Tarik Kiswanson, créateur d’ “objets ambigus”


A mi chemin entre objets de design et œuvres d’art, les sculptures de Tarik Kiswanson se jouent de nos perceptions et de nos catégories de pensée. Pourquoi continuer de choisir, après tout, entre l’un ou l’autre de ces genres aux frontières si peu étanches quand l’art de ce jeune artiste de trente ans invite, précisément, à bouleverser nos codes et notre manière traditionnelle d’appréhender le monde ?

Tarik Kiswanson refuse lui-même une telle réduction. Autant bercé d’artisanat par son père, souffleur de verre, que de « beaux-arts », par son passage à la Saint Martin School de Londres (dont il sort en 2011) et à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris (2014), dont il reçut de chacune les félicitations, il développe une pratique aux techniques et aux inspirations multiples.

Suédois d’origine palestinienne, Tarik Kiswanson est né en 1986 à Halmstadt. Figure émergente de la scène artistique contemporaine, il figure parmi les artistes de la Galerie Almine Rech, expose ses œuvres au Salon de Montrouge 2015, et, plus récemment, à la Fiac 2016 et au Collège des Bernardins, dont il investit, jusqu’à décembre, l’ancienne sacristie avec la superbe exposition Ongoing Reflection, You, Me, So Many.

Réflexion sur le corps, l’espace et la matière, son œuvre interpelle, fascine et trouble. L’héritage de l’art minimal ne semble jamais loin ; pourtant, quand on lui demande, l’artiste explique plutôt vouloir aller « vers des racines universelles ». Refusant d’être réduit à ce dans quoi pourrait le ranger l’histoire de l’art occidentale, il espère s’en détacher en pensant « le moment où il y a une interaction entre l’objet et la personne ». Profondément ancré dans le monde contemporain, l’artiste va chercher ailleurs ses références, dans la mode, le design, les traditions populaires de tissage dont sa grand-mère perpétue la pratique. Et d’expliquer : « J’insiste pour dire qu’il faut aller chercher à l’extérieur de l’art afin d’apporter de nouvelles manières de dialoguer dans l’art » (cf la conversation avec Gaël Charbau, commissaire de l’exposition présentée actuellement au Collège des Bernardins).

Ses installations de métal poli reflètent l’espace dans lequel elles sont exposées en même temps que les spectateurs venus l’observer. Le matériau est fin, découpé tantôt en lanières qui s’agitent au gré des mouvements des observateurs, tantôt en minces tubes d’apparence fragile. Forçant son visiteur à reconsidérer le rapport qu’il entretient avec chacun, mais aussi avec lui-même, il déstabilise, brouille les repères, les carcans de pensée qui ont l’habitude d’enfermer celle-ci dans un étau trop étroit. Art ou design ? Oeuvre ou objet ? Installation ou miroir 2.0 ? Tarik Kiswanson laisse le choix de ne plus choisir entre des propositions prédéfinies, et de préférer s’ouvrir à des horizons infinis, des strates de pensées qui chacune s’appellent et se répondent, toujours se complètent. L’art de Tarik Kiswanson n’est pas engagé mais tout de même politique, sociologique, philosophique. Il engage une réflexion sur l’homme, sur son rapport à l’autre, au monde, à l’espace, à la tradition, avec une acuité et une sensibilité rares. 

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Atlas, 2013.

L’Atlas réalisé en 2013 témoignait déjà de son ambition de bouleverser les frontières, géographiques autant que disciplinaires. Dans un livre de cartes du monde, il découpait des morceaux de pages pour laisser apparaître, à travers l’ouverture ainsi ménagée, celles qui précèdent ou qui suivent. Il y initie déjà cette ouverture si caractéristique de son travail, cette nécessité de toujours aller plus loin que ce qui se donne immédiatement à nous, en réfléchissant précisément à la manière dont l’image – et ce qu’elle comporte – adviennent.

