Questionner les frontières – Entretien avec Paola Yacoub


For the original German version of this text please visit pokusberlin.com

Après avoir écrit un texte sur l’exposition de Paola Yacoub à la daadgalerie1, je suis allée à sa rencontre. Elle m’a invitée dans son atelier aux grandes fenêtres, à Moabit, où je me suis rendue une après-midi de Décembre. J’avais envie qu’elle m’explique certains aspects de son travail, certains cheminements qui avaient pu définir sa pratique. Et puis comme j’avais formulé une interprétation assez personnelle de son exposition, j’étais curieuse de faire dialoguer ma perception avec ses intentions. Cet échange a été très riche et nous a beaucoup rapprochées. Il a été fertile notamment en ce qu’il nous a permis de nous interroger mutuellement sur certains aspects de la création et de la réception qui avaient pu nous échapper. Paola Yacoub m’a guidée en définissant clairement le contexte de sa pratique (ses références, les causes de ses intentions) et en m’offrant à voir son travail dans toute sa diversité, bien au-delà des œuvres que j’avais pu découvrir à la daadgalerie.

L’un des premiers sujets que nous avons abordé peu après mon arrivée dans le studio fut le tapis. La pièce centrale de l’exposition à la daadgalerie était un immense tapis tissé par la Manufacture des Gobelins, qui est entré en possession de l’Ambassade française de Berlin peu après le finissage. De fait, nous avions toutes les deux très envie d’échanger au sujet de cette œuvre si importante. J’avais de nombreuses questions et Paola Yacoub tenait à ce que je puisse saisir ce travail dans toute sa complexité.

Paola Yacoub, “BEY002”, tapis de laine, 2013-2019, et échafaudage (Photo: Thomas Bruns)

En tant qu’objet, le tapis a une histoire longue et riche de traditions culturelles et esthétiques. Paola Yacoub recourt volontiers au terme de « typologie » pour parler des différentes sortes de tapis, tant d’un point de vue esthétique que fonctionnel. Les tapis peuvent avoir différentes fonctions (dévotionnelle, ornementale, utilitaire, symbolique) et il existe différentes esthétiques, souvent liées à différents savoir-faire traditionnels. En Iran, notamment, les tapisseries sont le support de représentations narratives à forte valeur symbolique. Paola Yacoub se réfère entre autres au film Gabbeh de Mohsen Makhmalbaf : « il y a de l’émotion, une histoire, derrière le tissage d’un tapis. Un tapis, c’est un paysage et puis c’est une transposition de territoires, un jeu de territoires ». 

Par son œuvre, Paola Yacoub a souhaité ouvrir une nouvelle typologie, que l’on pourrait baptiser tapis documentaire. En effet, le programme iconographique de son oeuvre est loin de toute représentation traditionnelle : il s’agit d’un dessin technique que Paola Yacoub a réalisé en 1995 lors d’importantes fouilles archéologiques à Beyrouth2 et qu’elle a transmis à la Manufacture des Gobelins afin de le transposer sur un tapis, dans le cadre d’une longue et intense collaboration. Institution célèbre depuis plusieurs siècles en France, la Manufacture des Gobelins travaille en se nourrissant de savoir-faire traditionnels. « Le tapis a notamment été envoyé dans le Sud de la France, à Lodève, dans une filature qui emploie des tisserandes kabyles. Ces ouvrières, femmes de Harkis algériens, maîtrisent une technique de nœuds très particulière. » Ainsi, bien que Paola Yacoub innove en proposant une nouvelle typologie de représentation, elle n’ancre pas moins son oeuvre dans la tradition (en faisant appel à la Manufacture des Gobelins) et dans l’histoire (en lui faisant porter la transposition d’un document archéologique). En un sens, comme elle le souligne, c’est une démarche presque romantique : ce tapis traduit à la fois une fascination pour l’archéologie – qui naît en tant que pratique à part entière au XIXe siècle, à l’âge d’or du Romantisme – et il incarne, si on le renvoie de manière pragmatique à une de ses fonctions utilitaires, l’idée de « marcher sur l’Histoire ».  « Le romantisme, c’est la première fois qu’on a pris conscience du sol : c’est l’époque des premières expéditions archéologiques et géologiques. » 

