De l’évolution de l’art contemporain


« Bien loin, en effet de nous remplacer, les robots et autres machines autonomes nous obligent à comprendre notre condition et à l’élargir encore. Ils nous forcent à nous représenter ce que nous vivons sans le savoir, ils nous forcent paradoxalement à tout expliciter : ce que cela signifie d’évoluer dans un monde complexe, de s’y transformer et d’y apprendre… »

Frédéric Worms, Tribune de Libération du 27/10/2017

 

Rentrée des classes

À l’heure où les nouvelles technologies vivent une course effrénée au progrès, l’année 2017 connaît l’arrivée d’un nouvel élève au sein des sections de recherches : l’artiste-scientifique. Le mois de septembre a en effet vu la création d’une chaire universitaire dirigée par l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs de Paris, l’École polytechnique et l’entité Paris Sciences et Lettres : la chaire Arts & Sciences. Ces établissements, soutenus par la Fondation Daniel et Nina Carasso, mettent ainsi en commun leurs enseignements, leurs locaux, et leurs ambitions pour un futur prometteur. La chaire Arts & Sciences a un projet d’avenir empli d’initiatives éthiques, sociales et ludiques, respectueux de l’humain, du vivant et de la planète. La touche spectaculaire de cet événement du 27 septembre est sans doute qu’au beau milieu des colonnes doriques et autres moulures à la grecque de la très classique salle des Actes de l’Institut Pasteur, la ratification de l’acte ait été opérée par un bras robotisé rouge métallique, en lieu et place du directeur général de Polytechnique François Bouchet.

Signature de l'acte de naissance de la chaire "Art & Sciences" par un robot à l'Institut Pasteur le 27 septembre 2017

 

Une coopération déjà amorcée

Cela fait quelques années que les scientifiques et les artistes collaborent, pour des protocoles de recherches qu’une vision plasticienne aide à rendre plus intelligible ou pour des œuvres dont il faut éprouver la technicité, ou le bien-fondé théorique. C’est par exemple le cas à l’EnsadLab, le laboratoire expérimental des Arts Décoratifs, premier de ce type en France. L’expérience quant à elle, est déjà menée à d’autres endroits du monde, que ce soit en Australie, avec le programme SymbioticA à l’université de Perth ou encore au Danemark avec KLAS (Knowledge Link through Art and Science). Enseignements et programmes de recherche pour les étudiants ; projets de « recherche-création » impliquant scientifiques et artistes confirmés – qu’ils soient chorégraphes, poètes ou plasticiens – mais aussi opérations de médiation sur les différents travaux : tel est l’ambitieux programme de la chaire.

 

L’art sera expérimental ou ne sera pas

La perspective est excitante. Lorsque l’on écoute Jean-Marc Chomaz, « artiste physicien » comme il se définit lui-même, parler de la nouvelle chaire universitaire – dont il est un des référents, nos neurones s’émoustillent du champ infini des possibles artistico-scientifiques qu’elle offre. Ce directeur de recherche au CNRS s’est toujours plu à manipuler la matière, en la partageant avec le plus grand nombre – collègues, élèves, amateur.e.s ou passionné.e.s. Ainsi dès 1984 il fondait le Bar des Sciences, une association en partenariat avec France Info, dans le but de montrer la science à l’œuvre. Par la suite, avec la plateforme Labofactory, il a continué cette transdisciplinarité aujourd’hui adoubée. Samuel Bianchini, enseignant-chercheur à l’EnSAD, est la deuxième figure de proue de la chaire Arts & Sciences. Prônant l’avènement d’une « esthétique opérationnelle », celui-ci fonde ses recherches sur les interactions et les organisations socio-politiques via les nouvelles technologies. Pour cet artiste, l’expérimentation doit être collective, reproductible, et porteuse de sens. L’œuvre doit être partagée et accessible, et même participative, dans un dépassement de la théorie du critique d’art Nicolas Bourriaud sur L’esthétique relationnelle. Si ce dernier voyait, dans les années 1990, un renouvellement salutaire du monde de l’art grâce aux interactions entre une œuvre et son public, il semble que Bianchini vise l’esthétique à l’œuvre, qui agisse d’elle-même, dans une « autonomie » citée plus haut par le philosophe Frédéric Worms.

 

Quid des moyens traditionnels de faire de l’art ?

