Parle bien ou tais-toi : comment causer d’art sur Insta ? 2/2


UN TEXTE DE MATHILDE LEÏCHLÉ, SAMY LAGRANGE ET CAMILLE BARDIN

 

C’est ici le début de la deuxième partie de notre (longue) enquête sur les rapports entre recherche et diffusion des savoirs. Pour lire la première partie, c’est par là. Nous avons déjà parlé d’être visible ou de périr, d’injonction au travail, de nonchalance, d’Instagram comme possible outil de lutte et de tensions. Néanmoins, outre un discours qui ne satisfait pas aux attentes politiques de certain-es observateurices du monde de l’art, la frustration envers les créateurices de contenu se cristallise également autour d’une incarnation du savoir considérée comme ambiguë.

Nous remercions Hadrien Viraben, Hugo Spini, Camille Philippon, Quentin Petit Dit Duhal, Christopher Michaut, Thomas Lévy-Lasne, Eva Kirilof, Camille Jouneaux, Ludivine Gaillard, Sarah Favre, Margaux Brugvin, Eva Belgherbi pour leur temps, leur générosité et leur confiance. Cet article n’aurait pas pu voir le jour sans leurs précieux partages et apports. Les entretiens ont été menés entre le mois de mai et le mois d’octobre 2022.

 

INCARNER LES SAVOIRS 

 

Se raconter et se définir

 

Alors que la diffusion des savoirs et la création de contenu semblent déjà avoir migrés progressivement mais sûrement, du moins dans le domaine de l’art de YouTube jusqu’à Instagram, les pratiques d’incarnation se déplacent également. Si certain-es Instagrammeureuses, comme Christopher Michaut et Camille Jouneaux, avaient fait le choix de faire prévaloir leur contenu sur leur image, iels sont parfois invité-es à se présenter, à montrer une part de leur vie pour ne pas perdre le lien avec un public habitué à cette proximité. Iels sont encouragé-es à jouer le jeu de la Foire Aux Questions ou du chitchat en facecam.

Ces moments de dévoilement sont d’une importance cruciale puisqu’ils permettent aux créateurices de construire un storytelling censé asseoir l’identité de leur compte et participer à la légitimation de leur voix. Iels y expliquent leurs études, leurs premiers boulots dans la vingtaine, les frustrations, l’envie de tenter quelque chose parce que c’est leur passion, le désir de partager sans prétention. Margaux Brugvin raconte être passée par l’École du Louvre et n’avoir que récemment réalisé qu’elle n’y avait étudié presque aucune artiste femme. Alors qu’il a été élève à l’école de dessin Émile Cohl et qu’il a travaillé dans le domaine du patrimoine en tant que chimiste analyste, Hugo Spini met en avant le fait qu’il s’est intéressé à l’art pour impressionner un mec passionné des musées (« le mec est passé, la passion est restée ») ; toustes deux, particulièrement, s’inscrivent dans des prismes de revisitation du discours sur l’art, féministe et queer, ce qui fait leur spécificité. La construction de ce storytelling ne s’arrête pas à ces moments dédiés mais irrigue aussi leurs comptes sur le long cours via des signaux occasionnels propres au fonctionnement d’Instagram, au détour de stories éphémères. Des coups de cœur esthétiques, quelques coups de gueule politiques, des mèmes qui visent le monde de l’art et ses absurdités. Tout cela participe d’abord à la construction d’une relation para-sociale avec leurs publics, permettant à ces derniers de s’identifier, de développer une vraie sympathie pour les créateurices de contenu, nous rappelle justement Hadrien Viraben, docteur en histoire de l’art et spécialiste des pratiques amateurs. 

