FACE À FACE AVEC L’ART AUTOROUTIER PARTIE I
Sans doute connaissons-nous tous les autoroutes de l’Hexagone : les péages, les sandwichs triangles et autres embouteillages sont autant de mythologies qui animent chacun de nos départs en vacances, chacun de nos allers-retours au travail. Seraient-ce toutes ces distractions qui nous auraient détournées des œuvres d’art qui s’y trouvent ? Présentes sur de nombreux tronçons, on en recense près de quatre-vingt en France. Mais le sujet ne remporte pas un franc succès, il s’impose comme une espèce de marronnier, lorsque l’actualité des mois d’août n’est pas très chargée et qu’il faut combler les dernières minutes d’un journal télévisé. En même temps, quelles étranges curiosités sont-elles ! Des œuvres d’art, hautes de plusieurs mètres de haut, posées au milieu de nulle part et que l’on ne peut observer que quelques secondes puisque roulant à 130 km/h. Si bien que personne n’y fait vraiment attention.
Il suffit d’inscrire « art autoroutier » dans un moteur de recherche pour se rendre compte de la méconnaissance, voire du mépris que peuvent susciter ces œuvres. En effet, les quelques articles qui remontent sont davantage des catalogues de ces excentricités : « Art d’autoroute : cinq œuvres férocement commentées » pour le Nouvel Obs, « Top 20 des œuvres d’aire d’autoroute, l’art au service des pauses-pipi » sur la page de Topito ou encore « L’art autoroutier, cet obscur objet de distraction au volant » dans les colonnes du Point. En somme, rares sont les articles évoquant ce sujet et même inexistants sont les ouvrages qui traitent cette question. Longtemps, j’ai moi-même porté un regard presque condescendant sur ces drôles de sculptures ; ne comprenant leur intérêt, ne saisissant leurs qualités intellectuelles ou même esthétiques. C’est donc pleine d’incompréhensions — voire de soupçons — que j’ai commencé à me pencher il y a six mois sur ces formes qui rythment mes trajets en voiture.
Étonnement, seule une personne semble s’être intéressée consciencieusement à cet art jusqu’à présent. Julien Lelièvre, un graphiste et photographe français, a obtenu une bourse du Centre national d’art plastique (Cnap) en 2009 pour en faire l’inventaire. Un travail colossal car tout le monde semble méconnaître la présence de ces sculptures. Le ministère de la Culture n’est pas concerné par la question, celui des Transports peu passionné – bien qu’impliqué – et certaines sociétés d’autoroutes ignorent parfois même la présence de ces objets sur leur tronçon. Cinq années lui ont donc été nécessaires pour les répertorier. Après des centaines de kilomètres parcourus, des dizaines d’appels passés, il a finalement présenté un rapport exhaustif des œuvres érigées sur nos autoroutes des années 1950 aux années 2010. Pour autant, rien ne permet aujourd’hui de justifier leur présence.
Certes, il est vrai qu’en France la commande d’œuvres d’art a longtemps régné en maître sur les politiques publiques. Si bien que les législateurs se sont dotés d’une loi obligeant les bâtiments publiques à se décorer de l’œuvre d’un plasticien. Une procédure spécifique, communément appelé « 1% artistique » qui contraint l’état à réserver 1% du budget de ses constructions de gares, d’écoles ou encore de palais de justice à une œuvre. Mais étrangement, cette loi n’a jamais inclus les autoroutes non concédées aux sociétés privées. Seul un décret – ayant une valeur juridique bien inférieure à celle d’une loi – encourage les sociétés d’autoroutes à réserver un millième de leur budget à une œuvre d’art. Alors, depuis les années 1960, la présence de ces statues relève un peu de la bonne volonté de chacun. D’autant que, la législation étant beaucoup plus souple dans les années 1980 et 1990, ces drôles de monuments ont été placés sans véritable encadrement.
Preuve en est avec les neuf œuvres de Bruno Maillard. Installées dans le nord de la France, entre Boulogne-sur-Mer et la ville de Calais depuis 1991, ces statues représentent l’ensemble des sports pratiqués dans la région des Hauts-de-France comme la chasse, la voile, l’équitation ou encore le tennis. La présence de ces œuvres sur l’autoroute A16 a été impulsée par Olivier Frérot, l’ancien directeur départemental de l’Équipement, une branche du ministère des Transports qui n’existe plus aujourd’hui. À l’époque, Olivier Frérot était chargé de la construction de cette route et, il le reconnaît, la décision de choisir cet artiste plutôt qu’un autre lui est naturellement revenu :
Quand j’ai commencé à vouloir travailler avec Bruno Maillard, j’ai eu l’aval de mon directeur, point barre. Il ne m’a pas accompagné davantage, il m’a simplement fait confiance. J’étais tout seul, mais je me sentais responsable de cette mission. Évidemment, je demandais conseil autour de moi ; mais je ne travaillais pas avec un tas de personnes. Car le risque lorsqu’on multiplie les chaînes de décision, c’est qu’un caillou s’y mette.
