“Still Life – Style of Life” – 24Beaubourg
« Il y a quelque chose qui m’a toujours enthousiasmé dans la peinture : c’est que, parfois, en un seul regard, elle communique une intuition profonde et magnifique sur l’existence humaine », Lamalattie, 2011.
L’amour de la peinture, de sa capacité à émouvoir et à révéler le réel en le représentant est ce qui guide la démarche d’acquisition du marchand d’art Jean-Marie Oger, qui présente les œuvres de huit artistes de sa collection, jusqu’au 2 avril au 24Beaubourg.
Peu nombreux sont ceux qui exposent sur la scène artistique contemporaine un travail aussi profondément ancré dans une tradition technique et figurative que ceux réunis ici. Les œuvres exposées dans « Still Life – Style of Life » tiennent le pari d’allier une pratique artistique dont les avants-gardes n’ont cessé de clamer l’essoufflement et un ancrage dans le réel le plus contemporain. C’est cette survivance de l’art figuratif et d’une technique virtuose que tente de relier le fil conducteur choisi par Jean-Marie Oger. Certes ténu, ce dernier a néanmoins le mérite de ne pas imposer de lecture et invite à considérer librement ce qui a été retenu par le marchand. Ainsi sous le prisme de la « nature morte » et du « mode de vie » sont proposées des œuvres hétéroclites qui à la fois fourmillent de références à l’histoire de l’art et offrent une image fidèle du monde moderne.
Les huit artistes mêlent une maitrise absolue de leur art et une manière inédite de prolonger la tradition dans laquelle ils s’inscrivent. Francine Van Hove s’approprie celle du nu féminin en travaillant d’après les modèles qu’elles convie dans son atelier et qu’elle invite à adopter des poses inhabituelles et toujours extrêmement gracieuses. Un air d’atemporalité s’immisce dans l’absence complète de contextualisation pour ne plus se concentrer que sur le geste anodin d’éteindre une lampe de chevet ou le plaisir fugace d’une sieste sous un cerisier. Les délicates nuances de couleurs qu’offre au regard le pinceau de l’artiste, autant que les jeux de lumières sur des surfaces réfléchissantes ou que le soin apporté au détail forcent encore l’admiration pour le matériau pictural lui-même et pour l’action, insignifiante mais belle, qu’il représente.
De même chez Demiak, qui trouve son inspiration dans la peinture néerlandaise du XVIIe siècle, et emprunte aux Flamands leur technique, leur format et leurs sujets. Ses petits panneaux de bois peints à l’huile présentent les images de paysages dévastés par des catastrophes naturelles. Ouragans, inondations ou incendies laissent les traces de leur passage sur des maisons ou des monuments détruits, dont Demiak recompose les images. La double référence aux marines et aux peintures d’incendies hollandaises du XVIIe siècle est évidente. Le format réduit, l’aspect volontairement vieilli des images leur donnent néanmoins un caractère beaucoup plus intimiste. Sous leurs faux airs de cartes postales, les paysages dévastés deviennent des vanités, des memento mori pour l’homme contemporain, plus que jamais soumis aux caprices de la nature.
Les scènes calmes mais imposantes de Ray Richardson, qui évoquent tout à la fois Hopper, le cinéma de Scorsese et le quartier natal de l’artiste, au Sud-Est de Londres présentent un léché et une tension fascinants. Même tension chez Sergio Ceccotti, digne héritier du Chirico, qui compose des scènes pleines de cette « inquiétante étrangeté » qui servait déjà à décrire les toiles de son maître. Ici l’angoisse naît de lignes de fuite qui emmènent le regard vers un ailleurs incertain, une porte ouverte sur rien, des contrastes de couleurs presque brutaux… Le sujet principal est toujours énigmatique tant la disposition des objets empêche toute hiérarchisation et interdit au regard de se fixer sur l’un en priorité. Le drame est sur le point d’arriver, les toiles en donnent la certitude, sans dire ce qu’il sera ou quand il arrivera.