Ces moments de storytelling se construisent selon les règles fluides des réseaux sociaux et semblent ainsi s’inscrire à la frontière de plusieurs stratégies habituelles de positionnement. Ils sont en premier lieu des espaces de personal branding où toute déclaration sert à instaurer une stratégie au long cours. Les créateurices de contenus sont associé-es et résumé-es outre la spécificité de leur contenu à ce qu’iels ont souhaité partagé publiquement et au ton qu’iels emploient pour le faire. Il s’agit alors de faire advenir cette « marque » via le dévoilement d’une partie de leur personnalité, de leur histoire personnelle ou d’une persona construite. Cette stratégie se rapproche aussi de l’égo-histoire. Exercice académique consistant à faire l’histoire distanciée de soi-même, de son parcours et de ses méthodes, permettant aussi la recontextualisation de sa propre histoire qui serait à même d’éclairer, pour le public, ses intérêts et ses positionnements contemporains. Mais ces moments de storytelling sont plus souvent évoqués par les créateurices de contenus comme des opportunités pour déclarer ce qu’iels nomment leur « savoir situé ». Le savoir situé est une notion qui remet en question celle d’objectivité et/ou de neutralité scientifique¹. S’interroger sur sa position, déclarer la situation de ses connaissances et le lieu depuis lequel on s’exprime, permettrait de déjouer toute hégémonie du discours, et de participer à la multiplication vertueuse des points de vue. En assumant de dire « je », et en reconnaissant la subjectivité et les biais de sa parole, c’est le politique qui resurgit. Néanmoins, la déclaration du savoir situé ne peut fonctionner comme une formule magique, légitimant de fait toute prise de parole. La connaissance située, pour être effective, doit sans cesse être questionnée à l’aune des jeux de pouvoir qu’elle entretient avec son sujet et savoir se mettre en retrait quand d’autres, plus directement concernées, peinent à se faire entendre. Les études intersectionnelles, notamment, nous rappellent que le savoir situé implique parfois le savoir se taire.

En mêlant stratégie marketing, dévoilement de l’histoire personnelle et positionnement politique, le trouble est parfois semé dans la posture incarnée par les créateurices de contenu et reçue par leurs publics. Ce storytelling, qui ne sait encore s’il doit être décomplexé ou retenu, peine notamment à exprimer clairement l’identité professionnelle de celleux qui travaille sur Instagram. Quelle est leur position face aux savoirs qu’iels diffusent ? Si, par défaut, iels acceptent le qualificatif d’« influenceureuse » que les médias leur accolent (souvent par facilité, parfois de manière péjorative, réductrice voire relevant d’un imaginaire sexiste et/ou classiste²), iels ajoutent « mais pas que » ou « mais pas vraiment ». C’est aussi de l’extérieur d’où vient souvent le qualificatif de « spécialistes » de sujets spécifiques. Iels se disent plutôt « créateurices de contenu » et « vulgarisateurices », « autrices » dans le cas de Camille Jouneaux et Eva Kirilof, « directeur artistique » dans celui de Christopher Michaut, « journaliste » pour Margaux Brugvin quand elle travaille avec PROJETS Média. Iels ne se présentent jamais comme « chercheureuses » bien que leur positionnement soit perçu comme ambigu.

Face au syndrôme de l’imposteurice, que beaucoup disent expérimenter, se développe alors une accusation d’imposture. Les raisons en sont multiples, nous l’avons vu. La question de l’éthique de travail est souvent évoquée. 

 

Incarner et invisibiliser

 

La recherche académique défend une rigueur scientifique codifiée³. Si les écrits scientifiques paraissent souvent relever d’un jargon inintelligible qui manque un de ses buts premiers essaimer dans la société, c’est qu’ils utilisent une sorte de « langue franche », de langage véhiculaire qui permet de s’inter-comprendre. La méthode scientifique permet à toustes celleux qui y sont initié-es de comprendre le point de vue développé et de vérifier la rigueur des réflexions. Au cœur de cette méthode se trouve le référencement des sources, point de crispation lorsqu’il s’agit de diffusion des savoirs. En effet, les savoirs ne surgissent jamais de nulle part. Même si bien des généalogies de pensées ont été effacées, les savoirs ont une histoire qu’il faut montrer. Cela alourdit le propos mais permet de mettre au jour la constellation des pensées dont nous avons hérité. Plus important encore, il s’agit de permettre à chacun-e de s’en ressaisir pour, ensuite, penser depuis sa propre position. Pour beaucoup des chercheureuses, la vulgarisation et la diffusion des savoirs ne peuvent pas faire l’économie de cette historiographie. Les citations, les notes de bas de page, les « comme l’a très bien montré un-e tel-le », tout ce qui élargit et pèse sur le savoir tout à la fois, est indispensable.

Les créateurices de contenu rencontré-es disent être conscient-es de l’enjeu, faire attention à visibiliser leur sources sur leurs réseaux et font évoluer leurs pratiques en étant attentif-ves et ouvert-es aux critiques. Il peut s’agir d’une story, d’une description sous un post mentionnant une bibliographie, ou bien d’une citation orale en fin de vidéo, un renvoi aux spécialistes du sujet. Ces méthodes permettent en effet aux publics à la fois de constater l’historiographie des savoirs et de potentiellement se saisir des outils adéquats pour creuser le sujet. Malgré ces efforts, du côté de la recherche, ces pratiques semblent encore trop éloignées de la précision garantie par le sacro-saint système de la note de bas de page. Il pourrait pourtant sembler contre-productif, voire vain, d’inclure une telle précision citationnelle au cœur d’un contenu qui vise la vulgarisation. En reproduisant le discours scientifique, le contenu vulgarisé manquerait ses buts premiers : la fluidité et l’accessibilité. Cela risquerait de rejouer l’image d’un savoir hermétique et élitiste. Il semble que, sur ce sujet, la bonne pratique celle adaptée à ce nouveau format avec ses enjeux propres reste encore à imaginer.

