La pratique du doute


 

Je visitais en octobre dernier l’exposition du Palais de Tokyo, « Futur, ancien, fugitif ». J’en suis ressorti une heure plus tard, la visite même pas terminée, les larmes aux yeux, une boule au fond de la gorge, sidéré par ce que je venais de voir et d’entendre. J’ai longtemps hésité à écrire sur cette expérience, et pour tout dire j’hésite encore. Les mots qui me viennent à l’esprit sont emphatiques de colère, grandiloquents d’incompréhension. Or, j’aime la mesure, ou du moins le recul, conscient qu’ils me sont nécessaires pour prendre la parole. Le temps a passé, j’espère y voir plus clair. 

Quelques éléments de contexte sont ici bienvenus. En début d’année dernière, on commence à entendre parler d’un projet exaltant porté par le Palais de Tokyo. Ce dernier ambitionne de consacrer une exposition de grande ampleur à la scène artistique française. Nous n’en savons alors pas beaucoup plus. Mais à une époque où beaucoup déplorent le manque de soutien à la création contemporaine française (et son manque de reconnaissance afférent), cette annonce du centre d’art parisien paraît salutaire. Plus important encore, l’excitation de pouvoir questionner la pertinence même d’une telle entreprise, interroger la possibilité de l’existence d’une scène nationale à l’heure du numérique et de la réduction des distances et des frontières, étudier ses mécanismes de construction, ses réseaux et ses codes, ses marges aussi, ses variations, ses formes et ses couleurs. Les processus de reconnaissance aussi, la construction des carrières, les raisons du « succès », l’élaboration d’un « art d’État », la part des puissants et de l’argent dans ces systèmes de reconnaissance, les liens entre valeur artistique et spéculation financière, etc. Il y aussi le rapport au public, les liens entre artistes et territoire, « culture populaire » et « culture des élites », chercher les raisons de la désaffection grandissante d’une population nostalgique, questionner ce désamour, le remettre en contexte, le confronter à l’histoire, bref : prendre du recul et poser un regard critique sur nos environnements artistiques et sociaux. 

Les attentes étaient grandes, la déception fut fracassante. 

Les causes de cette déception sont essentiellement liées à l’exposition elle-même, à la mise en œuvre curatoriale. C’est sur cela que j’aimerais m’arrêter un instant. 

Je pense que le Palais de Tokyo, sur cette proposition, sombre joyeusement dans tous les écueils possiblement liés à la pratique du commissariat d’exposition, et que cela est essentiellement dû à un manque crasse de recul critique quant aux choix réaliséslesquels ne sont d’ailleurs jamais assuméset à une absence totale de clarté dans la communication au public de ces mêmes choix. Les choses commençaient pourtant assez bien. Considérer la contemporanéité comme un espace en constante mutationcomme une temporalité « fugitive » en balance entre héritage et devenirc’est évidemment enfoncer des portes ouvertes, mais en évitant tout de même la bêtise d’une pensée figée. Immédiatement informer le public sur le fait que l’exposition ne traite pas de « la » mais d’« une » scène contemporaine française, vouloir explorer les relations intergénérationnelles, les lieux de création fleurissant parfois aux marges du marché et des grands rendez-vous de l’art, chercher à observer des formes de création aux enjeux variés, essayer de sentir des courants, des recherches partagées, des schèmes, tout cela est louable et constitue un bon point de départ. Mais il est impensable de s’arrêter là ! Il faut ensuite mettre en place des processus clairs de sélection, des outils de récolte d’information, puis des méthodes analytiques pour tenter de créer des liens, de faire des rapprochements, de contextualiser, de tirer des conclusions, enfin de construire un discours et de mettre en espace une pensée. Tout cela demande du temps, de la rigueur et de la mise en doute… les trois ont, semble-t-il, manqué. 

L’exposition est construite comme une juxtaposition d’œuvres. L’un après l’autre, les artistes se succèdent, au fil des espaces, sans qu’aucun parcours ne soit discernable. On ne comprend ni comment ils ont été choisis, ni comment se sont fait les rapprochements entre eux, ni quelle pensée se déroule à mesure que nous passons de l’un à l’autre. Si bien qu’on en vient à se demander si la seule raison de leur emplacement dans l’espace n’est pas lié à des contraintes purement matérielles. 

Mais plus problématique encore que l’absence de parcourset donc l’impossibilité pour le visiteur de progresser dans l’expositionun silence assourdissant : à aucun moment ne nous est dit comment ont été sélectionnés les 44 artistes et collectifs qui y sont présentés. Pour l’expliquer, les commissaires se réfugient derrière la subjectivité et évoquent une « cartographie sensible et dynamique d’une autre scène française. » On apprécie d’abord le bel effort pour produire un verbiage de première qualité, puis on essaye de comprendretout de mêmepour tomber sur une autre pépite : l’exposition est une « photographie non pas exhaustive, ni même représentative, mais simplement sensible d’une scène française. Ou plutôt d’une “autre” scène française. » Tout cela paraît bien flou… 