Aujourd’hui il l’admet, aucun appel d’offre, aucun concours n’ont été mis en place : il était contre. « C’était un choix délibéré qui n’était sans doute pas très légal, mais pour avoir fait des concours quand j’y étais obligé, je pense que cela ne fonctionne pas. » Pour l’ancien membre du ministère, impossible de mener à bien des projets créatifs en respectant les contraintes administratives. Aussi, la notion même de concours ne lui semblait absolument pas juste pour les artistes : « C’est un gros travail pour des personnes qui ne sont pas rémunérés. Sur dix artistes qui y croient, seul un réussi. Donc j’étais contre. » Rétrospectivement, c’est donc sans crainte qu’il assume cette décision arbitraire. Plus encore, il déplore aujourd’hui la conformité des fonctionnaires. Une conformité qui, selon lui, vient ralentir, si ce n’est anéantir, de nombreux projets artistiques.
Le bon sens, contre le sur-encadrement légal : c’est également ce que regrette Bruno Maillard, l’artiste à l’origine des œuvres de l’autoroute A16. S’il a longtemps aimé participer à ce genre de projets, les obligations, aujourd’hui imposées par l’état, sont pour lui des menaces pour la créativité. « Aujourd’hui, tout se fait de manière très formelle du point de vue administratif. Je n’y trouve plus vraiment mon compte, je ne m’amuse plus, donc je préfère faire autre chose. » Presque emprunt d’une nostalgie réactionnaire, il poursuit en affirmant qu’à l’époque, maires, conseillers généraux et chefs d’entreprises agissaient ensemble dans le respect du contribuable. « Nous étions loin de l’administration actuelle. C’était une époque où les politiques n’avaient pas peur des journalistes, ils se sentaient plus libres. Tout n’était pas fait selon ces règles strictes et stérilisantes. »
Liberté artistique face aux contraintes légales, à l’argent public : difficile aujourd’hui de clore le débat. Pour autant, cette tension a insufflé des craintes si tenaces qu’elles sont aujourd’hui devenues des reproches. Et contrairement à ce qu’on pourrait penser, pour les professionnels de l’art soutenir ces projets publiques est loin d’être une évidence. Pour Laurent Le Bon, directeur du Musée Picasso de Paris et co-auteur du livre L’art à ciel ouvert – Commandes publiques en France, cela peut s’expliquer par le fait que dès l’apparition du 1% dans les années 1950, cette législation a très vite été utilisée pour financer des projets sans qu’il y ait une vocation artistique avérée, « voire dans le pire des cas pour financer des proches. » Ce furieux rabais en terme de qualité a donc rapidement détourné le monde de l’art de ces manifestations. Si bien qu’en 1998, Yves Aguilar publie sa thèse Un art de fonctionnaires : le 1 %, un ouvrage dans laquelle il affirme que le refus des artistes de renommée de se plier aux concours qu’obligeaient les commandes publiques, avait ouvert la porte à de nombreux artistes, dont les qualités esthétiques du travail pouvaient sembler douteuses. Ces derniers se seraient même totalement spécialisés dans la commande publique, se voyant exclusivement financés par l’état.
Quand l’art autoroutier n’échappe pas aux radars des néophytes comme à ceux des professionnels de l’art, il est donc conspué. Mais comme tout bon vilain petit canard, il recèle des qualités insoupçonnables, qui méritent à elles seules une réflexion à part entière.
Je reste sur ma faim…votre article ne semble pas terminé ! pour une fois qu’un critique d’art écrit “l’art autoroutier .. recèle des qualités insoupçonnables…” C’est un bon début d’approche pour faire enfin comprendre au public pourquoi ces sculptures se trouvent là, mais… sans la bénédiction de l’Art d’Etat ..
l’aventure qui m’a le plus touchée dans le passé, fut l’intervention de couleurs de Rougemont mais qui se trouve maintenant dans un très piteux état. Cet article est vraiment intéressant et je vous félicite de l’avoir écrit. Belle initiative. Robert Einbeck