Pororoca : de la codépendanse à la symbiose


À l’embouchure du delta de l’Amazone, dans un grondement tonitruant, viennent s’enlacer le fleuve et l’océan. De leur union jaillit une vague, la pororoca, un colosse éphémère de plusieurs mètres de haut devenu totem de l’exposition de Julia Gault, Célia Coëtte et Léa Dumayet à la galerie Laure Roynette. L’association des trois artistes en ce lieu n’est pas le fruit d’un regard extérieur qu’un tiers aurait porté sur leur travail, mais l’émanation d’une rencontre artistique, née d’une résidence qu’elles ont, l’une après l’autre, vécu au Brésil et qu’elles ont mis en commun de retour en France. Car, malgré un vocabulaire plastique unique, toutes trois ont dressés à Rio des constats similaires. Elles y ont vu les jeux de pouvoir entre l’urbanisme et l’organique, les confrontations criantes de la culture et de la nature. À leur retour, les analogies dans leur travail respectif sont troublantes. Elles se saisissent du dualisme comme d’un thème majeur et viennent questionner, au moyen de produits manufacturés et de matériaux naturels, les rapports souvent absurdes que nous avons établis avec notre environnement et ses composants.

Silence
Léa Dumayet, “Silence”, 2016, 65 x 50 cm.

 

Qu’est-ce qu’incongru en effet de voir ainsi jaillir, sur la photographie Silence de Léa Dumayet, un disgracieux tuyau dans un paysage a priori vierge de toute construction humaine. L’incohérence est similaire face à Qui de nous deux de Célia Coëtte : la tension qui résulte du rapport de force entre cette branche, prête à céder, et le fer à béton, est révélatrice de la tendance qu’a l’homme à ériger, sans diplomatie aucune, de nouvelles formes.

 

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Célia Coëtte, “Qui de nous deux”, 2018, fer à béton, branche, 250 x 10 x 50 cm. 

 

Ici, il est nécessaire de prendre le temps pour discerner, le temps pour comprendre. Car omettre les propriétés spécifiques de l’autre – en utilisant les cannes en porcelaine de Julia Gault par exemple – c’est risquer la chute, la fracture. Sont ainsi mis à jour les absurdités de certaines alliances que l’homme s’obstine à élaborer aveuglement et la précaution qui nous est davantage réclamé quant à l’emploi sans considération et sans modération du naturel, de l’autre.

 

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Julia Gault, “Tenir debout”, 2016, porcelaine creuse, dimensions variables.

 

Ici, l’objectif n’est donc pas de faire grand, lourd et fort en réclamant aux matériaux de se surpasser. L’œuvre n’est d’ailleurs pas la conséquence d’une lutte : sa qualité n’est pas relative à l’aptitude qu’a eu l’artiste à dominer les éléments. Au contraire, le succès de l’entreprise des trois sculptrices réside dans leur disposition à appréhender les spécificités de leurs outils et à reconnaître les capacités performatives de chacun d’entre-eux. Ainsi l’œuvre devient un corps nouveau, le fruit d’une relation, d’une entente commune.

 

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Julia Gault, “Où le désert rencontrera la pluie”, 2018, terre de faïence crue, eau de pluie.

 

Quand Julia Gault compose avec le temps et les phénomènes physiques, Célia Coëtte réclame une co-participation des matériaux qui permet leur maintien dans l’espace, tandis que Léa Dumayet élabore en s’adaptant à la souplesse des métaux qu’elles glanent çà et là. D’ailleurs, elle ne soudera jamais — « ce serait tricher » — mais prendra toujours le temps de trouver l’espace, aussi infime soit-il, qui permettra l’équilibre.

 

Léa Dumayet, “Obligé à rien”, 2017, plaque métal et pierre, 120 x 100 x 90 cm.

 

La poétique de leurs œuvres réside dans la codépendanse des éléments. Car ici, pour que tout tienne, il faut que tout se tienne et donc, que tout participe. La réciprocité est totale et équivalente entre elles et leurs matériaux, et jamais les uns comme les unes ne prennent le pas sur les autres, c’est une chorégraphie plastique. Car comme pour esquisser une danse, il faut s’adapter à la manière de faire de l’autre, et penser une nouvelle économie dans sa propre gestuelle. On devine d’ailleurs les corps en négatif des trois artistes ; j’imagine alors leurs contorsions, la manière dont elles ont pu se mouvoir dans l’espace pour composer avec leurs partenaires et ainsi organiser ces formes. Du rejet du dualisme est finalement née la codépendanse : condition sine qua non de la symbiose.

Camille Bardin

Camille Bardin
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