L’œil, la vision, le regard


Quelques jours après être revenu de Bourges, où Myriam Mechita est exposée au Transpalette, je discutais avec un ami artiste. Le sujet vient sur la table, il s’emballe. « J’adore Myriam Mechita, c’est vraiment ce type de travail que j’aime dans l’art, la condition humaine qui prend aux tripes, qui fait réfléchir et dont on se souvient contrairement à 90 % de l’art que l’on voit et qui se dissipe aussitôt vu. » L’hommage d’un artiste à une autre, qui sonne presque comme un écho au titre de l’exposition évoquée Je cherche des diamants dans la boue.

Myriam Mechita _ Le sourire de Judy _ Crayon sur papier _ © Myriam Mechita ADAGP Paris 2019
Myriam Mechita, Rodeo with Joan Mitchell, 2016, crayon sur papier, 2 m x 1,50 m, © Myriam Mechita, ADAGP Paris 2019.

Et c’est vrai que, sans verser dans le monumental, le pathos ou le flamboyant, Myriam Mechita produit une œuvre qui émeut, qui touche… Plusieurs corps de travail émergent dans cette exposition aux airs de rétrospective, qui balaye large, plusieurs séries en cours depuis des années, mais aussi des œuvres plus anciennes. Une particulièrement, un projet étudiant réalisé quand Myriam Mechita était encore aux Beaux-Arts. C’était l’un de ses premiers, un petit cheval soudé, dardé d’étoiles, qui sonne d’ailleurs comme une revanche puisqu’à l’époque le petit cheval avait reçu des professeurs de l’école d’art une fin de non-recevoir. Dans les séries structurant son travail, on retrouve d’abord, au rez-de-chaussée, les céramiques disposées sur un îlot de terre central venant matérialiser le titre de l’exposition, médium que Myriam Mechita a commencé à travailler après un projet en collaboration avec la Manufacture de Sèvres, entre 2006 et 2011. Les allusions au corps fourmillent, dans les sculptures émaillées qui déclinent autant de morceaux de membres, de gueules animales ou de visages, et des pots où des dizaines d’yeux semblent surveiller l’espace environnant. Autour, sur un mur rouge vif, des dessins en grand format, en noir et blanc, qui entrent en écho avec les sujets des céramiques. Les visages représentés, les corps contorsionnés d’acrobates, et ceux à l’origine parfaits, idéalisés, bien que mutilés par les vicissitudes du temps des sculptures grecques, des visages désespérés que l’on prend au creux de ses mains, tout cela donne le sentiment à la fois d’une urgence et d’un repli, urgence à vivre, à créer, repli sur soi : un jeu entre individualité des préoccupations et collectivité des affects qui leur sont liés. Au premier étage, la série Mille une faces of love (2018-19) se place dans la filiation des assiettes en céramique de Sèvres, sauf que les scènes galantes traditionnelles ont laissé place à une assemblée de visages sur un mur noir. Enfin, au dernier étage, la série Tu vas comprendre (2012-2018) déploie une constellation de dessins, traités en rouge et noir, où les sujets très disparates se voient inspirés du cinéma, de l’histoire de l’art (beaucoup d’artistes femmes sont citées dans l’exposition : Joan Mitchell, Barbara Kruger, Kiki Smith, Lynda Benglis), et événements parfois plus autobiographiques, et construisent, dans leurs rapprochements, de belles séquences.

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Myriam Mechita, vue de l’exposition Je cherche des diamants dans la boue, Transpalette, Bourges, © Dorian Degoutte.