Évidemment l’exhaustivité est impossible, et il paraît compliqué d’affirmer que l’échantillon présenté aurait une quelconque valeur représentative, mais cela n’enlève pas le besoin de définir cet échantillon, de l’interroger, et le qualifier de  « sensible » est très loin de suffire ! Quoi ? Il y aurait la scène française, et puis une « autre » à côté ? Cette « autre » ne souffrirait aucune définition ? Son altérité suffirait à construire sa cohérence ? Sa marginalité parviendrait seule à la singulariser ? Évidemment non, et sans aucune information sur les processus de sélection des artistes, on commence à se dire qu’ils sont là par copinage, ou facilité… En tout cas, rien ne vient éclairer la raison de leur présence, ou même interroger ce que leur présence ensemble, ici à cet instant, peut bien signifier. Le Palais de Tokyo semble s’être tant concentré sur la paritéheureusement presque parfaite, mais devrait-on avoir besoin de le soulever ? – qu’il en a oublié  d’autres sujets d’importance. Cette « autre » scène française, par exemple, ne comprend aucun artiste des Outre-mer, qu’est-ce que cela veut dire ? Cette « autre » scène est constituée, à presque 25 %, d’artistes représentés par seulement quatre galeries (Crèvecœur, Art Concept, Thomas Bernard et Marcelle Alix), qu’est-ce que cela veut dire ? Cette « autre » scène est d’une écrasante majorité blanche, qu’est-ce que cela veut dire ? Se cacher derrière sa sensibilité ne suffit plus. 

Il est absolument évident que le commissariat est une pratique subjective, tout comme la critique d’ailleurs, ou même le simple fait de regarder une œuvre : l’objectivité n’existe pas ! Baser la sélection des artistes sur la subjectivité relève donc de la redondance absolue, alors que l’important est, justement, d’interroger constamment notre subjectivité, d’essayer d’en comprendre les formes, d’en interroger les origines, d’avoir à l’esprit l’environnement dans lequel elle a grandi, d’avoir conscience de son évolution, de la remettre en cause, toujours, et de ne pas entièrement s’y fier, jamais, car une subjectivité qui n’est pas nourrie par le doute est un esprit qui s’endort, et finit par mourir. 

— — — 

Un mois s’est écoulé depuis cette dernière phrase. Écrire sur cette exposition ne me procure aucun plaisir, et je n’ai nulle envie de perdre mon temps à grogner dans le vide, tel un chiot frustré. Revient le doute dont je parlais au début. Le texte n’est pas fini, les arguments pour continuer de critiquer cette exposition étaient agglutinés plus bas sur la page, je viens de les supprimer, je n’ai plus envie de m’exciter. Et pourtant, me revoilà devant mon ordinateur, un verre de vin sur la table, tournant ma cigarette du bout des doigts. J’ai machinalement rouvert le fichier, avec l’envie d’écrire. 

Sur quoi ? Je ne suis pas certain…

Une autre cigarette, un peu de musique. La mélodie m’apaise, la fumée s’élève, mes pensées s’embrument, petit à petit. 

L’art contemporain comprend des ouvrages absolument magnifiques, des trésors de recherche plastique et de poésie formelle qui, à les bien regarder, peuvent ouvrir nos esprits au sublime, guérir nos démons ou bien les révéler, panser nos plaies parfois, repousser nos limites, questionner nos vies ou simplement les colorer. Et pourtant, pour l’immense majorité de la population, l’art contemporain est devenu une blague, que l’on raconte en riant jaune à l’occasion d’un repas de famille, d’un apéro entre copains, avec un doux mélange de mépris et de moquerie. Disons-le, les professionnels de l’art, qui n’ontpour certainstrouvé de meilleure réponse que la condescendance d’un entre-soi snobinard, sont en partie responsables de ce désamour. Alors même que l’art est cette ouverture à soi, à l’autre et au monde… cruelle ironie. 

C’est peut-être là ce qui m’a tant affecté dans l’exposition du Palais de Tokyo : l’hermétisme était consommé. Le visiteur, méprisé. Or, les institutions culturelles ont cette responsabilité de s’adresser au public, de nouer avec lui un dialogue positif, et le Palais de Tokyoplus grand centre d’art contemporain d’Europedevrait faire office de figure de proue. Dans les espaces d’exposition déambulant d’œuvre en œuvre, devant les textes, passant d’une ligne à l’autre, au fond, je me suis senti trahi. Non seulement parce que rien ne m’était vraiment proposé, parce qu’aucun dialogue ne m’était permis, mais aussiet surtoutparce que tout cela ne pouvait qu’encore creuser le fossé entre l’art contemporain et le public. Comme si on avait besoin de ça… j’étais exaspéré. 

La musique a changé, devient de plus en plus calme. La nuit est bien avancée. Comment conclure ?

Nos environnements naturels, politiques et sociaux sont en constante mutation. Des prises de conscience aux réveils populaires, des débats acharnés aux grandes questions de société. Comme nous tous, les artistes sont nourris de ces grands bouleversements et cela transparaît aussi dans leur travail. Il y a tellement d’énergies qui, dans le monde, se regroupent et se battent pour un meilleur futur. Que cela peut sembler naïf, mais que cela est important !  J’aimerais que ces mouvementsces sursauts de vie, nourris par les doutes, les questionnements existentiels, les envies d’humanité, les rêves de vivre, les convictions (conscientes de leurs conditionnements) , que ces énergies convergent, défoncent les dogmes et les inerties structurelles, puis viennent fracasser les portes des institutions pour s’y propager enfin. 

Cela adviendra, soyons-en convaincus. 

 

Février 2020 

Grégoire Prangé
Image à la une : Pierre Joseph, Mur de mûres, série Photographie sans fin, 2019. Impressions sur papier. Courtesy de l’artiste & Galerie Air de Paris (Paris). Crédit photo : Aurélien Mole. © Adagp, Paris, 2019.
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