Se faire un réseau avec les morts


En 2019, Gilbert Coqalane a rencontré Claude Monet et s’est fait offrir deux toiles signées d’Yves Klein en personne. Camille Claudel lui a confié que : « Il faut être mort pour que le talent soit reconnu », tandis qu’André Breton, visiblement excédé par son ami, lui a rétorqué un : « Je t’emmerde Gilbert ». Tout cela est vrai et est certifié Gilbert Coqalane : enregistrements audio, photographies et même archives de la presse régionale attestent de la véracité des faits. 

À l’occasion de Ferme ta Gueule, exposition privée à Paris commissariée par Clarisse Russel, j’ai fait la connaissance de ce « futur grand artiste de renom » au carnet d’adresses troublant. Dans le coin d’une pièce d’appartement, Gilbert Coqalane était assis derrière son bureau sur lequel une tasse de café posée à l’effigie de René Magritte aurait dû éveiller mes soupçons : l’artiste (se) joue du réel dans une ironie très sérieuse. J’allais assister à l’une de ses performances, qui n’avait nulle autre ambition que celle de saper le fondement des choses par un humour corrosif. Si Gilbert Coqalane a, effectivement, conversé avec Claude Monet, Louise Bourgeois, César, Georges Braque ou encore Marcel Duchamp, ce n’est pas avec ces artistes décédés mais bien avec leurs homonymes vivants. Les confusions générées par ces échanges incongrus – les interlocuteurs n’ayant pas connaissance en amont de l’appel –  ont été enregistrées et sont consultables sur Soundcloud (ici)

Anne-Laure Peressin : Comment expliques-tu ce que tu fais à une personne qui découvre ton univers ?

Gilbert Coqalane : J’ai appris à dire que j’étais un artiste qui a une pratique artistique. Difficile de me coller une étiquette : je suis dans l’art urbain mais je ne suis pas dans les codes de l’art urbain, je suis dans l’art contemporain mais ne suis pas dans les codes de l’art contemporain. Je fais le voyage entre plusieurs univers artistiques, réseaux selon mes projets et envies, c’est un choix que je revendique et qui engendre avantages et inconvénients.

A.-L. P. : Quel est ton premier souvenir avec l’art ?

G.C. : Mon premier souvenir est tardif : je devais avoir 18 ans et je venais d’arriver à Nancy. Lors d’une soirée étudiante au Musée des beaux-arts, je suis tombé devant La Toussaint d’Émile Friant. J’ai eu un choc visuel et une émotion si importante que j’ai ressenti le besoin de les revivre. Ce souvenir est un élément de réponse parmi tant d’autres, ma sensibilité artistique s’est construite en cumulant différents souvenirs, anecdotes, et rencontres.

A.-L. P. : Gilbert Coqalane est-il ton vrai nom ?

G.C. : Non, c’est un pseudonyme qui a dépassé mon identité que je ne révèle jamais. Ce prénom et ce nom peuvent être « entendables » et crédibles, dans le sens où ce n’est pas un blase affiché comme dans le milieu du street art. Toutefois, mon nom est né de ma pratique originelle dans la rue. Il ne fallait pas que je sois reconnu : j’ai donc choisi Coqalane car je ne savais pas vers quelle expérimentation j’allais me tourner. Je souhaitais passer du « coq à l’âne », d’un sujet à l’autre, en toute liberté. S’est ajouté ensuite le prénom Gilbert au moment où j’ai débuté mon travail sur les relations épistolaires. Aujourd’hui, « Gilbert Coqalane » est écrit sur ma boîte aux lettres, mes proches m’appellent Gilbert et les gens n’osent pas me demander si ce sont mes vrais prénom et nom, ce qui m’amuse beaucoup.

Gilbert Coqalane lors de l’exposition Ferme ta Gueule de Clarisse Russel, 2019 (c) Adrien Thibault
Le bureau de Gilbert Coqalane, installation pour sa performance Pour réussir, il faut un réseau dans le cadre de l’exposition Ferme ta Gueule, 2019, commissariée par Clarisse Russel.

