Faire place au texte : Dominique Gonzalez-Foerster et Théo Casciani


Quelle autre artiste que Dominique Gonzalez-Foerster aurait pu en cette rentrée littéraire devenir le personnage d’un roman ? Dans Rétine, jouant de l’image publique de l’artiste et de propos rapportés, Théo Casciani l’imagine mutique. Connue des initiés par ses initiales, DGF a porté des problématiques littéraires et cinématographiques dans le champ de l’art contemporain . Dans son œuvre, elle développe des fictions et incarne à elle seule de multiples personnages, de Fitzcarraldo à Marilyn Monroe, sortis de livres, sortis de films, sortis de la vie. Elle invente surtout des environnements, des espaces de passage et de possibles entre les mondes comme le Cosmodrome, créé en 2000, entre la terre et l’espace ; ou l’Expodrome, imaginé en 2008, qui joue sur la possibilité même d’une exposition. Avec le Textodrome, imaginé en 2019 pour la petite salle du Centre Pompidou lors du Festival Extra !, l’artiste s’interroge sur les modalités de présentation d’un texte. 

 

Le texte apparaît comme matériau dans l’œuvre de Dominique Gonzalez-Foerster dès Textorama présenté en 2009 alors sous la forme d’un « calligramme géant ». Disposé sur un long mur blanc, il évoque un paysage de citations avec trois climats, tropical, désertique et atlantique. Avec le Textodrome, l’artiste propose un espace écran pour un ensemble de textes de natures différentes : textofilms, textoslogans, textodreams, textosongs, textotextos… Pour elle, le Textodrome est  aussi « de manière un peu comique […] un espace pour envoyer des textos. Ce qui est plutôt mal vu au cinéma mais [qui] se fait de plus en plus [dans des] concerts ou [dans] d’autres espaces de performances publics : le petit écran cohabite avec un grand écran où s’affiche le texte.» Concrètement, ce sont des phrases qui défilent sur un écran. Elles peuvent avoir été inventées pour l’occasion ou reprises de précédents travaux ou encore prélevées dans ce que l’artiste entend au quotidien. Certaines viennent aussi d’œuvres littéraires, dont le roman Rétine de Théo Casciani : la boucle est bouclée. 

 

Dominique Gonzalez-Foerster utilise souvent le livre imprimé comme matériau de construction et d’inspiration mais il n’est  qu’une des formes possibles d’apparition ou de présence du texte dans ses œuvres. Parmi ses références, les génériques et sous-titres de Godard côtoient les œuvres complètes de Jenny Holzer, Barbara Kruger et Lawrence Weiner. Ce n’est pas seulement le dispositif visuel qui intéresse DGF avec Textodrome, mais aussi, comme le suffixe -drome l’indique, l’espace même du texte. Dramatisée par un éclairage rouge et bleu, la salle de projection se pare de couleurs d’une inquiétante étrangeté. Textodrome est un écrin, un lieu de pénombre où l’imaginaire du lecteur s’engouffre. Dès l’entrée, l’artiste brouille les repères en superposant en néon bleu le titre de son œuvre sur le nom du lieu. La salle s’ancre dans une temporalité particulière, éphémère, celle d’un festival où les films succèdent aux lectures, et les lectures aux rencontres, comme un écho à l’activité multiple de l’artiste. 

 

Dominique Gonzalez-Foerster ©Giasco Bertoli

Lieu de représentation littéraire et espace textuel, le Textodrome exalte l’importance du rôle du lecteur ou du spectateur dans la vie d’une œuvre. « On ne peut s’étonner de rester 5 minutes et de ne rien ressentir » assène Dominique Gonzalez-Foerster, « lecteur et spectateur sont toujours actifs sinon il ne se passe rien… les bons lecteurs font aussi les bons livres et pareil pour les expositions. » De la même façon que le visiteur est invité à devenir lecteur chez DGF, le lecteur est chez Théo Casciani invité à devenir visiteur. Dans Rétine, l’auteur imagine une exposition de l’artiste dans le musée d’art préfectoral de Hyōgo à Kobe. Les œuvres, pour la plupart fictives, s’appuient sur une connaissance de la démarche de l’artiste et reposent sur la suspension temporaire d’incrédulité propre au roman ; elles permettent d’enrichir le corpus d’une artiste pour mieux faire l’hypothèse de sa singularité. Ainsi, la salle d’écrans traversée par un flux d’images organisées par un algorithme qu’imagine l’auteur propose d’expérimenter une œuvre visuelle, spatiale par la pensée et le texte, soit le complément exact des environnements de DGF qui agissent sur l’imaginaire à partir de stimulations visuelles et sensorielles. 

