CE QUE LES CREATRICES FONT AUX HOMMES
Alors que la Monnaie de Paris ferme bientôt et définitivement les portes de son espace d’exposition dédié à l’art contemporain, cet article inédit, mais écrit il y a déjà longtemps, veut rendre hommage à plusieurs années de programmation audacieuses. Camille Morineau, au sein d’une institution publique, a su nous rappeler que « le privé est politique ». Retour sur un événement.
Janvier 2019, Paris
Il y a quelques jours, je venais de finir Sorcières. La puissance invaincue des femmes de Mona Chollet1, essai critique sur la peur historique qu’inspirent les femmes de pouvoir aux hommes. La journaliste y explique, en substance, qu’on a toujours réduit au silence les femmes capables de force créatrice par crainte qu’elles ne viennent bousculer l’ordre masculin hégémonique. Comment savoir alors ce que font vraiment les femmes aux hommes lorsqu’on les laisse pleinement s’exprimer ?
J’ai donc voulu rencontrer le travail de femmes que l’on n’a pas fait taire et dont – étant un homme – je me promettais de ne pas avoir peur. Le travail de sorcières-artistes.
En janvier 2019, j’aurais pu parler des sorcières de Xavière Gauthier au Ground Control, peut-être aller voir Dorothea Lange et Ana Mendieta au Jeu de Paume ou même la jeune création féminine serbe à la galerie Boris. Mais pour contrebalancer les quatre expositions monographiques d’hommes artistes que j’ai vues ces dernières semaines, j’ai décidé d’aller d’abord piocher dans ma mémoire le souvenir de ma dernière rencontre institutionnelle avec un sabbat au complet.
À l’automne 2017, la Monnaie de Paris présentait une exposition chorale où étaient réunies un grand nombre de créatrices des 100 dernières années : Women House. Les commissaires, Camille Morineau, Lucia Pesapane et Mathilde de Croix, se proposaient d’interroger le rapport des femmes artistes au domestique, non pas en rapport avec une intériorité intimiste mais bien au lieu, comme entité cloisonnante mais aussi symbolique et genrée.
Là-bas déjà, j’y cherchais une sorcière bien précise : Francesca Woodman. En photographie, j’ai toujours été fasciné par le portrait, l’autoportrait et, de surcroît, par celui qui dévoile beaucoup. On y trouve bien sûr la récurrence du questionnement infini et passionnant sur l’identité, mais aussi, dans la répétition de la pratique, une documentation du concept (butlerien2) de la performativité de l’identité : chaque jour, à chaque instant même, notre identité complète se rejoue, se transforme, fluctue. L’œuvre de Francesca Woodman est ainsi : presque exclusivement composée d’autoportraits, c’est une documentation à l’apparence exhaustive de sa vie de jeune femme. Pourtant, si l’œuvre est riche, elle n’est pas un documentaire mais une véritable recherche philosophique, identitaire et artistique. Si l’on s’attache à une description formelle, il y a d’abord, au sein de chaque photographie, une réflexion sur le cadre, l’environnement visuel, le mouvement et le corps. Quatre données redistribuées à chaque cliché qui donnent à son œuvre l’apparence d’un puzzle sans cesse recomposé. Sa technique semble passer par une performance qu’elle joue seule et dont l’appareil ne retient qu’une trace, qu’un instant figé. Pourtant, ce qui fait la particularité de l’art de Woodman, c’est probablement la force qui s’en dégage et qui a le plus grand mal à être qualifiée par les commentateurs. On dit sa photographie fulgurante, impétueuse, euphorisante… On veut sans doute par là retranscrire une émotion double : le trouble devant l’étrange et la satisfaction de découvrir un pays inconnu. Ce pays est souvent un intérieur que l’artiste cherche à habiter. Des bâtisses abandonnées, dénudées, décrépites où Francesca Woodman s’intègre tant bien que mal. Dans Space², nue, elle essaie de se glisser entre le mur et le papier peint qui s’y délite ; dans My House #43, elle cherche sa place tant bien que mal derrière un pan de cheminée instable ; elle occupe des espaces normalement interdits au corps, dans des positions inédites pour le corps. On ressent alors la nécessité de l’artiste à redéfinir son rapport au monde qui l’entoure mais aussi sa volonté de questionner notre vision normative de ce monde du quotidien que l’on habite par convention, sans se poser assez de questions, sans parfois laisser assez d’espace – ou les bons espaces – à l’autre et à soi.
Francesca Woodman (1958-1981), Space2, Providence, Rhode Island, 1975-1978 / 2000-2001, Tirage gélatino-argentique noir & blanc sur papier baryté, 25,2 x 20,2 cm, édition 26/40. © George and Betty Woodman, New York / The SAMMLUNG / VERBUND Collection, Vienna.