A.-L. P. : Je t’ai rencontré lors de l’exposition privée Ferme ta Gueule de Clarisse Russel, dans laquelle où, assis derrière un bureau au désordre ordinaire, tu m’as invitée à mettre un casque pour écouter des pistes audio sur un ordinateur portable.
Avant de parler du contenu de ce projet, peux-tu me dire pourquoi tu intègres le visiteur comme partie prenante de ton travail ? Est-ce essentiel à ta démarche ?

G.C. : Très souvent, oui. Je pars du postulat que les arts plastiques et visuels sont ennuyeuxmême si c’est un discours peu admis, j’en conviens: le corps est peu présent, souvent seul l’intellect est sollicité. Pour ressentir une transe totale, intellectuelle et physique, il faut multiplier les émotions. Dans mon processus créatif, je pars toujours de la rue où j’expérimente sans filet des performances, auxquelles je combine un travail d’écriture et parfois une pratique plastique expérimentale. Le processus classique atelier-exposition m’ennuie. J’ai peur de m’ennuyer. Il me faut plusieurs façons d’appréhender l’art. Je cherche donc à déclencher une réaction mais qu’importe sa forme. L’interaction ajoute du contenu en ce que ma démarche est pensée pour les autres. Une fois que mon travail est réalisé, vient le temps du partage : mon œuvre ne m’appartient plus, elle vit grâce aux autres. Ce partage est essentiel pour que mon œuvre fonctionne. Les réactions me servent artistiquement, notamment parce que j’utilise la notion d’humour pour rendre actif le public. 

A.-L. P. : Le casque vissé sur les oreilles, j’ai entendu l’enregistrement d’une conversation téléphonique entre toi et un certain Claude Monet. Tu le félicites sur l’entretien de son jardin, lui demandes s’il n’a pas trop mal aux yeux, lui dis que son état de santé t’inquiète, ce qui t’oblige à prévenir Georges… Claude Monet ne comprend pas et se met en colère. La situation est absurde car, très vite, je devine que ton interlocuteur est un homonyme de l’artiste et qu’il ne réalise pas la confusion.
D’où est venue cette envie de perturber des gens qui portent les mêmes patronymes des grands noms de l’histoire de l’art ? 

G.C. : Cette performance qui s’intitule Pour réussir il faut un réseau est la sixième du projet Ressources Humaines débuté en 2009 où j’interroge le monde du travail et son fonctionnement. Conçue et pensée pour l’exposition Ferme ta Gueule, cette performance trouve toutefois son origine en 2013 : en charge du teaser de l’exposition DADA is not dead à Lille, j’ai appelé Marcel Duchamp pour l’inviter. En effet, quelques jours auparavant, j’avais rencontré un Monsieur Duchamp et je m’étais dit « dommage qu’il ne s’appelle pas Marcel… » En cherchant dans l’annuaire, j’ai vu qu’il y avait plusieurs Marcel Duchamp : l’idée était née. L’envie d’extrapoler cette piste s’est concrétisée dans le cadre de cette exposition. 

A.-L. P. : Comment sélectionnes-tu les noms que tu choisis d’appeler ? Je remarque qu’ils se réfèrent tous à des artistes décédés du XXe siècle…

G.C. : C’est un choix. Je voulais des artistes décédés pour rendre ubuesque la scène. Je sais, par exemple, qu’Annette Messager est dans l’annuaire mais l’effet escompté n’aurait pas été le même. C’était trop en confrontation avec le réel. Il me fallait donc trouver des noms connus de personnalités décédées de l’art pour jouer pleinement de l’absurde et de la notion d’humour. J’avais envie aussi de rendre un hommage à de grands noms de l’art en essayant d’être attentif à la parité. Cependant, je n’ai trouvé que Louise Bourgeois et Camille Claudel malgré mes nombreuses recherches… 

A.-L. P. : Tout tient-il de l’improvisation dans tes appels ? 

G.C. : Ce ne sont que des improvisations, oui ! Je m’imaginais toujours un petit scénario en amont mais, sur le moment, j’avançais ensuite volontairement sans filet. D’ailleurs, le produit fini est très brut. J’aurais pu rappeler Claude Monet par exemple, mais cela aurait perdu toute son authenticité.

