L’épique vérité de Salvatore Alessi


« A chacun sa vérité ». Cette citation empruntée à Luigi Pirandello, écrivain sicilien récompensé en 1934 par un Prix Nobel de littérature, résonne tel un puissant écho à l’égard de l’oeuvre de Salvatore Alessi. S’il est conventionnellement retenu que la vérité est la conformité de la pensée et du réel, qu’en est-il de cette conformité ? Comment reconnaître et savoir ce qui est conforme à la vérité et ce qui ne l’est pas ? Si au premier abord ces notions paraissent purement philosophiques, elles sont toutefois révélatrices d’une époque où la vérité est fragilisée, s’opposant pourtant à l’erreur et à l’illusion, et par extension au mensonge. Religion, sciences, mondes virtuel et médiatique sont autant de détenteurs de la vérité que de thématiques explorées par Salvatore Alessi, qui en confrontant notre jugement critique à la diversité contradictoire de la vérité, met en scène un joyeux théâtre de réflexion sur le paradoxe et l’absurdité de la vie.

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Sablier, Upside down, 2017, 150 x 200 cm.

Du bout de son pinceau, l’artiste sicilien né en 1974 à San Cataldo, illustre les facettes d’un désenchantement contemporain dans une figuration tragique mêlant académisme et syncrétisme. Tels des retables, ces toiles témoignent d’une théâtralisation du culte, du goût pour la contemplation et des décors démesurés. Ses personnages sont aussi mystiques que des saints, hantés d’une aura indiscernable, et révèlent pareillement une expression des plus neutres. Sans sourire ou regard suggestif, chaque visage n’est du moins pas éteint. Comme un mirage, les détails des yeux, du nez, de la bouche sont généralement inexistants dans ses dernières oeuvres, laissant place à un voilage, qu’il soit physique ou d’ombres et de lumière. Seule ou indénombrable, la figure humaine est au centre de chacune des compositions, telle l’actrice principale d’un film d’auteur. Le scénario confronte bien souvent un monde réel à l’imaginaire, en jouant d’un décor surréaliste renversant les lois de la gravitation et dont les éléments finement représentés sont des indices à la compréhension. Pour autant son travail n’est pas là pour donner des réponses, mais plutôt soulever des questions.

Le désenchantement du monde illustré

Selon la définition de Max Weber interprétée par Marcel Gauchet dans un ouvrage éponyme, le « désenchantement du monde » incarne un postulat : une nouvelle et meilleure connaissance du monde grâce au recul des croyances religieuses et magiques au profit d’explications scientifiques. Si cette première analyse date du XIXème siècle, elle semble toujours faire état aujourd’hui. D’un point de vue réductionniste, le déplacement de la vérité issue de la sphère religieuse à la sphère scientifique engendre néanmoins quelques questions à savoir en quoi cette évolution est conforme à un progrès, pourquoi telle vérité prime sur telle autre ou à quel principe adhérer. Cette quête de la vérité hante intimement notre façon de penser, notre conception de la vie et de la mort, obligeant à bloquer notre image sociale selon les moeurs. Cette grande interrogation de notre existence est le terreau fertile de l’univers artistique de Salvatore Alessi.

SABLIER, upside down 2017, huile sur toile,53 x 40 cm-min
Sablier, Upside down, 2017, huile sur toie, 53 x 40 cm.

Si l’effet esthétique de ses tableaux est sans conteste sensationnel, il n’éclipse pas la contenance d’un regard indubitablement critique en usant de l’illusion pour soulever des désillusions. Ici, au milieu d’un salon apocalyptique où une chaise et une assiette flottent dans les airs, il expose frontalement le buste d’une femme ayant pour unique habit un voile légèrement transparent lui oppressant la tête tel un sac plastique, et qui de ses deux mains, semble se boucher les oreilles dans une sage tranquillité. Là, il en représente une autre tenant un grand journal froissé, laissant s’échapper un livre (peut-être sacré) vers le choeur d’une basilique italienne, et dont l’architecture a été retournée de bas en haut à la manière d’une carte à jouer. Ou encore, il figure les passagers d’un métro agglutinés au plafond, laissant vide le couloir et les sièges rouges, à l’exception d’un sac à main confortablement « assis » à une place.

Chaque scène a ce même goût étrange d’un tableau métaphysique de Giorgio de Chirico en adoptant des perspectives lointaines et en faisant côtoyer des éléments au premier plan tranchant avec le décor ; chaque toile provoque une inquiétude enveloppante comme celle ressentie dans The Shining lors de la scène du couloir de l’hôtel Overlook, film iconique de Stanley Kubrick ; chaque tableau évoque pareillement quelques réminiscences avec l’art renaissant italien à travers des allusions aux grands maîtres, le même sens du détail dans la représentation de l’espace architectural ou la maîtrise d’un clair-obscur caravagesque. Le tout confère une image puissante vacillant entre attraction et répulsion où notre regard est captivé par la magie d’un monde envoûtant et arraché par le désenchantement d’une scène sombre et angoissante.

