IRÈNE CAVALLARO, UN TRIBUNAL POUR LES ICÔNES
« Tout l’univers visible n’est qu’un magasin d’images et de signes auxquels l’imagination donnera une place et une valeur relative ; c’est une espèce de pâture que l’imagination doit digérer et transformer. Toutes les facultés de l’âme humaine doivent être subordonnées à l’imagination, qui les met en réquisition toutes à la fois. »
Charles Baudelaire, Curiosités Esthétiques, IX.
Souhaitée par Baudelaire en 1859, cette appropriation du « magasin d’images et de signes » que constitue notre environnement semble s’accomplir de la plus belle des manières dans l’art du collage, médium de prédilection d’Irène Cavallaro.
Avant d’entrer dans le vif des oeuvres, il est important de bien comprendre ce que le collage a de spécifique, cela permettant non seulement d’appréhender le choix par l’artiste de ce médium si particulier mais aussi – et surtout – de ne pas regarder son travail au travers d’un prisme non-adapté : il ne faudrait pas assimiler le collage à une image, à une mosaïque de représentations, ou encore à un simple jeu de juxtapositions fortuites !
L’imagination, ciment de l’oeuvre collagiste
Apparu au début du XXe siècle dans les tableaux de Braque et Picasso, le collage s’est fait une place de choix dans les mouvements d’avant-garde. Largement utilisé par les dada, futuristes et surréalistes, il est complètement adopté dans la seconde moitié du siècle, devenant un moyen d’expression majeur pour les artistes qui voyaient par cette pratique s’accroitre de manière exponentielle le champ de leur possible : la palette du peintre s’est enrichie du réel.
L’entier processus de réalisation d’une oeuvre collagiste est symboliquement signifiant, et axé autour de deux thématiques : déconstruction et reconstruction (1). Tout commence par une collecte du réel, éléments divers retirés à leur contexte et donc dépossédés – ou libérés – de leur sens d’origine. Cette étape est intimement liée au hasard, l’oeuvre finale étant subordonnée à ce qui, au bon moment, est tombé sous le regard de l’artiste. Pour Irène Cavallaro, le matériel est principalement puisé dans des magasines d’art des années 1960, il est extrait – dans un geste d’une rare violence symbolique – des pages d’anciens Artforum, de vieux Connaissances des arts. En parallèle de cette récolte frénétique, l’artiste assemble, juxtapose et superpose ces éléments hétéroclites, leur donnant de ce fait un contexte autre, qui amène un sens renouvelé. Jean-Marc Lachaud peut alors écrire : « Ces brisures du réel, arrachées à leur univers habituel, sont insérées, sans toutefois perdre leurs propriétés originelles et leur mémoire, au sein d’une structure mouvante. Tout en résistant aux manipulations de l’artiste et en conservant une relative autonomie, elles sont néanmoins décontextualisées. » (1). L’oeuvre collagiste est donc fondamentalement en tension, entre sens passé et réalité présente, entre mémoire conservée et projections nouvelles.
Ce processus de déconstruction et reconstruction conduit-il à des compositions incohérentes, à des assemblages dépourvus de sens ? Ou bien à des images rendues complètement sensées par la volonté (totalitaire) de l’artiste ? Il est intéressant de constater que, pour la plupart, les colleurs rejettent totalement l’une et l’autre de ces possibilités. Alors, face à leurs oeuvres – fascinants kaléidoscopes – le spectateur n’est plus simple contemplateur, mais « acteur-complice » (1), invité à se confronter à une logique fuyante, à lui imprimer du sens.
C’est peut-être là que se trouve le profond mérite du collage, dans cette confrontation du spectateur avec le dérèglement de sa perception dogmatique : face à ces oeuvres déconstruites et reconstruites, le spectateur-acteur doit remettre en question une réalité qui lui semblait établie. Lachaud parle alors de « métamorphose désaliénante » : « En s’éloignant des règles asservissantes de la Raison instrumentalisée, ces œuvres nous convient à succomber aux promesses de l’imagination errante » (1). Nous en revenons finalement à l’essentielle imagination évoquée plus haut par Baudelaire : la boucle est bouclée, la roue peut tourner.
Irène Cavallaro, des icônes en question
« La modernité, de quelque époque qu’elle date, ne va jamais sans l’ébranlement de la croyance et sans la découverte du peu de réalité de la réalité, associé à l’invention d’autres réalités ».
Jean-François Lyotard, Le postmoderne expliqué aux enfants, Paris, Galilée, 1986, p. 25.
