Anne Imhof, faire partie du problème


Ça caracole mais il faut faire court.
Depuis hier et la sortie du Palais de Tokyo mes pensées caracolent et je cherche la stratégie pour partager ça.
Ça ?
C’est qu’hier, en sortant du Palais de Tokyo et de la performance d’Anne Imhof, j’avais la rage. Et qu’elle est toujours là.

Après une performance, il y a parfois de la joie, ou de l’indifférence, ou le sentiment que ça ne marche pas, cette fois, que c’est un peu raté. Mais là non, c’est viscéral.
Exit alors le narratif, l’objectivité apparente, les références.
Tenter d’aller à l’essentiel.

J’ai eu la rage devant la performance d’Anne Imhof au Palais de Tokyo parce que j’y ai vu une tentative de transformer l’énergie d’une génération qui est en partie la mienne – son désarroi, ses doutes, ses combats, ses nuits – en pâture esthétisée, en parade fataliste.

La rage de voir ces performeur•ses bien trop beaux et belles et net•tes dans leurs parures schlagues 24 carats rester québlo catwalk – gueules tirées et regards de dédain-fatigue – pour se faire portes-étendards clichés d’une génération soi-disant à bout de souffle. Et tirés du catwalk aussi ces corps “divers”, mais pas trop, ces corps racisés parce qu’il en faut.
(Aurais-je senti cette rage si Anne Imhof avait choisi des interprètes de son âge?)

La rage de voir cette esthétique Vêtements/Balenciaga – à la maîtrise inégalée, mais désormais banale, du bon-mauvais goût – défiler au milieu d’un Palais changé en squat de pacotille – les fausses grilles défoncées, les graffiti ACAB… -, reproduisant sans jamais s’en distancier la digestion du précaire par le cool, phénomène éculé de la mode des années 2010 – de Virgil Abloh (Off-white puis Louis Vuitton) à Demna Gvasalia (Vêtements puis Balenciaga, justement) – derrière lequel l’art contemporain se traîne.

La rage de comprendre que la gestion des flux durant la performance – foule nassée jouant des coudes pour apercevoir les interprètes, puis se ruant vers le tableau suivant – était intentionnelle. “Anne Imhof veut créer de la frustration, c’est normal, on n’est pas au théâtre” glisse un médiateur aimable. C’en est tout à fait, du théâtre, à cela près qu’il ne rejoue pas la scène mais le fomo du front row, l’hystérie de la célébrité dans son bain de foule.
Et pourquoi pas, après tout, si ce dispositif n’anesthésiait toute possibilité d’émotion. Si l’on doit reconnaître la perfection formelle et de production – esthétique et dramaturgie jouées au millimètre, dans un ballet à l’échelle du Palais de Tokyo -, cette virtuosité génère une dissonance et détonne avec le propos, les visions écorchées, les T-Shirt à messages. Elle souligne l’absence de maladresse dans cette dissonance: tout est ici trop bien pensé.
Et les oripeaux punks, aseptisés, sont devenus des images Shutterstock dans un spot Mercedes.

La rage d’être ainsi brinquellé·es bêlant·es, transformé•es en troupeau scopique le long d’un feed ou d’un moodboard : #sadrichkids. Mais qui a envie de voir ça, de penser que ça correspond à une réalité quelconque, à part les fiacqueux déconnectés qui pensent encore que Perrotin a quelque chose à voir avec l’art d’aujourd’hui ?

La rage d’assister au plus triste concert post-punk de l’histoire : une batterie vociférante devant un public amorphe, symptôme d’une foule atomisée, ne partageant rien. Concert dévitalisé, comme le reste.

La rage de voir les rares interactions entre les performeur•ses et cette foule se borner à des regards vagues, des grands gestes des bras pour écarter les spectateur·ices alentours, à Eliza Douglas hurlant sur un spectateur sans masque, à de légères bousculades destinées sans doute à choquer mou celles et ceux qui pensent que c’est au Palais de Tokyo que l’on s’encanaille. Cette froideur, voulue combative, guerrière peut-être, ne m’a parut être qu’une résignation. Celle de vivre quelque chose ensemble.

Comme s’il fallait opposer la beauté – puisqu’Anne Imhof sait la faire saillir avec une une puissance que peu sont capables aujourd’hui d’égaler – et la communion.

Alors oui, ça fait beaucoup de rage pour une performance. Il y a plus grave. Mais ça m’a rendu triste, aussi, tant d’énergie, tant de moyens, tant de bravos pour une œuvre qui se pose en contestataire mais joue à plein le jeu d’un système qu’elle prétend dénoncer. Sans jamais créer un tressaillement, fût-il infime, dans sa carapace sur-produite. Cela m’a rendu triste parce qu’il se partage beaucoup plus de vitalité dans les concerts post-punk, les free parties et les lieux alternatifs qu’Anne Imhof singe et s’approprie.

Des soirées de Voiture 14 (Marseille) aux opéras du Wonder (Saint-Ouen, Bagnolet, Nanterre, Clichy), jusqu’à l’effervescence vécue lors des Chichas de la pensée aux Magasins Généraux (Pantin) la semaine dernière, quelque chose frémit dans la création émergente. Des artistes, des travailleur·ses de l’art, qui investissent les modalités collectives de la création, de la réception, qui ne veulent plus dissocier esthétique et éthique de production, qui font des œuvres des points de rencontres, voire de lutte(s).
Est-il déjà possible de transformer nos énergies en natures mortes ?

Samuel Belfond
Anne Imhof, Natures Mortes : performance
Du 14/10/21 au 18/10/21 et du 21/10/21 au 24/10/21
Entre 18h et 22h
Présentée dans le cadre de la carte blanche à Anne Imhof au Palais de Tokyo,
13, avenue du Président Wilson 75116 Paris

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