Rencontre avec l’artiste Inês Zenha
J’ai rencontré Inês Zenha en juin dernier à l’occasion de son exposition Between folded, enfolding and yet to be unfolded dans l’ancienne Maison Rouge, aujourd’hui appelé le 10 Bastille.
Fascinée par ses œuvres en volume qui semblent sortir d’une faille du mur, j’ai eu envie d’en savoir plus, sur elle comme sur son travail. J’ai appris qu’elle était une jeune artiste portugaise de 24 ans qui venait de déménager en France, et plus exactement à la Folie Barbizon où elle était en résidence depuis peu. Formée à la Central Saint Martins School de Londres, elle y a fait la connaissance d’artistes avec lesquels elle crée le collectif Parentheses. Ambiance de vernissage oblige, notre conversation se trouve écourtée. Je lui propose de se fixer un rendez-vous pour parler de son travail.
Cette conversation est la retranscription d’une rencontre avec Inês Zenha en octobre 2019 dans un café parisien de la rue Bichat à Paris.
Victoria Le Boloc’h-Salama : Tes œuvres sont composées de meubles, d’objets du quotidien, de tissus assemblés sur lesquels tu peins parfois. Toujours accrochées au mur, elles font penser à des tableaux en volume. Comment es-tu arrivée à fabriquer ces « installations » ?
Inês Zenha : Au début de mes études, je faisais essentiellement de la peinture figurative. Je questionnais déjà la peinture comme médium mais je restais dans les limites d’une peinture « classique ». Un jour, un artiste m’a dit « mais Inês pourquoi tu ne mets pas directement ton sujet sur le tableau ? ».
Ca m’a fait beaucoup réfléchir et j’en suis venue à la conclusion qu’il fallait que je déconstruise littéralement la peinture : de ma perception de la représentation figurative jusqu’aux matériaux que j’utilisais pour créer. J’ai fait la Central Saint Martins School parce qu’ils proposent quatre cours en Beaux-Arts : 1e, 2e, 3e ou 4e dimensions, ce que j’ai choisi. La 4e dimension de mon travail repose sur le lien que je tisse entre mon corps et mes « installations peinture » en volume, lorsque je les crée.
En tant qu’artiste, on se pose traditionnellement la question de savoir quand une œuvre d’art est achevée ; quand est-ce qu’on est allé au bout de ce qu’on cherchait. Je ne suis pas du tout d’accord avec cette interrogation qui impose une réponse binaire : oui-non. Je me demande plutôt « est-ce possible de faire une œuvre d’art qui serait à la fois jamais commencée et jamais terminée ? ». J’essaie par là, de faire une œuvre d’art dans le devenir, dans « l’espace temps du milieu ». Je la conçois comme une entité indépendante que je fige en perpétuelle évolution. De manière plus large, la multiplicité des êtres, des choses, des identités est un sujet qui m’intéresse beaucoup et sur lequel j’écris et lis énormément.
VLBS : Comment sélectionnes-tu les matériaux avec lesquels tu créées ?
IZ : Je travaille essentiellement avec des objets de seconde main que je collecte dans la rue. Je les intègre dans mes œuvres, déconstruits ou non, alors qu’ils sont théoriquement considérés comme des déchets. À l’image des œuvres qu’ils vont composer, ces objets en fin de vie sont aussi pris comme des entités multiples en transition.
VLBS : Dirais-tu que le panel des matériaux que tu emploies est une sorte d’alphabet, ou de gamme, avec lequel tu composes ?
IZ : C’est exactement ça. Chaque œuvre est unique. Une fois démontée, je réemploie différemment ses composantes pour en créer de nouvelles. Ces matériaux et objets sont comme les pièces d’un puzzle.
VLBS : Tu utilises les mêmes éléments que tu disposes différemment d’une œuvre à l’autre. Toutes tes créations s’inscrivent donc dans une démarche plus large. Comment considères-tu chaque assemblage ? Chacun est-il une nouvelle œuvre, ou est-ce justement cette démarche plus large que tu considères être « l’œuvre » ?
IZ : Je les considère comme des multiples. C’est comme des échos, des dérivés qui viendraient de la même famille.
VLBS : Que cherches-tu en assemblant ces pièces ? Que faut-il pour que tu en ajoutes à ta collection, à ce puzzle ?
IZ : Je cherche des relations entre les couleurs et les textures, à la façon qu’un peintre ou qu’un musicien est en quête d’harmonies de formes ou de rythmes. Chaque objet utilisé est un coup de brosse, chaque objet est une décision. De la même manière, je m’accommode de l’espace, comme le peintre ou le musicien s’accommodent du blanc et noir ou du silence. J’ai l’impression de recréer une unité à partir d’un certain « chaos », d’en faire quelque chose qui a du sens.
VLBS : Plusieurs choses dont tu viens de parler peuvent faire penser à l’Arte Povera (le fait d’utiliser des objets sans valeur pour les élever au stade d’œuvre d’art ou de faire des œuvres hybrides, éphémères et nomades). Une autre idée forte qui caractérise les œuvres de l’Arte Povera est celle de considérer que le processus créatif est plus important que l’œuvre finie. Est-ce le cas pour toi ?
IZ : Oui complètement. Chaque travail a un aspect visuel différent, mais ce qui compte c’est le process qui m’y a amené, pas le « produit fini ». C’est l’instant de la création qui contient l’essence de tout, de l’art. C’est précisément ce rapport au temps qui est important pour moi. Je dis toujours que mes œuvres sont des représentations du « maintenant déjà », parce qu’elles figurent un état et d’un instant T au sein d’une temporalité et d’un mouvement dans lequel je me trouve lorsque je crée.