Bien que structurée en séries, l’exposition donne moins la sensation d’une rétrospective que celle d’une grande installation. Le peu de couleurs distillées, le rouge, le blanc et le noir, et les grands thèmes transversaux de son œuvre confèrent au tout une unité et une cohérence fortes. Partout, une esthétique du corps morcelé, tordu, des corps en souffrance, qui ne sont rendus dans leur pleine unité. Plutôt les plis de corps que leur déploiement. Une violence sourde, pas une violence éclatante, celle de l’enfermement psychique peut-être, du doute. Des lames de fond universalisante, sorte de creuset du monde où l’histoire des humains et celle des arts se voient indissociables et indissociées de celle de Myriam Mechita. C’est peut-être dans les expériences les plus profondément personnelles, les plus intimes, que l’on trouve la source de la plus belle universalité. Dans les expériences vécues par tous : l’amour, le désir, le deuil, la peur…

Julie Crenn, la commissaire de l’exposition, pour évoquer le travail de Myriam Mechita, emploie le terme de « tellurique », superbe adjectif, notamment parce que le temps de la Terre n’est pas celui des hommes. On retrouve ce temps d’un dépassement, ce temps dont on ne peut sentir que les traces dans les matériaux employés par Myriam Mechita, fruits de la Terre et de ses énergies — terre des céramiques, mine de graphite, bronze, verre. Le tellurisme, aussi, c’est la spiritualité, profonde, mais immanente, qui affleure dans son travail. Tout cela sonne comme un hommage presque rituel au monde, pas un double du monde, le monde lui-même, qui se joue dans l’économie entre l’artiste et ses matériaux, et se joint d’un versant plus mystique, portant sur la vue.

Myriam Mechita _ Les chemins de Videre (minerva oculus) _ crayon sur papier _ 2 m x 1,50 m _ © Myriam Mechita ADAGP Paris 2019
Myriam Mechita, Les chemins de Videre (minerva oculus), 2017, crayon sur papier, 2 m x 1,50 m,  © Myriam Mechita, ADAGP Paris 2019.

Étonnant de constater que, étymologiquement, « Myriam », venant de l’hébreu se traduirait par « voyante ». À quel point est-on déterminé par son prénom ? Je ne sais pas, mais il y a bien quelque chose du regard, et encore plus que du regard, de la vision, de ce qu’on voit au-delà du regard. Fallait-il que Myriam Mechita soit destinée à vouloir percer le voile de la vue pour pénétrer dans celui de la vision, du rêve, de l’hallucination ? Les dessins de la série Tu vas comprendre résultent de conversations avec une voyante, dans un besoin, d’après les mots de Myriam Mechita, de « voir quelqu’un qui voit à ma place », et où lui sont apparus des flux d’images nimbés du rouge, ceux-là mêmes qu’elle représente, dans la couleur du sang, de l’intensité absolue. Les grands formats du rez-de-chaussée, eux, sont issus de consultations avec des hypnotiseurs. Dans les deux cas, Myriam Mechita couche sur le papier ce qui reste dans la tête, les images, les idées, parfois profondément enfouies ; tout ce qui ne veut sortir sans rituel, sans exhumation. Les « images en trop » comme les a appelées son autrice. Formellement, cette préoccupation pour la vue et la vision se retrouve dans les yeux, omniprésents. Pour le vernissage de l’exposition, les petits pots en céramiques aux motifs oculaires ont été utilisés comme réceptacles pour des Pleureuses, dans la tradition du deuil romain. Mille une faces of love déploie toute une grammaire du regard où la tristesse, l’œil extatique qui regarde le ciel, la souffrance, la joie, la colère ou la surprise sont tour à tour représentés. Une galerie de sentiments qui se lisent à travers les yeux. Un retournement, où l’outil qui sert à percevoir devient celui de la perception des sentiments les plus profonds.

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Myriam Mechita, vue de l’exposition Je cherche des diamants dans la boue, Transpalette, Bourges, © Dorian Degoutte.

Entre matériaux immémoriels, persistance des grands tropes de la condition humaine et recherche d’un au-delà de la vue et du souvenir, peut-être, Myriam Mechita ne cherche-t-elle pas dans la boue ce qui revient dans la boue, c’est-à-dire tout, mais surtout ce qui, mythologiquement l’a animée, l’a rendue vivante : un souffle.

Clément Thibault 

 

Image à la Une : Myriam Mechita, Les coïncidences de paix, 2019

Informations pratiques 

Je cherche des diamants dans la boue

Transpalette, Bourges

Jusqu’au 6 avril 2019.

Clément Thibault
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There is 1 comment on this post
  1. juin 23, 2019, 8:30

    Bravo, c’est si poétique comme présentation, on se laisse porter par vos mots.

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