Depuis, Tarik Kiswanson se concentre sur le métal, laiton ou acier, qu’il polit à l’extrême et dont il fait une marque de fabrique. Décliné à l’infini en tableaux tissés aux couches multiples (The weavers machine, 2016), en masques d’allure futuriste (Crossing Series, 2014), en échelles semblant dériver de l’art minimal (Shifter, 2014), et actuellement, au Collège des Bernardins, en dômes gigantesques retombant du plafond (Vestibules, 2016), il devient à la fois miroir et réceptacle d’un monde en constante mutation, dont le spectateur est invité à reconnaître le flux ininterrompu, mais aussi les multiples facettes.

L’artiste file le métal, joue avec ses limites les plus infimes en le rendant aussi fin que le papier, en le faisant miroiter sur les murs du White Cube ou dans des installations in situ. Si jamais la virtuosité de la technique développée par l’artiste ne manque d’éblouir, ses œuvres peuvent paraître froides, impersonnelles. Ses sculptures vacillent sans cesse entre figuration et abstraction, et n’évoquent même parfois plus rien – en fonction du point de vue que l’on adopte et qui fait disparaître la forme. Or c’est précisément lorsque l’on accepte de l’activer – en tournant autour d’une installation, en reliant les cartes entre elles, en s’approchant plus près des miroirs effilés, à l’apparence de métier à tisser, comme composés de lamelles filées entre elles – que s’ouvre un univers de possibilités quasi infinies. De l’émerveillement face à la technique s’enclenche alors un second processus de réflexion.

Toutes en retenue, les œuvres évoquent pourtant leurs racines multiples. Ainsi des masques des Crossings Series, composés à partir de la forme de masques de chevaliers européens auxquels l’artiste a superposé des niqabs et dont il n’a retenu que les contours. La fusion qu’il opère entre les deux est révélée par les traces de soudure laissées apparentes. Hybridation, défragmentation, l’oeuvre de Tarik Kiswanson opère également la réunion possible.

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Crossing Series, 2015, brass, silver.

Art de la forme, de la matière, du design et de la mode, c’est, semble-t-il, l’homme, jamais représenté par l’artiste mais toujours présent par son reflet, qui semble se trouver au cœur de son travail. Son image est toujours instable, déconstruite, incapable de se fixer jamais tout à fait. Décomposée et recomposée comme un puzzle, découpée en une multitude de pièces et de lanières, elle apparaît et disparaît sans cesse au fur et à mesure que l’on progresse autour des œuvres, si sensibles à notre présence qu’elles en frémissent au moindre mouvement.

Réflexion sur mais aussi de l’image, les œuvres chromées de l’artiste disparaissent à leur tour devant cette apparence que l’on s’essaie à reconstituer et à saisir. Les miroirs futuristes façonnés par l’artiste offrent un terrain de jeu privilégié aux fans inconditionnels du selfie. Empêchés de prendre une seule et unique image, ils en enregistrent ici la complexité, la multiplicité, l’instabilité profondes. Nouveau renversement au moment de regarder ce qu’a capturé l’objectif : ni le visage, ni l’oeuvre, mais un mélange ambigu des deux, une hybridation parfaite, qui fait de l’art un miroir mais aussi un support de la vie.

Horya Makhlouf

Image à la une : Vestibule, 2016, steel.

 

Pour en savoir plus :

L’exposition Ongoing Reflection, You, Me, So Many, au Collège des Bernardins jusqu’au 18 décembre 2016. 

Ouvert du lundi au samedi, de 10h à 18h ; dimanche et jours fériés de 14h à 18h.

20 rue de Poissy, 75005 Paris. Entrée libre.

http://www.questionsdartistes.fr/1213-tarik-kiswanson-college-bernardins

Horya Makhlouf
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There are 0 comments on this post
  1. novembre 13, 2016, 5:41

    Merci pour cet article qui présente cet artiste de façon très intéressante.

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