Pour des raisons similaires, la mise en scène de soi sur les réseaux sociaux, et particulièrement sur Instagram, semble également poser problème. Margaux Brugvin, qui crée des vidéos longues pour retracer la vie et l’œuvre d’artistes femmes, indique que son nombre de vues baisse drastiquement lorsqu’elle ne se montre pas face caméra. Là aussi se pose la question de l’incarnation et de l’invisibilisation. Capitaliser sur son image, c’est à la fois répondre aux injonctions des réseaux sociaux et se risquer à effacer celleux qui ont créé le savoir en amont. Lorsqu’iels n’établissent pas clairement, et de manière répétée, le lien avec l’historiographie du savoir qui est vulgarisé, les créateurices sont accusé-es de s’accaparer la reconnaissance qui manque tant aux chercheureuses. Le problème de la posture reste lui aussi à éclaircir sur un réseau où les formats courts et immédiats semblent souvent empêcher la complexité du propos.

 

Dire et construire

 

En incarnant le savoir de manière parfois trop individuelle, certain-es créateurices de contenu peuvent être perçu-es comme intervenant en position de sachant-es. Là encore, il semblerait que ce soit un aspect de la sprezzatura qui pose problème. Cette posture supposée née du mal-entendu agace dans le monde de l’histoire de l’art qui cherche à faire entendre la précarité et le mépris dans lesquels est pris le travail de recherche au sein de l’université.

En vérité, chaque plateforme, en fonction de son usage, induit des pratiques et contraint ainsi la plupart des créateurices de contenu à se saisir d’une posture plus que d’une autre. Il nous semble que, dans notre cas, celui du monde de l’art, deux postures s’affrontent spécifiquement. Instagram, comme YouTube, réclament de prendre une posture de sachant-e, surplombante même si elle est nuancée, parce qu’ils sont des réseaux où l’engagement, s’il est bien encouragé, est cependant différé il n’y subsiste donc peut-être qu’une illusion de dialogue. Les créateurices donnent ainsi à apprendre à leur public par le biais de vidéos ou de posts dans le feed ou en story. Cette posture jugée professorale est créatrice de crispations pour les spécialistes des sujets abordés qui réclament des propos plus précis et interrogent la légitimité de ces prises de parole⁴

Au contraire, sur des plateformes où les interactions avec le public se déroulent en direct et de manière continue, ces crispations semblent s’atténuer. On pense d’abord à Twitch, qui a vu naître ces derniers mois des formats tels que « La nuit au musée » du streamer Etoiles. Ce dernier a proposé à deux reprises à son public de visiter des lieux culturels, le Musée d’Art Moderne de Paris et le Château de Versailles. Lors de ces visites, il est accompagné à la fois d’un autre streamer Ponce pour la première et Squeezie pour la seconde ainsi que d’un médiateur à qui les deux protagonistes posent toutes les questions qui leur passent par la tête. Dans le tchat, le public interagit lui aussi en direct et devient un troisième visiteur qui pose également ses questions. Une pratique du dialogue développée sur Twitch qui s’est rapidement répandue via, notamment, la vogue des lives sur YouTube comme sur Instagram.  

Cette démarche semble beaucoup plus pertinente à Camille Philippon, doctorante et cofondatrice avec Chloé Lilli du média History of Art Bastards. Elle avoue délaisser de plus en plus les contenus publiés sur Instagram pour suivre les lives Twitch et notamment les visites proposées par Etoiles. Selon elle, le streamer a réussi à imaginer un format qui lui permet de déjouer de nombreux écueils : « Il offre une large visibilité à un guide conférencier. Aussi, en sortant de la démarche du pseudo médiateur il n’impose pas sa propre connaissance mais partage simplement son intérêt individuel.⁵ » Si bien que l’apprentissage est actif ; streameureuses et publics partagent la même expérience en temps réel. En redonnant la parole à des personnes extérieures, en visibilisant parfois les moments de recherche, en s’interrogeant en collectif, la posture de sachant-e s’érode pour laisser place à ce qu’on pourrait nommer un « building in public » notion à l’origine entrepreneuriale, c’est-à-dire une manière de construire ensemble les fondations d’un savoir commun.