VLBS : Compte tenu du caractère unique et éphémère de tes œuvres, documentes-tu ta pratique ?
IZ : Par essence, mon travail est déjà une sorte de documentation du contexte duquel sont extraits mes matériaux.
Mais oui, sinon j’essaie de documenter ma pratique, même si je ne suis pas vraiment bonne pour archiver et que je perds beaucoup de documents parce que cela m’aide pour créer… Par exemple, j’ai mis en place une « cartographie » ou un registre de toutes mes matières, et de toutes les connexions que je pouvais faire entre elles.
VLBS : Dans tes œuvres, on peut identifier quelques objets, comme des portes ou des fenêtres… Ce sont les seuls éléments qui sont utilisés entièrement et sans être déconstruits. Pourquoi ? Que symbolisent-ils ?
IZ : Oui, j’ai une obsession pour les portes et les fenêtres car elles sont évocatrices de l’espace domestique, une des autres interrogations transversales qui anime mon travail. Couramment, la maison fait penser à l’intérieur d’un logement, mais ca peut aussi symboliser ce que tu as en toi, ton intérieur, tes pensées. Moi, j’entends ce terme de manière exactement opposée : je vois la maison comme une structure construite pour s’extraire du monde. Dans un intérieur, tu es enfermé et tu t’imposes une structure, un « square ». Les fenêtres, les portes te permettent de passer du dedans au dehors, de dedans à dehors. Mais on ne se trouve pourtant ni dehors ni dedans. Ce sont des objets du milieu. Selon moi, un tableau, dans sa conception classique, pose exactement les mêmes limites qu’une maison. Au travers de mes œuvres, je tente de placer l’espace domestique comme le tableau dans cet espace transitoire entre le dehors et le dedans, et d’en déplacer les limites. C’est toujours une réflexion sur la dualité, finalement.
VLBS : Le thème de la domesticité fait aussi penser aux tâches ménagères…
IZ : Oui, d’ailleurs la position de la femme dans la maison m’intéresse aussi. Là encore, je fais une analogie avec la peinture. Dans l’histoire de l’art comme dans une maison, un comportement était traditionnellement attendu de la femme. Dans l’un, la femme est pendant longtemps essentiellement prise comme sujet, tandis que dans l’espace d’une maison, elle devait être dévouée aux tâches ménagères.
En tant qu’artiste et femme, je me joue de cela : je suis créatrice et non plus un sujet passif. Cela se ressent jusque dans la dimension performative de mon travail qui entre en jeu lorsque j’assemble des planches de bois ou des matériaux lourds et volumineux.
Dans les œuvres que j’ai présenté à ma dernière exposition, je tente aussi de réfléchir à ces questions au travers des choix de mes matériaux même. En plus des portes ou des fenêtres faisant référence à la maison, mais aussi des habits de cuisine, des torchons déconstruits, apparat d’une« parfaite femme d’intérieur ». J’ai peint non pas avec des pinceaux mais avec des éponges pour la vaisselle. J’essaie de trouver de nouvelles voies d’expression et de réflexion. Comme je te le disais, l’engagement de mes œuvres se place plutôt dans le processus de création, pas uniquement dans ce qui est visible à l’exposition.
VLBS : Tes œuvres pourraient être qualifiées « d’installations » mais un certain nombre d’éléments ne sont pas sans rappeler la peinture ou la performance. Finalement, comment définirais-tu tes œuvres ?
IZ : Je les appelle « painting performing itself ».
VLBS : As-tu déjà proposé à un public d’assister à l’installation d’une de tes œuvres, comme une performance ?
IZ : C’est mon rêve. Mais pour le moment je n’ai pas trouvé l’espace qui accepterait l’expérience que j’aimerais faire. Je voudrais faire une exposition où les murs, le sol et le plafond sont entièrement couverts de mes œuvres, à l’opposé du white cube. L’idée serait de plier toutes mes œuvres dans l’espace, comme si l’espace était une toile, un tableau.
VLBS : La notion du temps dans la création prendrait tout son sens…
IZ : Oui et ce serait une expérience pour le public. Lorsqu’un visiteur d’une exposition regarde un tableau, il reste devant peut être moins de 20 secondes avant de s’en aller. J’ai la sensation que s’il lui reste des images précises, c’est notamment grâce à la consommation à travers les réseaux sociaux. Avec cette idée de performance, j’essaie de proposer une adaptation de la peinture face à notre monde d’aujourd’hui, et plus précisément face à celui du virtuel, qui est omniprésent. Je voudrais proposer la peinture comme une expérience.
VLBS : Que ce soit dans ton discours, dans ton processus créatif ou même dans la nature des objets que tu emploies, le rapport à l’écoulement du temps est omniprésent. Rien ne semble pourtant faire référence à notre temps, entendu comme notre époque. Par exemple, tu n’intègres pas d’élément digital, électronique, ou même simplement mécanique… De la même manière, aucun des objets employés ne font références à la société occidentale de laquelle ils sont extraits.
IZ : Je pense que le plastique est le seul matériel utilisé dans mes œuvres qui peut faire penser à un contexte récent. Je cherche précisément à inscrire mes œuvres dans un contexte intemporel et culturellement non identifiable car je veux m’inscrire dans un « mouvement » général. Toutefois, force est de constater que je suis inconsciemment marquée par l’endroit où je me trouve lorsque je crée. Par exemple, les œuvres que j’ai réalisé pendant ma résidence à Lisbonne sont beaucoup plus colorées que celles sur lesquelles je travaille depuis que je suis en résidence à Barbizon.