Francesca Woodman a apparemment souffert de dépression à cause de l’incompréhension qu’ont pu susciter son art et ses démarches au début des années 1980. Elle s’est suicidée à l’âge de 22 ans – sans que l’on puisse présumer de ses motifs. D’une certaine manière, on l’a faite taire. Aujourd’hui son travail ne cesse d’inspirer la pratique de l’autoportrait photographique, notamment dans une réflexion sur l’identité de genre, la monstration du corps et la place sociale et physique des femmes, comme un jalon dans la pensée allant de Virginia Woolf4 aux féministes d’aujourd’hui.
La dernière fois que j’ai rencontré Francesca Woodman c’était donc à la Monnaie de Paris, il y déjà plus d’un an. Il y avait une Nana dans la cour d’honneur et une Araignée à la sortie. Ces deux pièces-monstres pensées comme des maisons étaient aussi des gardiennes de temple. Valeurs sûres de la création du XXe siècle, elles se voulaient rassurantes : « À toi qui nous connais un peu, qui nous as déjà vues, peut-être aimées, entre nous se cachent d’autres monstres de création. » Je dis « monstres » parce qu’en les rencontrant, ce fut comme entrer dans un univers fantastique où l’on tombe sur des figures inhabituelles, déstabilisantes, autres, qui pourtant résonnent en nous, parlent de nous. Et en sortir, c’est remettre la vision de son monde en question. À l’intérieur, entre Niki de Saint Phalle et Louise Bourgeois, en cherchant Francesca Woodman, je me souviens avoir rencontré trois femmes assoupies dans leur armoire. Exprimer aussi simplement, ce constat me bouleverse encore. Je n’aurais jamais eu l’idée d’aller m’allonger dans un buffet normand (et de m’y prendre en photo). Pourquoi trois femmes l’ont-elles fait, tour à tour, à des époques différentes, comme une évidence ? Et pourquoi, maintenant, je pense devoir grimper dans mon armoire ? Reprenons.
Louise Bourgeois (1911-2010), Spider (Araignée), 1995, bronze et acier, 337,8 x 642,6 x 469,9 cm, Paris, musée d’Art moderne – © Julien Vidal / Musée d’Art Moderne / Roger-Viollet, © Droits d’auteur ADAGP.
Il y a dans cette exposition une idée essentielle. Certes, il est important de montrer le travail de créatrices, accomplies comme novices. En 1971, dans un célèbre article de ARTnews, Linda Nochlin provoque déjà le monde de l’art en demandant : « Pourquoi n’y a-t’il pas eu de grandes artistes femmes ? »5 Sans vouloir tuer le suspense : en partie parce qu’on les a empêchées, mais aussi beaucoup parce qu’on ne les montre pas. Certain.e.s commissaires, historien.ne.s de l’art et galeristes ont compris le message. À petite dose, les femmes entrent dans les musées et les galeries, chaque année un peu plus. Et puis, une fois par décennie environ, quand le débat social s’y prête, c’est le grand retour des all-women shows (des expositions chorales féminines, mais avouons l’avantage de l’anglais sur ce coup-ci). Comme s’il fallait rattraper le retard accumulé en représentation depuis des siècles, on s’affaire alors à présenter pêle-mêle un tas de créatrices dans un grand musée occidental sans beaucoup s’embêter avec un quelconque questionnement artistique ou avec le lien que peuvent entretenir entre-elles leurs œuvres, honneur que l’on fait pourtant souvent aux artistes hommes. À titre d’exemple, en 2016 le Denver Art Museum proposait une exposition Les femmes de l’expressionnisme abstrait tandis que le reste des États-Unis était inondé par des monographies d’artistes masculins. Il est évident que ces expositions sont nécessaires, que face à l’invisibilisation constante des noms et des travaux de femmes, il faut contrebalancer le statu quo en inondant l’espace d’un art silencié. Pourtant nombreuses sont les créatrices qui ont, de leur vivant, refusé d’apparaître dans ces expositions chorales (notamment Georgia O’Keeffe) arguant, et elles ont raison, qu’aucune exposition ne s’appellerait jamais Les hommes de tel mouvement artistique ou même Les hommes artistes. Selon moi, Women House propose une solution à ce problème, non pas unique mais importante et faisant date dans le monde de l’art français, car aujourd’hui, et la nouvelle critique s’en fait l’écho, les femmes commencent à être exposées de manière différente en France. Sans présenter une exposition fleuve, la Monnaie de Paris inonde son espace et, dans une certaine mesure, celui des expositions parisiennes de la saison avec une pluralité et une diversité d’artistes femmes. Elles sont trente-neuf, de tout âge, de toute origine, de tout milieu social, sans souci d’appartenance à un mouvement artistique défini a posteriori et artificiellement. Elles sont nombreuses, partout et très différentes. Et pourtant, on n’a jamais l’impression qu’elles ne sont réunies là que parce qu’elles sont des femmes. (Il est ici à préciser que l’exposition ne remet pas frontalement en question la binarité du genre et s’ancre