A.-L. P. : Lors de tes entretiens, tu fais référence à des événements et anecdotes biographiques que seul un initié peut connaître. Ainsi, tu dis à André Breton que tu interviens au nom de Salvador, Tristan, René pour désamorcer le conflit, ou encore, tu annonces à Pablo Picasso que tu l’as croisé au Bateau Lavoir. Ces performances s’adressent-elles à un public ciblé ? 

G.C. : Pas forcément. Certes, les nombreuses références parlent directement aux initiés mais la forme du canular téléphonique, très populaire, permet d’accéder à l’œuvre sans connaissance au préalable. Cette forme offre une approche décomplexée et, je l’espère, peut donner envie aux gens de se documenter sur l’histoire de ces artistes. Mais ce n’est pas l’objectif : les divers éléments biographiques n’entravent pas la réception du message qui est basée sur le quiproquo et l’absurde. Celui qui écoute, néophyte ou amateur, est toujours le complice d’un malentendu. 

A.-L. P. : Lors de tes conversations, tu pars dans des délires, que tu qualifies de  mégalomanes : tu tutoies les gens, tu leur dis ce qu’ils devraient faire ou ne pas faire, tu leur demandes de bien vouloir être ton ami pour minauder dans tes prochaines soirées mondaines. Tu informes Yves Klein que tu vas devenir un grand artiste du même renom que lui, sans même lui dire ce que tu crées, seulement que tu t’appelles Gilbert Coqalane… Tu assimiles donc ton nom à ceux des icônes de l’art. Visiblement, la célébrité du nom est gage de réussite dans le milieu de l’art. Selon toi, la notoriété d’un artiste tient-elle d’une part d’imposture ?

G.C. : Oui, je le pense. Certes le travail doit être là, mais ce qui fait un artiste, c’est son attitude, sa personnalité, sa chance, ses rencontres, son parcours… Je peux apprécier une œuvre plastique mais celle-ci ne trouvera une résonance sincère que si la vie et le renom de l’artiste me plaisent. Les artistes sont des créateurs de légendes qui jouent un rôle dans un énorme théâtre.
Dans ma vie, par exemple, je suis timide, introverti et pas drôle mais Gilbert Coqalane, lui, est tout le contraire. En s’immisçant en moi, les frontières entre mon identité d’origine et Gilbert Coqalane s’effacent. Je m’assume dans ce personnage qui est moi.

A.-L. P. : As-tu un autre personnage que Gilbert Coqalane en toi ?

G.C. : Non, pour le moment je suis seulement Gilbert Coqalane.

A.-L. P. : Comme dit plus haut, ta performance téléphonique s’inscrit dans un projet plus vaste appelé Ressources Humaines qui vise à analyser le monde du travail et des relations professionnelles. Être artiste est-ce un métier pour toi ?

G.C. : Artiste n’est pas un métier mais faire de l’art est une pratique professionnelle. Si demain j’arrête ma pratique professionnelle, je continuerai d’être artiste. 

Yves Klein reprend une des poses de l’artiste Yves Klein (c) Gilbert Coqalane
Acquisition de deux toiles auprès d’Yves Klein. Gilbert Coqalane

A.-L. P. : En jouant du mensonge, tu joues de la vérité. Tu as appelé Camille Claudel, tu as rencontré Claude Monet et tu possèdes même des toiles signées Yves Klein de 2019… C’est indéniable. Mais ce ne sont pas ceux que l’on croit. Te poses-tu la question de l’éthique de ta démarche, comme celle de ressusciter les morts (même si c’est pour de faux) ? 