Du spirituel dans la vérité

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From the immaterial, 2015, huile sur toile, 120 x 200 cm.

Dans un lourd silence, une lampe de chevet frappe de sa lumière chaude et latérale deux visages anonymes dont les traits ne permettent pas d’identifier s’il s’agit de femmes ou d’hommes. Le premier semble toutefois être une tête sculptée, dont la grisaille se devine avec parcimonie, posée négligemment sur le bord d’une table, tandis que du second se distingue une attitude d’abandon perceptible par sa bouche légèrement entrouverte. Si le calme domine, la scène dégage toutefois une force dramatique. La combinaison du clair-obscur au rouge vermillon de l’abat-jour fait glisser le lumineux vers le grave, le funeste, renvoyant à l’imagerie d’une Judith ayant égorgée Holopherne ou d’un David et Goliath. Le principal sujet, pris entre l’ombre et la lumière, pourrait bien succomber à cette fascination coupable, point noir du sentiment humain… A moins que tout cela ne soit qu’une fiction, un rêve, dont les pixels symboliseraient l’illusion.

Bien que personnelle, cette interprétation a pour mérite d’exposer une sensation significative à la vue d’une toile de Salvatore Alessi. En s’immisçant dans l’esprit d’un monde intérieur et les inquiétudes existentielles de l’Homme, l’artiste dépeint un univers symboliste reflétant ses inspirations puisées dans la lecture d’auteurs italiens, le cinéma d’auteur ou l’histoire de l’art. Comme le soulignait Vassily Kandinsky, cette touche de spirituel dans l’art transcende la figuration pour accéder à des notions qui nous dépassent : « La peinture est un art et l’art dans son ensemble n’est pas une vaine création d’objets qui se perdent dans le vide, mais une puissance qui a un but et doit servir à l’évolution et à l’affinement de l’âme humaine.»

Memento mori d’aujourd’hui

A l’envers, à l’endroit… La singularité des toiles récentes de Salvatore Alessi repose également sur l’ingéniosité d’une double lecture. En retournant les décors et défiant le phénomène de gravité, le savant sicilien conçoit ses tableaux comme des rêves emboîtés, à l’instar des scènes du film Inception de Christopher Nolan, où pour saisir l’image dans sa totalité, il convient de la pivoter physiquement de bas en haut. Ce geste n’est pas anodin, il est le même effectué pour découvrir les portraits inversés de Arcimboldo, mais plus encore, il symbolise intrinsèquement le temps. Car oui, ce qui est donné à voir n’est pas seulement sous nos yeux.

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Hourglass Upside down, 2016-17, huile sur toile, 200 x 250 cm.

Regardez la composition de Hourglass upside Down : une foule anonyme de corps nus est parallèlement entassée à des silhouettes vêtues sans visage, tous rassemblés dans un monument en ruine, évoquant l’intérieur d’un couvent abandonné. Les deux groupes de personnages sont répartis selon deux constructions pyramidales, suggérant celles d’un sablier. Tel un grain de sable tombant dans les affres du temps, le corps nu d’une femme rejoint le clan des habillés. Elle est la fuite du temps qui passe. Comme sacrifiée, sa posture fait peut-être même allusion à la crucifixion de saint Pierre. A l’inverse, si nous retournons la toile, nous pourrions songer à son élévation vers un ailleurs. A chacun sa vérité.

Ses toiles peuvent alors être compris comme des memento mori contemporains partageant un même but, celui de rappeler que nous sommes mortels et mus par la vanité de nos plaisirs futiles et dérisoires. Ici, la beauté, la tendance à la consommation, la considération sociale… Là, l’inévitable fin de notre existence. Ou pas. A chacun sa vérité.

Ces révélations paradoxales soulèvent le conflit entre la vie et l’incompréhension des Hommes à pouvoir exprimer correctement la réalité. D’ailleurs, les personnages de Salvatore Alessi n’interagissent jamais entre eux. Ils partagent un même espace sans communiquer. Comme eux, nous sommes seuls dans notre quête de vérité. Alors que certains trouveront des réponses dans la religion, les médias, les sciences ou dans leur intime conviction, nous sommes tous voués au même dénouement.

« A chacun sa vérité » disait Luigi Pirandello alors que celle peinte par Salvatore Alessi pique la nôtre. Son oeuvre pose une question qui vaut mieux que mille réponses, à savoir que voulons-nous vraiment bien voir et croire… Pour trouver votre vérité, sachez que sa prochaine exposition s’ouvre du 18 mai au 30 juin 2017 à la galerie Teodora.

Anne-Laure P.

Exposition Sablier, du 18 mai au 30 juin 2017.

Galerie Teodora, 25 rue de Penthiève, 8e Paris.

Vernissage le 17 mai à partir de 17h pendant la Nocturne Rive Droite.

Anne-Laure Peressin
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