Euridice Zaituna Kala : l’archive, peau nue
« Je suis l’archive ». C’est cette assertion qui donne éloquemment son titre à l’exposition d’Euridice Zaituna Kala à la Villa Vassilieff.
Proclamer « Je suis l’archive » c’est exposer d’emblée toute la subjectivité du document et celle de l’histoire qui en est tirée. C’est rappeler combien le personnel et l’intime sont liés à l’historique. C’est revendiquer d’être et d’avoir été. C’est convoquer des figures qui nous ressemblent. C’est aussi nous renvoyer à nos responsabilités.
Être archive. Faire archive.
L’exposition d’Euridice Zaituna Kala porte sur les archives du fonds Marc Vaux, conservé à la Bibliothèque Kandinsky du Centre Georges-Pompidou. Marc Vaux a été le photographe de la scène artistique de Montparnasse, en ébullition dans les 1920-1930. Il était « le photographe des peintres», immortalisant nombre de peintures et sculptures des ateliers d’artistes de l’époque. À propos de ce fonds, il nous est dit qu’il est fort dense, « un mastodonte d’archives » (1) : près de 5 000 artistes, 127 654 photographies sur plaques de verre, réparties dans environ 11 000 boîtes. Mastodonte donc.
Euridice Zaituna Kala a travaillé sur le fonds Marc Vaux. Ou plutôt sur ce qu’il ne contient pas. Elle ne s’est pas tant intéressée à ce que les archives racontent qu’à ce qu’elles taisent. En débutant ses recherches, l’artiste mozambicaine s’imaginait y rencontrer des figures familières, notoires dans le paysage artistique du Montparnasse des années folles. Ernest Mancoba, Gerard Sekoto, James Baldwin, Katherine Dunham, Joséphine Baker. Des personnalités qu’elle a entrepris naturellement de rechercher dans ce fonds. Aucun résultat, ou si peu.
De ces archives, il est avant tout question de leurs manques. De celles et ceux qui n’y figurent pas. Ce sont ces oublis qu’Euridice Zaituna Kala expose à nos regards, à nos oreilles et nos esprits. Ces effacements volontaires que l’histoire produit et que ces archives, et tant d’autres avec elles, reflètent. Il est question de fantômes, de voix et de corps. De ce qui est présent et invisible. De ces hommes noirs et de ces femmes noires qui étaient là, mais sont invisibles aujourd’hui dans ces archives.
Il y a d’abord cette voix. Ou plutôt ces voix. Dans tout l’espace d’exposition est diffusée la pièce sonore Je suis l’archive. Dans cette bande-son, c’est Euridice qui parle. Ce sont ses mots, portés par d’autres, des comédiens et des comédiennes. Les voix incarnent ses paroles, égrènent des noms, des lieux, des histoires. Iels sont comme des fantômes dotés de voix pour en invoquer d’autres. Tour à tour, iels vous parlent de ces figures que l’artiste a cherchées dans les archives de Marc Vaux, celles auxquelles elle s’identifie de près ou de loin, mais qu’elle n’a pas trouvées. Iels parlent aussi de sa famille, de sa mère, de sa grand-mère ou de son père, Getulio Kala, archiviste aux Archives nationales du Mozambique. Iels nous parlent du Mozambique aussi, et d’une chanson de Bob Dylan. De Kim Kardashian et des ongles rouges. Dans cette pièce les temporalités et les géographies s’emmêlent, le personnel et l’intime s’adjoignent à l’historique. L’artiste produit une autre narration, un récit non-linéaire inscrit dans un espace-temps débarrassé de ses limites habituelles.
Joséphine Baker, James Baldwin, Aïcha Goblet, Ernest Mancoba, Gerard Sekoto, James Baldwin, Katherine Dunham, Joe Alex, Feral Benga…
Il est éminemment question de corps dans cette exposition. Et pas n’importe quels corps, de corps noirs. Des corps oubliés, invisibilisés ou silencieux dans ces archives pourtant soi-disant si complètes.
Sans voix, les corps. Invisibles, transparents, de verre ou de miroir, morcelés. Corps fantômes réactivés. Des corps présents dans leur absence soulignée. Trois silhouettes de verre, dessinées en creux dans l’espace, baignées dans la lumière rose, à peine perceptibles. Un homme, une femme et un enfant. Trois corps noirs anonymes dont ne subsistent plus que les contours découpés. Trois corps nus photographiés, sans noms, ni indices.
Il y a Joséphine Baker. Mais pas son corps, seulement sa représentation essentialisée et fantasmée ici évoquée par les dessins de Jean de Botton ou par cette ceinture de bananes découpée sur un miroir. Pas son corps, mais la représentation fantasmée de son corps qui perdure. Ce à quoi il a été réduit et sa personne résumée.
Il y a aussi le portrait d’Aïcha Goblet dont ne demeurent que les traits du profil. Celle qui a pourtant été la modèle de nombreux peintres des années 1920 est à peine évoquée dans les archives de Marc Vaux. Euridice Zaituna Kala a retrouvé un portrait d’elle. Elle qui, bien que Française, a été enfermée par le regard fantasmé de celleux de son temps dans un exotisme imaginaire.
« Aïcha comprit, en arrivant à Paris, qu’elle ne pouvait venir que d’ailleurs, bien qu’elle fût française, parlant couramment le français. Elle parlait peu, et tout le monde supposait qu’elle venait du continent africain. Quelle mascarade… Son fichu. Son silence. » (2)
Les matériaux transparents, le verre, les miroirs sont les supports essentiels des œuvres de cette exposition. À l’étage, les installations occupent l’espace blanc. Ce sont des panneaux de verre et de métal assemblés qui se dressent. Le verre, comme le support des négatifs qui composent le fonds Marc Vaux. Matière fragile sur laquelle l’artiste a gravé des images, des dessins, des écritures. Elle a composé de nouveaux documents hétéroclites où se mêlent, là encore, aux archives officielles, les siennes. Ces installations produisent un nouvel ensemble de récits, des traces en négatif.
