontres entre le collectionneur et des œuvres.
    Au plaisir de vous lire !

  5. Yannick Gébelin
    octobre 19, 2017, 11:06

    Un peu de bon sens… dans le monde de l”A.C.” comme vous l’indiquez , fait plaisir… Comme l’art en suivant ses goûts, ses préférences. Compagnie de bon aloi…
    Merci pour votre article.

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