Aux réfractaires qui auraient peur de la disparition de la peinture ou de la sculpture, remarquons que le « grand remplacement » a déjà commencé. Les nouveaux médiums fleurissent, dans le sillon duchampien, et la « technique mixte » a détrôné depuis longtemps déjà l’huile sur toile. Cela ne signifie pas pour autant que ces techniques séculaires disparaîtront totalement. Preuve en est des salons de créations contemporaines, où de jeunes et moins jeunes exposent encore des œuvres peintes ou sculptées. C’est pourquoi il ne faut pas y voir une substitution des techniques traditionnelles mais simplement une multiplication des moyens de créer, de produire. On pourrait également questionner la notion même de tradition. Car si les artistes ont puisé dans l’histoire des arts, les grandes révolutions plastiques se sont toujours opérées par le dépassement des techniques établies, et presque toujours par le scandale.

 

La science verse dans l’art depuis la nuit des temps

Certains des artistes les plus révolutionnaires pour leur époque étaient aussi de brillants scientifiques – citons ici l’extraordinaire inventeur Léonard de Vinci. Qu’il s’agisse de l’organisation spatiale et de l’étagement des plans sur une toile grâce aux calculs mathématiques des savants, ou encore de la photographie – dont la technique initiale n’est autre qu’une alchimie réussie, une expérimentation physique entre différentes substances –, les sciences et les arts ne semblent être que deux versants d’une même visée : celle d’expliquer et de rendre compte du monde qui nous entoure. Les chromo-photographies d’Étienne-Jules Marey furent ainsi un matériau scientifique inestimable pour l’étude du mouvement, tout en étant la première capture picturale de corps en action – ce que rechercheront par la suite les peintres d’avant-garde comme les futuristes, et notamment Giacomo Balla.

On peut aussi penser à la théorie de Michel-Eugène Chevreul de 1839 sur le mélange optique des couleurs, qui permit aux peintres de dépasser un peu plus le cadre pictural, cette « fenêtre ouverte sur le monde » selon l’artiste et théoricien de la Renaissance Leon Battista Alberti. D’ailleurs, le titre même du traité en dit long sur les visées plastiques de cette découverte physique : De la loi du contraste simultané des couleurs et de l’assortiment des objets colorés considérés d’après cette loi dans ses rapports avec la peinture, les tapisseries des Gobelins, les tapisseries de Beauvais pour meubles, les tapis, la mosaïque, les vitraux colorés, l’impression des étoffes, l’imprimerie, l’enluminure, la décoration des édifices, l’habillement et l’horticulture.

 

Une création rendue infinie

Si certains courants artistiques ont pourtant renié en bloc la logique et la rationalité, comme ce fut le cas avec Dada par exemple, les arts et les sciences entretiennent une relation passionnelle, décryptée notamment par Gaston Bachelard dans Le nouvel esprit scientifique en 1963. L’épistémologue et philosophe des sciences met au jour la notion de révolution scientifique, au sens où la discipline se réorganise autour d’axiomes nouveaux, nourris notamment par les arts. Qu’on puisse tisser une robe « épine dorsale » en s’inspirant des tissus musculaires (comme dans la Clinique vestimentaire de Jeanne Vicerial), récolter de l’eau du brouillard à travers de gigantesques filets dans les régions désertiques (avec le projet Misty Way de Camille Duprat et Ana Rewakovicz) ou encore liquéfier l’équivalent de la totalité de l’atmosphère pour la présenter en boîte (une œuvre de Jean-Marc Chomaz pour la COP21, intitulée 2080), la visée commune est de transformer la société de demain.

 

Prochain signal émis les 2 et 3 février 2018

A la Cité internationale des arts pour 36 heures en flux tendu de workshops, séminaires, performances et autres expériences hybrides sous le titre énigmatique « Nous ne sommes pas le nombre que nous croyons être ». Saurez-vous faire les bons calculs ?

 

Irène Cavallaro
En savoir plus :
Le site de la Chaire « arts et sciences »
La Clinique vestimentaire de Jeanne Vicerial
Les Misty Way de Camille Duprat et Ana Rewakovicz

« Nous ne sommes pas le nombre que nous croyons être »
Du 2 février 2018 au 3 février 2018
Cité internationale des arts • 18, rue de l'Hôtel-de-Ville • 75004 Paris
www.citedesartsparis.net
Recommend
  • Facebook
  • Twitter
  • LinkedIN
  • Pinterest
Share
There are 4 comments on this post
  1. novembre 08, 2017, 4:04

    Merci pour l’info, très stimulante.

  2. Tizie TO Bi
    novembre 09, 2017, 12:49

    Vraiment, je suis toujours sidéré de vous Lire.
    J’aimerais un jour pouvoir écrire aisément comme vous le faîtes…

  3. novembre 09, 2017, 4:46

    J’attends avec patience ce que vous écrivez vraiment c’est vertueux et splendide.
    merci.

Leave a reply

You must be logged in to post a comment.