 

Déprécariser et faire de la place

 

Si l’élaboration de la posture d’énonciation ainsi que les modalités d’expression sur les réseaux peuvent être interrogées et ouvrir des voies de réflexion, ces questions ne résolvent pas entièrement les tensions entre vulgarisation et recherche académique. Les critiques émisent par les chercheureuses soulignent encore une fois un état de précarité plus global dans le monde de la culture.

Alors que l’on imagine de nouveaux modes de diffusion des savoirs (les réseaux sociaux étant en réalité une sorte de prolongement de ce qui se jouait déjà à travers les mémoires orales, les fêtes populaires, les archives privées, les récits intra-familiaux, les pratiques amatrices…), de nouvelles questions se posent. Peut-il y avoir du savoir sans reprendre les méthodes scientifiques de l’université ? Les universitaires doivent-iels être les garant-es de la diffusion ? Y a-t-il une légitimité et une responsabilité dans la diffusion des savoirs ? Si ces interrogations surgissent et polarisent les positions, c’est moins parce qu’Instagram fait de l’histoire de l’art, que parce que les dynamiques de précarisation dont dépendent les acteurices de ces milieux n’ont jamais été si fortes. Rappelons que la qualité des recherches ne dépend pas du lieu de leur création et, tous les jours, se multiplient les avancées théoriques qui proviennent d’ailleurs. Les savoirs n’ont ni centre ni hiérarchie, et ne sont vraiment utiles que par leur pluralité et leur diversité. Laura Mulvey, théoricienne majeure du cinéma à qui l’on doit le concept de male gaze, écrit ses premiers textes en dehors de l’université, en tant que cinéphile et militante féministe⁶⁷

Si la vulgarisation a longtemps été dépréciée depuis l’université, bastion élitiste s’il en est, elle est à présent un enjeu compris et partagé par la majorité de la jeune recherche. Pour beaucoup, il semble même évident qu’elle devrait faire partie des attributions de chaque chercheureuse. Mais encore faut-il en avoir les compétences et le temps, encore faut-il que cette pratique soit rémunérée et reconnue en tant que telle. Dans une université publique en crise, aucune de ces conditions n’est réunie. Rappelons ici que deux tiers des doctorant-es en sciences humaines et sociales ne sont pas payé-es pour effectuer leur recherche⁹, et que le tiers rémunéré ne l’est que pour trois ans. Période de CDD qui met fin au financement mais non à la thèse (qui, elle, continue souvent au-delà de cinq années), avouant ainsi à demi-mots que tout le monde commencera sa carrière à l’université en travaillant gratuitement à un moment donné. La dite carrière n’est évidemment pas assurée, rares étant les postes de titulaires. La recherche est bien souvent une précarité sur le long terme, rarement questionnée car dépendante de son histoire bourgeoise, de la rhétorique du travail-passion, de l’activité de l’esprit oubliant les nécessités du corps. Les jeunes chercheureuses sont ainsi, par de nombreux aspects, dépossédé-es de leur volonté de transmettre en dehors de l’université.

Une autre facette du problème est celui de l’histoire de l’art au prisme des études de genre, angle le plus visible de la vulgarisation sur les réseaux sociaux. Là aussi peut se jouer un mécanisme de précarisation. Les questions relatives au genre intéressent les publics des réseaux sociaux et participent aux combats pour la visibilité des identités minorisées. Malgré les attaques sexistes, les commentaires homophobes, transphobes – mais aussi racistes, validistes, classistes… – dont il ne faut pas minimiser ni l’existence ni les répercussions, ces contenus trouvent leur communauté, sont reconnus et repartagés. Longtemps, la recherche se revendiquant des études féministes, épousant les analyses intersectionnelles, prenant pour sujets d’étude le genre, les sexualités ou les identités marginalisées, a été rejetée par l’académie. Elle est encore souvent le facteur qui explique qu’une recherche n’est pas financée, qu’un-e doctorant-e est isolé-e de la communauté scientifique ou régulièrement attaqué-e et disqualifié-e ; notamment au sein de la discipline de l’histoire de l’art en France, particulièrement sur la défensive face à une interdisciplinarité qui menacerait sa spécificité et sa rigueur, toujours contestées depuis l’extérieur10. Nombreux-ses sont alors les jeunes chercheureuses utilisant les études de genre à être contraint-es d’exister par une position dissidente vis-à-vis de l’université.