Contre le mur, un portrait en pied d’une femme nue. Une autre photographie de modèle noire retrouvée dans les archives par Euridice Zaituna Kala, là encore sans noms ni indices. Une anonyme dont l’image a été conservée mais réduite au silence. Fragmenté sur plusieurs panneaux, son corps est comme découpé et recomposé sur le verre, pris au piège.
Et puis sans voix, ni corps, il y a les mots. Ces phrases qui défilent sur des panneaux de leds. Trop de phrases sur trop de panneaux. Trop vite. Impossible de tout lire en même temps. Comme lorsque les paysages défilent rapidement à travers la fenêtre du train et s’effacent, se fondent. Les informations passent, il nous faut faire le deuil d’une lecture globale, compréhensive. Ici je lis, j’attrape notamment la phrase « fragile archive ».
« Le geste d’archiver n’a jamais été neutre. » débutait ainsi Éric Méchoulan en introduction au numéro de la revue Intermédialités dédié à la question des archives (3).
Il n’y a pas de neutralité de l’archive dès lors que sa constitution s’inscrit dans un contexte socio-historique, culturel et individuel. De même qu’il n’y pas de neutralité dans l’usage, l’analyse ou l’examen qui en est fait. Alors, s’emparer des archives comme le font les artistes, les extraire de leur premier contexte de constitution pour les réinterroger, voire les malmener ou les contredire, n’est pas non plus un geste neutre.
L’archive comme matériau ou sujet de la production artistique n’est pas une nouveauté dans l’art contemporain. Déjà en 2004, le critique américain Hal Foster tentait de définir cette « pulsion d’archive » – archival impulse – dans la pratique de plusieurs artistes depuis les années 1990 (4). L’archive est un document, un matériau que les artistes utilisent, citent, déforment, fictionnent pour combler, réparer ou éclairer une histoire manquante, partielle et partiale. Il s’agit avant tout de s’emparer du vocabulaire visuel ou textuel de l’archive considérée comme une production de savoirs pour en interroger les limites, la subjectivité, pour remettre en perspective ses conditions d’existence et ses usages. Et bien souvent il s’agit de rendre visible ce qui n’y figure pas ou aurait pu ou dû y figurer.
Euridice Zaituna Kala nous rappelle justement combien l’archive est une construction culturelle subjective. Archiver c’est avant tout choisir, sélectionner, ce qui doit être sauvegardé ou non. C’est donc également oublier, écarter et symboliquement effacer.
Euridice Zaituna Kala convoque ces figures de la scène artistique de Montparnasse comme on convoque les esprits. Ces figures noires, hommes et femmes, invisibilisées reprennent corps dans l’exposition. Iels ne sont pas là, iels sont partout dans les voix qui occupent l’espace de la Villa Vassilieff. Iels viennent saturer l’espace, l’habiter, par leurs noms, par leurs corps en creux. Iels viennent repeupler ces archives desquelles iels ont précisément disparu.
L’artiste vient, par ce geste réparateur, adjoindre aux archives existantes d’autres documents. D’un fonds de documents a priori clos, elle en fait une archive vivante, réactivée et corrigée. L’archive des archives Marc Vaux en quelque sorte. L’archive de celleux qui auraient dû y figurer, et qui s’y inscrivent comme un addendum. Comme un prolongement, le livret de l’exposition contient notamment un index des noms cités dans la pièce sonore Je suis l’archive. Il vient attester par l’écriture ces noms et ces corps que les voix mentionnent et susurrent au public. Une trace physique, inscrite sur le papier, conservable.
Affirmer « je suis l’archive » ce n’est plus s’approprier le document qu’est l’archive, c’est se confondre pleinement dans le matériau, s’y mêler de tout son être.
Dans l’exposition d’Euridice Zaituna Kala, l’archive est poreuse, malléable, vivante et manquante, elle est charnelle, matière. Elle est peau, parce qu’elle recouvre en même temps qu’elle dévoile. Elle cicatrise, à l’air libre, loin des boîtes où elle est traditionnellement enfermée et déconnectée de son contexte, de son histoire, de ses manquements.
L’archive est nue, comme ces figures de femmes qui se dessinent ou s’apposent sur le verre, nu lui aussi. Elle est présente et invisible comme ces voix qui habitent l’espace de la Villa.
Elle est là. Sortie de sa boîte. Bien réelle dans un espace d’exposition. Elle est peau nue.
Notes :
(1) Camille Chenais, Texte de l’exposition, Je suis l’archive, Euridice Zaituna Kala, Villa Vassilieff, 2020.
(2) Euridice Zaituna Kala, Je suis l’archive, 2020, 1’06”14, pièce sonore.
Ingénieure son : Marion Leyrahoux, comédiens et comédiennes : Salomon Mbala Metila, Lou Justine Moua Nedellec, Louna Philip, Studio d’enregistrement : Time-Line Factory.
(3) Éric Méchoulan, « Introduction. Des archives à l’archive », Intermédialités, (18), 2011, pp.9-15, p. 9.
(4) Hal Foster, « An archival impulse », October, n°110, automne 2004, pp. 3-22.
Je suis l’archive - Euridice Zaituna Kala, Villa Vassillieff, Paris
Commissariat de Camille Chenais
Exposition du 19.09 au 20.12.2020