G.C. : Malheureusement, nous sommes sur Terre pendant une période définie durant laquelle nous n’avons pas l’opportunité de rencontrer les gens des autres époques. En appelant Claude Monet, j’ai le sentiment d’avoir vraiment conversé avec Claude Monet. Ce sont des semi-vérités et des semi-mensonges.
Quant à l’éthique, effectivement, des personnes ont été choquées que j’appelle « des morts ». Mais ce n’est pas l’intention de ma démarche, qui doit être reçue comme un hommage et non une atteinte. Lorsqu’une rétrospective sur Yves Klein a lieu, les commissaires, les critiques d’art et journalistes parlent au nom d’Yves Klein. Pourquoi les artistes n’auraient pas le droit aussi à la parole ? Yves Klein ne sera pas là pour commenter et contester quoi que ce soit. Je me sers donc de ma pratique artistique pour donner la parole à Yves Klein. 

A.-L. P. : Quelles sont les réactions de ton public ? Beaucoup peuvent assimiler tes performances à des gags, non ? 

G.C. : Effectivement, mais je me dis que l’humour est une porte d’entrée. Réussir à déclencher une émotion, c’est déjà beaucoup. Le rire est une réaction brute très difficile à obtenir dans l’art contemporain car tout tient de l’équilibre. Et il y aura toujours des personnes qui ne chercheront pas à comprendre pourquoi mon travail les fait rire ou pas, c’est le jeu. Surtout qu’aujourd’hui la notion de second degré est de plus en plus encadrée et fait souvent débat.

A.-L. P. : D’ailleurs, tu utilises beaucoup les réseaux sociaux pour entretenir cette ambiguïté du second degré…

G.C. : Les réseaux sociaux tuent énormément le second degré. C’est un outil que j’utilise pour piquer les réactions. Par exemple, j’aime bien annoncer des choses qui sont totalement fausses. Cela alimente ma création : je regarde si l’on me prend au sérieux ou pas. 

A.-L. P. : Outre le quotidien et les faits de notre société actuelle, y-a-t-il aussi des personnalités et artistes qui t’inspirent ?

G.C. : J’aime rendre visite à André Robillard à Orléans, le pape de l’art brut. Il me motive et enlève mes doutes dans sa manière d’être « brut » dans tout ce qu’il fait au quotidien.
Sinon en ce moment, je suis sur Instagram Jan Hakon Erichsen, un artiste norvégien destructeur de ballons qui a ce désir simple de détruire. Il produit une sculpture par jour qu’il détruit. Ses vidéos sont très courtes et parfaitement pensées pour les réseaux sociaux. J’aime ce principe de créer des séquences efficaces : ma série N’est pas rebelle qui veut montre, dans des petites vidéos, un artiste « engagé » qui dessine une bite sur une voiture, boit de l’eau non-potable et fait d’autres choses qui sont idiotes car faussement engagées. 

A.-L. P. : Peux-tu me parler de tes projets en cours ou en devenir ?

G.C. : Mes projets sont tous ouverts. Quand je bloque sur une sculpture le matin, je peux faire une performance l’après-midi, ce qui va nourrir un troisième projet. En ce moment, j’interviens dans des grandes surfaces où je fais des installations ou des assemblages avec ce que je trouve dans les rayons. Généralement, j’aime faire des performances inopinées et jouer avec la limite de ce qui est permis. Comme avec un ballon, je cherche à aller le plus loin possible avant qu’il n’éclate. Lorsque je me suis allongé au Louvre, dans la salle de la Joconde, je ne faisais rien d’illégal. Pourtant mon comportement a déclenché de nombreuses réactions.
Je travaille toujours sans filet et sans projet de carrière, tout en essayant de suivre un modèle économique viable grâce à mes collectionneurs. Il est vrai que ça ne rassure pas les galeristes car je suis en marge de ce qui est habituellement présenté dans le marché de l’art. Mais je suis convaincu qu’il est essentiel de rester honnête dans ce que je suis, ce que je fais et que cela déclenchera davantage de rencontres et de cartes blanches.

Anne-Laure Peressin
Informations :

Site internet de Gilbert Coqalane : http://certifiecoqalane.net/

Facebook : https://www.facebook.com/certifie.coqalane

Instagram : @gilbertcoqalane

Tous les entretiens téléphoniques sont consultables sur Soundcloud : https://soundcloud.com/user-88751437

Actualités : 

Sur nos pages, exposition collective, 

Under Construction Gallery

12 au 16 février 2020
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