 

« L’œuvre d’art n’a pas à être réalisée pour avoir le statut d’œuvre » énonce Lawrence Weiner en posant les fondements de l’art conceptuel en 1968. Depuis, nombre d’artistes/auteurs peuvent passer du champ littéraire au champ artistique sans se soucier d’étiquettes. Passé par le master d’écriture de La Cambre, Théo Casciani ne cherche pas à catégoriser sa pratique. Ainsi, il crée des installations, des cadres et compose des récits, des fictions. De nombreux lecteurs ont vu dans Rétine un récit reprenant les codes du Nouveau Roman et une exigence d’écriture proche de celle de Jean-Philippe Toussaint. Le narrateur y traverse un monde qu’il transcrit le plus précisément possible dans un exercice d’ekphrasis permanente. L’écriture s’apparente à une tentative d’épuisement, une recherche d’emprise sur le monde qui conduit le lecteur à ouvrir l’œil. La responsabilité du lecteur n’est pas simplement de se représenter ce qui est écrit et qui n’existe pas forcément par ailleurs mais d’établir des liens avec le réel qui l’entoure. Rétine est un roman de la persistance où les modalités de l’image sont sans cesse mises en question, qu’elles soient extraites d’un film ou d’un journal télévisé, prélevées sur Internet ou venues d’une conversation Skype.

Vue de la performance Rétine au CWB Paris en septembre 2019 © Cléo Verstrepen

Le livre de Théo Casciani pose la question de l’écran et des filtres par lesquels nous appréhendons le réel. La scène inaugurale du livre décrit le vol d’un avion qui frôle deux tours jumelles et qui se confond un instant avec les images si médiatisées du 11 septembre 2001. Patrick Bouvet avec Direct s’était intéressé au pouvoir de sidération de ces images et de leurs relais en direct sur toutes les chaînes du monde mais, en 2019, cette évocation dresse un autre constat sur la façon dont les informations et surtout les fausses informations circulent. L’image peut toujours être mal interprétée, se révéler être un montage ou faux semblant et il importe plus que jamais aux lecteurs, aux spectateurs, d’être vigilants. Le rôle du narrateur dans Rétine est ainsi celui de trier, d’organiser les images pour l’artiste DGF. Une lourde responsabilité, un travail de fourmi qui finit par lui échapper et révéler par instants un inconscient qui est aussi celui d’une époque… Si nous dressons ainsi le parallèle avec le flux de textes, d’images et de sons du Textodrome nous voyons de la même manière des histoires se recomposer à partir de fragments divers. Des histoires non résolues, non écrites mais sous-entendues : un présent de narration.

 

« Textodrome » est aussi une appellation pour désigner un logiciel de traitement de texte. On pourrait d’ailleurs voir cette proposition comme un espace de création où s’ébauchent et s’affirment des idées, où passent des images et où s’essaient des formes. Dominique Gonzalez-Foerster pousse des personnages et lance des trames narratives sans jamais choisir, comme si elle était elle-même en train de reconfigurer sa pratique et de prendre le spectateur à témoin. Elle ouvre une nouvelle porte sur son travail tout comme Théo Casciani qui fait de son roman l’espace même du jeu avec le réel, un lieu performatif. Il a en effet imprimé certaines pages de son récit sur des lais qu’il reconfigure dans différents contextes (le Centre Wallonie Bruxelles à Paris en septembre par exemple) pour littéralement faire entrer le lecteur dans le texte. Dans cet espace plus figé que le Textodrome, il invite différentes personnalités (chorégraphes, musiciens, artistes ou acteurs) à investir le texte et à témoigner de leurs visions. La contrainte d’un livre en commun permet de valoriser la sensibilité des lecteurs, d’enrichir et de repousser la limite d’un livre, de diriger le regard sur l’enjeu d’un espace de représentation littéraire. Les deux propositions de Rétine et de Textodrome déconstruisent l’espace du texte pour en faciliter l’appropriation et appellent à une conception exigeante du lecteur/spectateur. Elles démontrent que l’art comme la littérature n’ont jamais cessé d’étendre leurs frontières que pour se rencontrer et poser la question du récit.

Henri Guette
Visuel de couverture : Vue de l'installation Rétine au CWB Paris en septembre 2019 ©Cléo Verstrepen

Textodrome a été présenté dans le cadre du festival Extra! du 11 au 15 septembre 2019 au Centre Pompidou

Théo Casciani, Rétine, Paris, Editions POL, 2019
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