Quelle différence, alors, entre document et oeuvre d’art ? Le passage de l’un à l’autre se fait notamment par la suppression du caractère scientifique du document. En effet, comme elle me le fait justement remarquer, Paola Yacoub a fait disparaître du tapis la légende qui indiquait l’échelle sur le dessin original. De fait, la représentation reste celle d’un document, mais celui-ci, en perdant la notion d’échelle, perd sa valeur scientifique. Ainsi s’opère un déplacement sur un autre plan, une transposition qui, au sens aristotélicien, place l’objet sur le plan artistique3. Par ailleurs, Paola Yacoub explique assumer pleinement le côté ornemental du tapis. Quant à la question de savoir s’il s’agit d’une pièce purement décorative, qui lui a été parfois posée par le public, elle s’adresse finalement plus à la Manufacture des Gobelins qu’à Paola Yacoub. Il est certain néanmoins que l’oeuvre déploie une réflexion au-delà de la notion d’ornementation.

Objet ornemental et traditionnel, œuvre d’art, document : en étant tout cela à la fois, cette œuvre ne propose pas uniquement une nouvelle typologie de tapis. Elle confronte les spectateur.rices à un certain nombre de questions sur ce que sont un document, une œuvre d’art, et une œuvre d’art décoratif. Paola Yacoub interroge les points communs, explore les porosités qui existent entre ces trois genres que l’on a tendance à séparer. C’est donc aussi en ce sens qu’elle jongle avec les typologies. De ses études d’architecture à Londres, elle dit avoir tiré l’habilitation de jouer. Ainsi elle a joué avec ce document. « Le jeu, au sens d’expérimentation, est très présent dans mon travail. » Le dessin archéologique tissé met en lumière les sous-terrains que le tapis, posé sur le sol, recouvre et cache. La réflexion dialectique qui s’ouvre de par cette considération semble on ne peut mieux résumer le propos et mettre en avant une forme très singulière de dramaturgie propre au travail de Paola Yacoub.

Car son œuvre ne se veut pas théâtrale, même si le tapis prend une très grande place dans l’exposition et pourrait sembler l’objet d’une mise en scène grandiloquente. « Toutefois, en étant le support d’un document, le tapis aborde la théâtralité sous un angle inattendu. En un sens, on peut dire qu’il n’y a pas de rapport dramatique à l’histoire, mais il y a une dramatisation. » La mise en scène propre à une exposition et le parti pris nécessairement présent dans une œuvre d’art sont des éléments clés de la théâtralisation et nous ramènent encore une fois à questionner l’ambivalence complexe qu’entretient le document avec les notions de subjectivité et d’objectivité. Cette question est essentielle dans le travail de Paola Yacoub et vaut pour d’autres œuvres antérieures au tapis, dont celles produites en collaboration avec l’artiste Michel Lasserre. En prenant pour référence les écrits de Michael Fried4 et Walter Benn Michaels5, Paola Yacoub entend incarner un « retour à l’intention de l’auteur ». 

Cette prise de position a des conséquences importantes sur l’esthétique et sur la portée politique de son travail. « Il y a des peintures qui appellent à la théâtralité, qui sont spectaculaires, où le regard est engagé, et il y a une autre typologie où le regard de la personne qui écrit ou peint n’est pas théâtral : la personne qui écrit ne regarde pas nécessairement le spectateur. » Dans des œuvres telles que le tapis BEY002 ou encore les photographies des séries Radical Grounds et Photos Élégiaques, la guerre est présente, structurante, mais jamais dépeinte de manière spectaculaire. 