Étudiante en histoire de l’art à l’Ecole du Louvre, Irène Cavallaro pratique le collage depuis quelques années déjà, dans une démarche liant la recherche formelle à la volonté subversive. Engagée dans différents combats sociétaux, elle réfléchit dans son travail aux stéréotypes que véhiculent les images, à ces réalités « de peu de réalité », pourtant diffusées et répandues par le biais des représentations. Finalement, nous sommes devant un questionnement des icônes, un tribunal de l’image dogmatique, disons même une cour d’assise, puisque chaque spectateur participera au jugement de ces stéréotypes en recomposant les différents éléments de l’oeuvre.
Les « icônes » sur lesquelles se penche Irène sont nombreuses mais peuvent être grossièrement regroupées en trois groupes distincts, souvent interpénétrants : les icônes du monde de l’art, les icônes religieuses et l’icône que peut devenir le corps de la femme lorsqu’il est exploité en tant qu’objet esthétique (pensons simplement à la publicité). Que véhiculent ces images dans l’imaginaire collectif ? À quels présupposés est subordonnée notre manière de les appréhender ? Le collage permet à l’artiste de déconstruire ces icônes et la culture parfois millénaire qui les accompagne. En les arrachant à leur contexte elles perdent un peu de leur cohérence. Placées dans un nouvel univers, elles acquièrent alors un nouveau rôle, se trouvent enrichies de nouveaux sens pour finalement proposer une alternative au commun, challenger le convenu : à terre le stéréotype !
Ne tombons cependant pas dans le cliché de la destruction aveugle et enragée de tous les topoï, indistinctement, seulement par principe : facilité idéologique d’un intérêt bien discutable. Cet écueil, Irène Cavallaro s’en préserve, et évite ainsi de sombrer dans les profondeurs de la vacuité ! Il est d’ailleurs intéressant de constater que le collage, de par sa nature, permet assez facilement de se soustraire à ce risque. En effet, parce qu’il nécessite une participation active de chaque spectateur, il s’enrichit de chaque interprétation, de chaque individualité. Finalement, l’artiste initie des questionnements, mais les réponses ne peuvent venir que du regardeur : elles peuvent être extrêmement variées !
Indiquons un dernier élément avant de nous plonger dans les oeuvres : Irène Cavallaro accorde dans son travail une grande importance à la recherche formelle ! Nous verrons que les collages qu’elle propose sont soumis à une construction rigoureuse (n’oublions pas que l’artiste porte avec elle un important bagage d’historienne de l’art), à une recherche esthétique qu’il serait malavisé d’occulter. Pour s’en convaincre observons simplement comment la verrière dédoublée vient subtilement accompagner l’embrassade des deux saintes femmes éplorées, tout en répondant à l’auréole de la Vierge, dans Sans vous (image à la une) ! Remarquons aussi que, poussant jusqu’au bout la logique de récupération propre au collage, Irène Cavallaro dispose la plupart du temps ses éléments dans un couvercle de boîte en carton, matériau recyclé par excellence, les bordures de ce couvercle se trouvant par ce simple procédé transfigurées en cadre improvisé.
Icônes de l’art, icônes religieuses, icônes « féminines »
Forum est l’une des oeuvres emblématiques de la mise en question des icônes de l’art, et de l’art en général. Au centre du collage, se détachant sur fond scriptural, trône la figure de Basquiat, l’artiste star par excellence ! D’un regard perçant l’artiste nous observe et semble même nous questionner. Le texte manuscrit qui entoure son visage, parsemé de ratures et par endroits souligné, renvoie aussi bien aux oeuvres de l’artiste qu’aux textes théoriques qui bien souvent accompagnent la production artistique. À droite et à gauche, deux figures monumentales viennent asseoir la composition, telles deux colonnes massives. L’une présente un visage humain au nez recomposé, démesuré, image du mensonge, ou du moins de la tromperie. De l’autre côté, un révolver nous pointe de son canon menaçant dont l’ouverture renvoie formellement aux pupilles noires de Basquiat. Il nous tient en joue. Sur le manche, le joker semble se moquer de notre soumission. En bas à droite, une figure humaine se détachant sur un fond jaune vient perturber la composition, statique. Cette figure qui semble renvoyer au spectateur parait comme écrasée par les monuments qui l’entourent. Perplexe, elle ne sait comment trouver une place dans ce système qui ne lui en laisse aucune. C’est le monde de l’art qui est ici questionné, son institutionnalisation, sa part d’ésotérisme, son rôle social, son rapport au spectateur, son importance dans la “place publique” !