Cette manière de mêler les références et les époques, les signes du monde contemporain et les citations d’un art antérieur, empêchent de laisser s’installer toute impression de déjà-vu. Mais si les œuvres réunies par Jean-Marie Oger sont toutes parfaitement exécutées et assez variées pour ne pas susciter un sentiment de redondance au fur et à mesure des salles, il faut reconnaître néanmoins que certaines perdent de leur pouvoir d’attraction au regard de ce qui les entoure. La juxtaposition des artistes ne rend peut-être pas justice à toutes leurs œuvres. Témoin la réunion dans la même salle des natures mortes de Monique de Roux et des sculptures d’Angélique.
Les toiles de la première sont belles mais font presque pâle figure à coté de la série inédite d’Angélique, qui abandonne l’organdi avec lequel elle réalise d’habitude ses sculptures pour une résine acrylique, d’un blanc immaculé, avec lequel elle moule des Natures mortes du futur (2016). Dans une vitrine est servi un repas apparemment commandé dans un food-truck de l’avenir, homard et frites avec soda, le tout méticuleusement sculpté dans ce matériau qui obtient la noblesse du marbre. À la fois drôles et saisissantes par leur réalisme et leur beauté, les Natures mortes d’Angélique invitent à une réflexion sur la nourriture de demain, et comment y mène celle d’aujourd’hui. Inspirées des prescriptions de l’OMS pour un repas sain, les brochettes d’insectes dans une seconde vitrine répondent à une dernière composée de gélules et de perfusions. La délicate sculptrice interroge encore notre monde et notre société de surconsommation, devenus royaume de la luxure et de l’indécence en même temps que des inégalités les plus extrêmes.
Les Curriculum Vitae de Lamalattie enfin, qui accueillent le spectateur dans l’espace d’exposition, se teintent eux aussi d’une ironie amère. Sur des toiles rectangulaires et à travers de subtiles déclinaisons de bleu, des hommes et des femmes n’existent plus que par un prénom, un visage recomposé de toutes pièces à partir de photographies trouvées dans des journaux ou des portraits-robots, et une phrase, unique et lancinante, d’une efficacité terrible, qui suffirait à résumer leur existence. Les couleurs froides, la matière brute, le jeu d’allers-retours entre peinture et esthétique publicitaire livrent une image presque terrifiante d’un monde où la personne aurait disparu derrière sa qualité de ressource humaine. Le caractère sériel des portraits de Lamalattie – sans lequel peut-être ils n’auraient pas eu la même force de saisissement – renforce le double sentiment d’étonnement et d’angoisse qui prend le spectateur. Le jugement rendu par l’artiste semble sans appel, le spectateur ne peut rester indifférent.
Chacun dans son domaine, Angélique et Lamalattie éblouissent, purement et simplement, le spectateur. La force de leur art réside dans ce qu’ils associent avec brio une réflexion subtile sur les sujets qu’ils se donnent et un travail méticuleux de la matière avec laquelle ils les rendent. Angélique repousse les limites et les codes de son art de prédilection, la sculpture, en donnant toute leur noblesse à des matériaux inédits, qu’elle manie avec un talent absolument remarquable. Lamalattie de même insiste sur la « picturalité » de la peinture, expliquant aimer « qu’il y ait de la peinture dans la peinture ». Et le peintre d’expliquer l’appauvrissement nécessaire qu’il y a dans la transposition du réel en peinture. Topos imposé depuis la République de Platon : la peinture (et, par extension, l’art) qui se contenterait d’imiter le réel serait pauvre. Lamalattie veut en outre la doter d’une « complexité qui lui soit propre » car « la profondeur perdue du réel doit être compensée par la profondeur d’une picturalité réussie ». Avant de conclure que, pour lui « la question de la picturalité reste […] indissociable de celle de la figuration ».
C’est à mon sens précisément ce qui fait de « Still Life – Style of Life » l’occasion de contredire avec bonheur la proclamation de la mort de l’art « traditionnel » et tous ses chantres depuis le début du XXè siècle. Au 24Beaubourg, Jean-Marie Oger donne l’occasion de redécouvrir cette voie artistique pleine de vitalité et l’émerveillement qu’elle est toujours prompte à susciter !
Horya Makhlouf
Image à la une : Street food (1/6), Angélique, 2016. Résine acrylique, 45x32x32 cm.
“Still Life – Style of Life’
Jusqu’au 2 avril 2016 au 24Beaubourg
24, rue Beaubourg 75004 Paris
http://www.24beaubourg.com/
http://www.jmoger.com/