dans un « entre deux eaux » théorique propre au contexte français : revaloriser une identité liée au sexe féminin tout en reconnaissant le genre féminin comme une variable construite et évolutive6.) Le discours de l’exposition est néanmoins clair : il s’agit d’exposer des voix artistiques de femmes sur le genre féminin et l’espace domestique. Chacune avec sa singularité impose alors une vision de l’enfermement, de l’empêchement, de l’abandon, de la résilience ou de la réappropriation. Mais plus important encore, la question n’est pas de savoir ce que la femme fait de l’espace domestique, même si l’interrogation est valide. Ici l’exposition résout un problème philosophique plus essentiel et énoncé par Monique Wittig : « Un texte écrit par un écrivain minoritaire n’est efficace que s’il réussit à rendre universel le point de vue du minoritaire. »7 Autrement dit, la voix des dominé.e.s doit oser développer un langage depuis son point de vue pour l’imposer à tous. S’il est exposé comme allant de soi, ce discours s’approprie l’efficacité des éléments rhétoriques de la norme. Bien sûr Monique Wittig avait des ambitions beaucoup plus iconoclastes, mais à son échelle Women House réussit un tour de force : ce sont des femmes qui interpellent l’humanité contemporaine dans sa diversité (en tout cas de genre) sur son rapport au domestique. À la manière de Leonora Miano8 dont les personnages, naviguant sans cesse entre France et Afrique, décentrent le regard et se réfèrent à l’Europe comme on ose aborder habituellement l’Afrique, ces femmes ne sont plus ces autres, l’altérité, c’est maintenant aux hommes d’aller en leur territoire pour comprendre leurs questions. Pourquoi, en tant que femme, suis-je ici, à l’intérieur ? Puis-je en sortir ? Qui m’y a mis ? Pourquoi l’homme n’y est-il pas ? Que fait-il à l’extérieur ? Puis-je faire comme lui, peut-il prendre ma place ? Si je sors du domestique, suis-je encore tout à fait une femme ? Si un homme s’enferme, est-il encore tout à fait un homme ?
Cindy Sherman (1954-), Untitled Film Still #35, 1979, tirage gélatino-argentique noir & blanc, 40,3 x 31,4 cm, Courtesy of the artist and Metro Pictures, New York.
Alors, quand j’ai vu Claude Cahun endormie dans son armoire9, Francesca Woodman nue disparaître dans son cellier10, Kirsten Justesen prête à s’enfermer dans un meuble pour y vivre avec ses fétiches11, mais surtout quand j’ai vu Lucy Gunning escalader les étagères de sa chambre12, j’ai eu envie de faire pareil. Non pas parce que, comme elles, je m’y suis un jour senti obligé par le poids de mon sexe (et ici aussi, de mon genre), mais parce que, ensemble réunies, elles m’ont fait comprendre l’impérieuse nécessité de chaque jour remettre en question mon rapport historique et symbolique au domestique. Parce qu’elles m’ont obligé à me rendre compte de la chance que j’ai de n’avoir jamais pensé à m’enfermer dans une armoire jusque là. Selon moi, Women House réussit à exposer un point de vue (artificiellement dit minoritaire) sur l’espace domestique et l’impose comme un prisme universel.
Loin d’être optimiste, Mona Chollet conclut tout de même : « On avait le sentiment qu’une nouvelle image du monde luttait pour advenir ». C’est à peu près ça que les créatrices font aux hommes. Lorsqu’on leur laisse les capacités de créer, lorsqu’on les expose, lorsqu’on les expose intelligemment, alors elles prêtent leurs regards pour élargir enfin notre vision.
- Mona CHOLLET, Sorcières. La puissance invaincue des femmes, Paris, La Découverte, 2018.
- Judith BUTLER, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte, 2005.
- Francesca Woodman, My House #4, Providence, Rhode Island (Ma Maison, Providence, Rhode Island), 1976 / 2008, tirage gélatino-argentique sur papier baryté, 25,2 x 20,2 cm.
- Virginia WOOLF, Un Lieu à soi (traduction de Marie Darrieussecq) [Londres, 1929], Paris, Denoël, 2016.
- Linda NOCHLIN, « Why Have There Been No Great Women Artists », ARTnews, janvier 1971.
- voir notamment Fabienne DUMONT, Séverine SOFIO, « Esquisse d’une épistémologie de la théorisation féministe en art », Les Cahiers du Genre n°43, 2007, pp. 17-43.
- Monique WITTIG, « Homo sum » in La Pensée Straight, Paris, Balland, 2001, p. 98.
- Léonora MIANO, Crépuscule du tourment I, Paris, Grasset, 2016.
- Claude Cahun, Selfportrait (in a cupboard) (Autoportrait (dans une armoire)), 1932, photographie noir et blanc, 11,2 x 8,5 cm.
- Francesca Woodman, Untitled, Providence, Rhode Island (Sans titre, Providence, Rhode Island), 1975-1978 / 1997, tirage gélatino-argentique sur papier baryté, 25,4 x 20,1 cm.
- Kristen Justensen, Portraet I Arkiv Med Samling (Portrait dans une armoire avec collection), 2013, tirage chromogène sur Dibond avec peinture acrylique mate, 149,2 x 100,3 x 2,54 cm.
- Lucy Gunning, Climbing Around My Room (Escalade dans ma chambre), 1993, vidéo, 7’30”.