MARION MOUNIC, POUR UNE POÉSIE DU QUOTIDIEN


La pièce est plongée dans l’obscurité. Un mélange d’eau et de fluorescéine excité par des rayons ultra-violets crée l’unique source de lumière qui s’extirpe progressivement d’un épais glaçon que la température et le temps liquéfient. Au gré des aspérités du sol et à mesure que les heures s’écoulent, une étendue d’eau se dessine et envahit lentement l’espace d’exposition. Le vert fluorescent, couleur créée naturellement par la mixture chimique au contact de la lumière noire, est bâtisseur d’un paysage hallucinatoire qui se joue de nos sens et de notre perception. Cette substance vient s’immiscer dans les rainures du carrelage et rejoue l’invasion d’une tâche venue amoindrir l’acuité d’une vision. Nous sommes comme projetés en pleine Angiographie, cet examen médical du fond de l’œil durant lequel la fluorescéine injectée par intraveineuse se déploie dans les réseaux sanguins, jusqu’à la rétine, et rend  saisissable l’avancée des stigmates laissés par la maladie.

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Angiographie, glaçon de fluorescéine, lumière noire, 2018.

La vision maternelle

La mère de Marion Mounic est atteinte de la maladie de Stargardt, un syndrome oculaire caractérisé par le développement d’une tâche sur la rétine qui altère la vision. « L’herbe est-elle aussi verte pour toi que pour moi ? Comment te repères-tu dans l’espace ? À quel point, nos visions diffèrent-elles l’une de l’autre ? » s’interroge l’artiste au quotidien. Marion Mounic explore donc l’abîme qui sépare un objet et la vision qu’on en a, le fossé qui désunit les expériences que chacun peut avoir. Si les descriptions de sa mère sont évidemment insatisfaisantes pour s’approprier pleinement sa vision, elles permettent néanmoins à l’artiste de davantage appréhender cet écart. Elle nous en livre aujourd’hui ses impressions fantasmées par le biais d’expériences sensibles qu’elle augmente de constructions chimiques et des savoirs-faire d’une ingénieure.

Avec Chroma, l’expérience est d’autant plus immersive. Marion Mounic y interprète la vision nocturne de sa mère.

« En discutant avec elle, j’ai compris qu’elle mettait en place une stratégie dans ses déplacements en intégrant les codes des enseignes lumineuses. Si elle ne voit qu’un nuage coloré, elle sait par exemple que seules les enseignes relatives à l’urgence, comme la pharmacie, peuvent clignoter, ou encore que le tabac emprunte sa forme à celle du losange, ainsi elle se situe dans la ville. Mais ce que j’ai trouvé incroyable c’est que lorsque deux néons de couleurs différentes sont côte à côte leurs teintes viennent se dissoudre l’une dans l’autre. »

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Chroma, tubes fluorescents, gélatines, brouillard artificiel, 2018.

Excitée par l’idée de voir un dégradé parfait de variations chromatiques, Marion Mounic crée une mise en récit de cette vision altérée. Elle place l’un en face de l’autre deux néons dont les rayons, brouillés par une épaisse fumée, viennent s’enlacer, donnant naissance à une teinte nouvelle et dissipant les corps des regardeurs qui tâtonnent dans ce champ vaporeux.

« Le monde est à nous. »

Puis il y a cette résidence que Marion Mounic effectue en 2016 au Maroc. Là bas, plus que la vision, ce sont les gestes du quotidien qui l’obsèdent. Comme cette terrasse de Tiznit sur laquelle une multitude de parpaings sont, sans logique apparente, posés à même le sol. En questionnant Mohamed El Mourid, l’artiste chez qui elle logeait, elle apprend que c’est le fait de son père, depuis disparu, qui avait multiplié ses assises en fonction de l’avancée du Soleil et des zones d’ombres. Touchée par cet espace d’hospitalité en rébus, Marion Mounic s’empare de cette urgence de vivre, moteur de créativité, et recrée ce micro-territoire qui invite à l’appropriation.

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Teh le bled, mixed média, 2017,
vue de l’exposition L’internationale, Haute école des arts du Rhin, Strasbourg, 2017.

Cette ingéniosité du quotidien ponctue l’ensemble de ses déambulations marocaines. Dans sa seconde famille d’accueil, c’est la présence permanente des femmes dans leur cuisine qui l’interpelle. La constance de ces mouvements féminins qu’elle apparente vite à la danse, la fumée qui s’échappe des cocottes minutes, la buée qui envahit les fenêtres l’obsèdent… Que sont ces engins ménagers ? Symboles d’une solitude aliénante qui touche la Femme ou forces émancipatrices ? Ce qui est sûr, c’est que la cuisine devient avec ces cocottes-minutes un espace de création où l’on compose son œuvre en enchaînant des gestes élémentaires et instinctifs. À son retour du Maroc, Marion Mounic débusque donc trois cocottes-minutes qu’elle pose sur divers moteurs, l’un d’un robot mixeur, les autres de boules à facettes. Les vitesses varient silencieusement en fonction des machines, dessinant une allégorie de chaque cuisinière consciencieusement attelée à la tâche.

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Samâ’, cocottes-minute, moteurs, 2018.

Qu’elle élabore de savants alliages chimiques ou s’empare de la simplicité du readymade, qu’elle explore les failles d’une vision ou la répétition des activités journalières, Marion Mounic nous mène à apprécier ces détails a priori insignifiants et oblige son spectateur à ralentir et à s’émouvoir de la poésie du quotidien.

Visuels : © Cyril Boixel
Image à la Une : Samâ’, cocottes-minute, moteurs, 2018
Site de l’artiste : www.marionmounic.com

Camille Bardin
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