Paola Yacoub, Radical Grounds, 2020

Paola Yacoub, Radical Grounds, 2020
Paola Yacoub, Radical Grounds, 2020.

Radical Grounds est une série de photographies de sols, présentée pour la première fois à la galerie Marfa’ Projects à Beyrouth en 20206. Les images confrontent les spectateur.rices au sol d’un territoire marqué par la guerre. Ce sont, en un sens, des documents à travers lesquels on peut lire la perspective de la photographe, sa position exacte, physique, par rapport au sol sur lequel elle est ancrée. Ce sont des preuves de l’existence physique et de la vulnérabilité de la personne située derrière l’objectif. Si le sol s’écroule à ce moment et à cet endroit plus ou moins dangereux, la photographe s’écroulera avec lui. Contrairement aux prises de vues aériennes réalisées par des drônes à des fins militaires, les photographies de Paola Yacoub entendent incarner littéralement la trace d’un ancrage sur le sol. « Elles témoignent de la peur, du sentiment de vulnérabilité, mais sans être dans la dramatisation ni dans la théâtralisation de la guerre. Je voulais montrer la douleur sans avoir à la prouver de manière trop démonstrative ou théâtrale. C’est comme ça que je suis passée à la photographie. J’ai un autre exemple ici, regardez : on dirait une photo élégiaque, on se croirait dans un paysage toscan. Et en fait c’est la frontière entre le Liban et l’Israël. Donc c’est un jeu sur les apparences : je voulais parler de la douleur sans trace. C’est la douleur d’un territoire : c’est un terrain miné. »

Paola Yacoub, Photo Élégiaque, 2001.

Paola Yacoub, Photo Élégiaque, 2001.

Paola Yacoub, Photo Élégiaque, 2001.
Paola Yacoub, Photos Élégiaques, 2001.

Comme Paola Yacoub l’explique à plusieurs reprises, ses œuvres proviennent toutes de la pratique de la photographie documentaire. En ce sens, le retour à une prise de position très claire sur les intentions de l’auteur.rice est déterminant pour lire son travail tant d’un point de vue esthétique que politique. « Je me positionne comme étant habilitée à traiter les documents parce que je viens d’une approche scientifique. » Les années de fouilles archéologiques à Beyrouth, si elles ont confirmé son intérêt pour les sols, lui ont également permis d’approfondir le sens politique qu’elle a souhaité donner à son approche scientifique. « L’archéologie, c’est la gestion des documents. Il y a une réelle nécessité de se positionner par rapport à cela. Pourtant, il n’y a souvent aucune différence entre le propos de la classe politique libanaise et le travail d’un artiste qui se veut engagé politiquement mais qui joue le jeu de la fiction vis-à-vis des documents. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas d’archives publiques au Liban. L’amnistie d’après la guerre fait que les criminels d’hier sont au pouvoir aujourd’hui. Face à eux, à chaque fois qu’on a voulu faire une vraie pratique documentaire, c’était la mort. L’exemple, c’est Lokman Slim7. Certaines œuvres d’artistes libanais jouent ce jeu : quand ils montrent un document qui vient de la guerre, ils entretiennent une certaine ambiguïté en ne considérant le document comme ni tout à fait véridique, ni tout à fait fictif. De toute façon il n’y aurait aucune institution permettant de retracer l’histoire du document et de le placer dans un contexte précis puisqu’il n’y a pas d’archives nationales. Cette posture sceptique des artistes est un frein à l’enquête sur l’histoire du pays. Les documents archéologiques que j’expose ont un statut différent : ils s’assument complètement comme documents. On peut, dans mon dessin, vérifier qu’il appartient à l’Institut Français d’Archéologie. »

