Galatée émancipée


Il est parfois étrangement difficile d’écrire sur une chose que l’on a aimée, qui continue de nous habiter, de nous faire vibrer et réfléchir. Cela fait maintenant trois fois que j’essaie de commencer de différentes manières ce texte. Faut-il parler de ce sentiment de désarroi qui semble occuper tout l’espace de mon corps et de mon esprit ? J’écris d’un temps où il n’est plus possible d’aller voir des spectacles le soir, après 20 heures. Il n’est plus possible d’apercevoir des salles pleines à craquer d’un public impatient, des théâtres grouillants d’une foule charmée par des artistes, applaudissant à l’unisson ou s’en allant, déçue par ce spectacle pourtant prometteur. À Paris, les lumières sont éteintes et les rideaux sont tirés à la nuit tombée. On se faufile désormais dans le métro, toujours aussi bondé, afin de ne pas rater des représentations à 19 heures, 18 heures, voire 17 heures… Les salles se vident progressivement, les artistes se blessent, les équipes se fatiguent. L’Automne et son Festival ont mauvaise mine, l’œil cerné et les réveils, après les annonces gouvernementales, sont pénibles.

Il est parfois étrangement difficile d’écrire sur une chose que l’on a aimée. J’ai peur de froisser les souvenirs. De déplier les mauvaises phrases. Les mots nous font parfois défaut… Les images aussi. La première fois que j’ai vu la performance Me too, Galatée du chorégraphe brésilien Pol Pi, c’était sur l’écran de mon ordinateur. J’ai regardé quelques extraits, accélérant parfois certains passages, intriguée, mais presque ennuyée. Le mythe de Pygmalion, tout le monde (ou presque) le connaît ! En histoire et en philosophie de l’art, le sculpteur Pygmalion c’est le paradigme de la Création – et surtout du Créateur. Lorsque l’on évoque ce mythe antique, j’ai souvent en tête le tableau de Jean-Léon Gérôme : dans la pénombre d’un atelier, une statue, dont le marbre devient chair, se penche vers son créateur pour l’embrasser fougueusement. En somme, une femme créée de la main de l’homme, fruit de son travail acharné et objet de son désir. Pygmalion, tout le monde (ou presque) le connaît – Galatée, un peu moins. (1)

Jeudi 15 octobre 2020. Il est un peu plus de 21 heures, le Forum du Centre Pompidou se remplit progressivement d’esprits échauffés par la conférence inaugurale de Paul B. Preciado. Le séminaire du philosophe vient de s’achever et le public s’agglutine déjà autour de cette scène – ou plutôt de cette arène – où vont s’affronter deux corps, celui d’un mannequin en plastique et celui du chorégraphe transmasculin Pol Pi. En regardant son corps pixelisé, à travers mon écran, j’ai manqué quelque chose : l’attente, le partage, la sensualité, l’humour… Et l’insoutenable fragilité d’un corps qui s’expose dans le contexte actuel et dans des institutions qui invisibilisent habituellement les corps « non conformes », ces corps « hors normes », inclassables et inclassés. Ici, au Centre Pompidou, Pol Pi performe sous le portrait de l’ancien Président, Georges. Ultime pied de nez à l’institution et à l’ancien pouvoir.

Pol Pi, Me Too, Galatée © Hervé Véronèse / Centre Pompidou

Rituel dionysiaque ou catharsis libératrice ? Avec sa performance Me too, Galatée, Pol Pi déconstruit avec humour et sensibilité l’idéal féminin, tout en dénonçant la violence des diktats de beauté et du male gaze. Comme un miroir déformé, il se place face à un mannequin aux proportions standardisées. Nu, il expose son corps, ses jambes, son ventre, ses fesses… Son sexe ? Entre ses jambes, il place un téléphone portable, caméra tournée vers le public voyeur. La foule aussi est filmée, observée. Pol Pi prend son temps, il n’est pas pressé. Il joue le rôle de la statue après tout… Il s’assoit sur un socle, écarte les jambes, nous regarde le regarder. Le rite peut commencer.

À partir d’un panier de fruits et légumes, Pol Pi fabrique un cérémonial joyeux et un costume gourmand. Des colliers de fraises, des bracelets de poivrons, un masque en laitue et une coiffe de bananes… Aux confins du grotesque, chaque aliment vient orner le corps de Pol Pi, lui donner une forme plus « féminine ». Ces prothèses fruitées sont partagées avec le public. Covid oblige, cette fois-ci ce ne sera pas de vraies bananes que l’on peut manger. (2) Mais l’échange est bien là, entre nous et lui : une communion. Parfois des rires complices. Mélangés à du gel hydroalcoolique, ces éléments organiques évoquent le lexique sexiste employé par certains hommes pour parler des femmes comme des objets de consommation « que l’on dévore du regard ». Ce regard à la fois inquisiteur et lubrique est le symbole de la violence patriarcale. Celle que l’on subit ici, en France, mais aussi (et surtout) celle qui est subie au Brésil, le pays d’origine de l’artiste. Créée en 2018, juste avant l’élection du président Jair Bolsonaro, cette performance est le résultat d’une urgence à parler, à se montrer, à résister. Par la danse, par le geste, par la communauté.

Face aux paroles entremêlées d’hommes qui prétendent sculpter le corps des femmes, Pol Pi affirme avec conviction : « Non, un homme ne me définit pas, ma maison ne me définit pas, ma chair ne me définit pas, je suis mon propre chez moi. » (3)  C’est la fin de la performance et l’on a envie de chanter avec lui ces paroles. De les crier. Pour que tout le monde les entende. Pour que tout le monde connaisse Galatée. Pour que toutes les femmes et toutes les minorités se rassemblent. S’il fallait choisir une seule voix, ce serait celle de Pol Pi, notre Galatée émancipée. Il est un peu plus de 22 heures et je suis déjà ivre de ce moment, qui cessera d’exister l’instant d’après, le jour d’après, la semaine d’après. Je suis ivre de cette performance, de cette délicatesse bouleversante de Pol Pi et de son public, qui se tiennent ensemble, sous le regard perplexe de l’ancien monde. Il est parfois étrangement difficile d’écrire sur ce que l’on a aimé… On voudrait charger les mots des images qui sont gravées dans notre mémoire, des sensations diffuses qui nous envahissent, de la beauté du moment. On ne peut qu’écrire : « C’était là, c’était beau. »

Luce Cocquerelle-Giorgi
Texte rédigé en octobre 2020.

(1) Raconté par Ovide dans ses "Métamorphoses", le mythe de Pygmalion retrace l’histoire du sculpteur Pygmalion qui tombe amoureux de sa propre création, une statue nommée Galatée.
(2) Habituellement, Pol Pi distribue de véritables fruits au public, qui est invité à les manger. Afin de respecter les normes de sécurité sanitaire, l’artiste a remplacé ces aliments par des bananes en plastique.
(3) Paroles de la chanson "Triste, Louca ou Má" de Francisco, El Hombre.
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