La religion quant à lui illustre très bien le genre de questionnements qu’Irène Cavallaro peut initier, dans ses collages, à propos du spirituel. Au centre du couvercle en carton, un groupe d’enfants vêtus de blanc, dansant en rondes autour d’un champignon nucléaire. En haut à droite, un pompon blanc de passementerie surplombe la scène, tel un ange dans les nuées. À gauche, un collier de perles accompagne la composition, et en bas, le prisme de lecture de l’oeuvre. Remarquons que les collages d’Irène peuvent être lus de différentes manières, sans qu’une seule soit la « bonne », ou la « vrai » (ce concept n’a d’ailleurs ici aucun sens). En effet, une première lecture nous renverrait aux dégâts que la religion peut – et a pu – engendrer, avec ses guerres, ses conversions forcées, ses « matraquages » idéologiques… Mais il serait dommage de s’arrêter là ! Comment ne pas penser dans cette oeuvre aux danses rituelles ? À l’animisme ? À la spiritualisation du monde réel ? La religion renvoie aussi – surtout ? – à cette aspiration commune à l’humanité toute entière, consistant à essayer de comprendre le monde qui l’entoure, et à souvent attribuer une justification divine à des forces incomprises, ou dangereuses. Le champignon nucléaire apparait alors comme l’émanation la plus dramatique – et incompréhensible – du génie humain, et de facto comme l’échec absolu de la pensée positiviste.
Terminons ce petit panorama avec les icônes « féminines ». Comment la femme peut-elle se ré-approprier son image, tant celle-ci a été détournée au cours des siècles ? C’est peut-être l’une des questions les plus récurrentes dans le travail d’Irène Cavallaro, et nous allons essayer de l’illustrer à travers Le vent tourne. Le titre tout d’abord sonne comme le glas de la société patriarcale, son heure est comptée. Au coeur d’un environnement de marbre, la femme trône, richement parée, sur le siège du pouvoir. Dans ses jambes, une serrure. La clé ? Absente ! En haut à gauche l’image de la diablesse, le topos de la femme tentatrice, instrument du démon, impure. Mais l’horloge nous l’indique : « le vent tourne », l’heure est peut-être venue de passer à autre chose ! La figure de Picasso en dessous renvoie à l’homme, parfois irrespectueux, dominateur, trompeur, ainsi qu’à sa bestialité, notamment dans le rapport de l’artiste à la tauromachie. Mais ce sont aussi des générations entières d’hommes qui sont ici mises à la barre ! L’image installée juste en dessous est très claire : instrument de castration, la tenaille peut appeler à une reprise du pouvoir par la violence. La flèche située en dessous semble exclure la figure masculine de l’oeuvre : exit le patriarcat. En bas à gauche enfin, le chat ferme la composition, renvoyant prosaïquement au sexe féminin, mais aussi à la figure de la femme. Pour l’artiste, le chat est cet animal qui bien que totalement indépendant, attaché à sa liberté et n’hésitant pas à sortir ses griffes pour se défendre, peut se montrer extrêmement doux et désireux d’amour. Le chat remplace ici la figure du chien, très souvent associée aux femmes dans l’histoire de l’art, qui symbolise la fidélité et parfois la soumission. Voici quelles pourraient être les différentes pistes tracées par Le vent tourne, mais une lecture totalement autre est suggérée par le médaillon situé en bas à droite de l’image et dont la flèche semble indiquer un autre sens possible de lecture, bien plus pessimiste. Ici, l’instrument de torture est subordonné à l’homme, c’est lui qui a la main dessus. Les horloges, elles, marchent à rebours : le temps n’avance pas, et cette fois-ci c’est la femme sur qui l’on jette l’opprobre qui termine la composition, avec le chat qui accentue ici son côté diabolique : on l’a longtemps associé à la sorcellerie ! Comme souvent dans ses oeuvres, Le vent tourne accepte de nombreuses interprétations et ne renvoie pas à un unique sens : encore une fois l’important n’est pas la réponse, mais bien la question.
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Ce portrait fut long, la conclusion sera courte ! Remarquons simplement qu’Irène Cavallaro a su de la meilleure des manières utiliser les propriétés du collage pour construire son art. J’irai même plus loin en affirmant que la nature même du médium colle parfaitement à son projet artistique, dans ce rapport à la mémoire du fragment, au sens renouvelé par un contexte autre, à la subversion de l’image dogmatique, à l’évocation de pistes plus que de conclusions, à la place du spectateur, mis à contribution, enfin. Quel plaisir quand « forme » et « fond » se nourrissent dans une telle symbiose !
Image à la une : Irène Cavallaro, Sans vous, 2017. © Irène Cavallaro.
Site de l’artiste : pasteboarding.tumblr.com.