Par conséquent, se plonger corps et âme dans la recherche archéologique au Liban relève de l’acte militant, notamment lorsque l’on se place dans une démarche documentaire et scientifique. Cette posture est contraire à celle de la génération d’artistes à laquelle Paola Yacoub appartient et dont elle essaye de se démarquer. Elle se sent plus proche de la jeune génération qui, après la révolution, voit la nécessité de redonner du crédit aux documents historiques et de poser un regard à la fois critique et engagé sur la politique du pays. « En traitant l’histoire du Liban à travers l’archéologie, je veux sortir de la posture sceptique face aux documents, typique de ma génération. Je me sens plus proche des jeunes acteurs de la révolution, qui tentent comme moi de se déprendre de ce scepticisme convenu. Il y a donc un volet très politique dans mon exposition à la daadgalerie. J’ai d’ailleurs choisi d’inviter Art of Boo8 : pour la première fois dans la presse libanaise, on nomme en même temps qu’on critique les acteurs politiques. Art of Boo est un artiste qui ose porter des jugements et critiquer la réalité. Son travail incarne une jeune génération qui s’émancipe, qui veut mener une enquête dans son pays pour aller vers une démocratie. »

The Art of Boo, “L‘Orient-Le Jour”, journaux avec illustrations (détail), 2019-2021 (Photo: Thomas Bruns)

Un grand nombre de caricatures de Art of Boo était exposé sur l’un des premiers murs de la daadgalerie. Je me souviens que c’était justement l’élément qui m’avait invitée à porter un regard politique sur le contenu de l’exposition. Étant confrontée à des propos explicitement politiques exprimés par un humour cynique et cinglant dès le début de ma visite, j’étais forcée de contempler les œuvres au-delà de leur force poétique, de lire en elles un propos engagé dont je ne pouvais toutefois saisir l’ampleur réelle. C’est en parlant avec Paola Yacoub que j’ai mieux compris son intention brûlante de redonner du crédit aux documents historiques. Plus encore, sa volonté de dénoncer les problèmes liés à l’absence d’archives nationales au Liban, paralysant toute possibilité de mener un travail d’historien.ne sur le passé du pays et de cicatriser les blessures individuelles et collectives causées par la guerre civile.

1 Paola Yacoub. BEY002, du 8 juillet at 19 septembre 2021, Daadgalerie, Berlin. https://www.berliner-kuenstlerprogramm.de/en/events/bey002/
Le texte sur l’exposition est disponible ici (anglais et allemand) : https://www.pokusberlin.com/an-beirut/
2 Paola Yacoub a travaillé sur le chantier de fouilles archéologiques de Beyrouth de 1993 à 1999. Ces fouilles, menées par l’Institut Français d’Archéologie du Proche-Orient (IFPAO), furent menées sur deux secteurs de la ville (BEY002 et BEY026) et constituent l’un des plus grands chantiers archéologiques en milieu urbain.
3 Aristote, Poétique.
4 Michael Fried, Absorption and Theatricality: Painting and Beholder in the Age of Diderot, 1980 et Art and Objecthood: Essays and Reviews,1998
5 Voir par exemple Walter Benn Michaels, Neoliberal Aesthetics: Fried, Rancière and the Form of the Photograph, publié le 25/01/2011 et disponible en ligne : https://nonsite.org/neoliberal-aesthetics-fried-ranciere-and-the-form-of-the-photograph/
Voir aussi sa participation à ARP Talks (programme fondé et réalisé de 2013 à 2018 par Paola Yacoub à l’ALBA en collaboration avec le Musée Sursock de Beyrouth).
https://sursock.museum/content/arp-talks-walter-benn-michaels-and-jennifer-ashton
https://sursock.museum/content/arp-talks-walter-benn-michaels
6  https://marfaprojects.com/exhibitions/paola-yacoub-radical-grounds/
7 Lokman Slim, éditeur libanais militant, a été assassiné le 4 février 2021.
8 Les dessins caricaturaux de Art of Boo sont publiés entre autres dans le quotidien francophone libanais L’Orient-le-Jour. https://www.theartofboo.com

Julia Ben Abdallah
Recommend
  • Facebook
  • Twitter
  • LinkedIN
  • Pinterest
Share