Ce phénomène de précarisation qui gangrène l’université peut aisément expliquer une partie des crispations de la communauté scientifique face aux nouvelles voix de diffusion des savoirs et faire revenir sur le devant de la scène les questions de la méthode, de la légitimité et de la responsabilité, qui n’ont pourtant pas toujours été aussi décisives.

 

Tracer sa propre voie

 

Ainsi, nous l’avons vu, la tension entre incarnation et invisibilisation vient questionner les méthodes de la diffusion des savoirs sur de nombreux aspects. Néanmoins, il faut le rappeler, la création de contenu culturel sur les réseaux sociaux n’exploite en rien la précarité des chercheureuses et ne cherche ni à décrédibiliser ni à remplacer la recherche académique. Lorsqu’elle collabore avec des institutions, elle trouve alors ses financements dans les budgets pour la publicité et la médiation et non dans ceux alloués à la recherche. Elle est bien une autre voix qui, au vu de son succès, se faisait attendre. Il n’est pas non plus ici question de dire que les différent-es acteurices des mondes de la culture échouent dans leurs missions de diffusion des savoirs, mais bien qu’il existe maintenant un nouvel endroit qui y travaille, sans suppléer les autres discours en présence. Preuve de cette particularité, en nouant des partenariats, les institutions valorisent un ensemble de savoir-faire réunis chez les créateurices de contenus et appliqués de façon efficace : maîtrise des réseaux sociaux, connaissance des publics, connaissances en histoire de l’art, compétences en graphisme et en montage, aisance à l’oral, humour, liberté de ton et point de vue spécifique. Les contenus créés posent alors, sur les sujets et les objets de l’art, un nouveau regard, tout autant professionnel qu’inhabituel, à la fois tourné vers les publics et nourri d’une subjectivité assumée. Margaux Brugvin, par exemple, justifie son ton et la terminologie qu’elle emploie en nous expliquant qu’elle a justement tout fait pour se « défaire d’un langage jargonneux et universitaire qui pourrait être hors sol et décourager ou désintéresser [son] public ». Après son Master à l’École du Louvre, elle a dû attendre un certain temps pour retrouver une écriture, un ton, un discours qui soient débarrassés du carcan imposé par l’université, qui échouait souvent selon elle à exprimer les messages qu’elle désire faire passer.

Face à un métier qui n’a pas encore vraiment d’appellation, Sarah Favre propose de le penser par le prisme de la transmission et de la subjectivité : les créateurices seraient ainsi spécialistes de la transmission et vulgarisateurices situé-es. Eva Kirilof insiste elle aussi sur ces notions. Elle considère notamment que son rôle est de tracer des liens entre des choses pré-existantes, de les présenter aux publics par une forme intime qui lui appartient, qui rompt avec le discours académique. Camille Jouneaux parle, quant à elle, d’« edutainment » pour décrire son activité. 

Ces descriptions et nomenclatures peuvent paraître proches à la fois de la notion et des métiers de la médiation. Leurs enjeux semblent effectivement similaires : garantir l’accessibilité et trouver le bon équilibre entre discours institutionnel et subjectivité personnelle. Ne faisant pas exception dans le domaine de la culture, les médiateurices sont précarisé-es par bien des aspects et tentent également d’exister en élargissant leurs lieux d’exercice et la forme de leurs discours. Pour la médiatrice Ludivine Gaillard, qui tient le compte @mieuxvautartquejamais, les réseaux sociaux lui ont permis de penser une autre approche de la médiation, notamment en incarnant davantage les sujets qu’elle aborde. La plateforme lui offre la possibilité d’éviter l’objectivité que lui réclament les musées avec lesquels elle travaille. « C’est Instagram qui a influencé ma manière d’envisager mon travail de médiatrice plutôt que l’inverse », nous a-t-elle expliqué, notamment en lui permettant d’injecter de la subjectivité dans les sujets qu’elle aborde. Elle remarque ainsi que plus elle met d’affects dans sa médiation, plus son public est intéressé. Se nourrissant l’une l’autre, médiation et vulgarisation démontrent ainsi leur possible perméabilité. Reste encore à éclairer la particularité de ces voix par rapport à celles de la critique, qui elle-même se réinvente ces dernières années à l’aune d’une subjectivité assumée. 

Les spécificités de ces discours et formats, leur inventivité et leur succès nous encouragent à repenser nos propres pratiques au prisme de nouvelles méthodes, à songer aux relais de pensées possibles et à élargir encore la diffusion des savoirs.

 

ET APRÈS ?

 

Cette situation, bien qu’assez neuve, est appelée à évoluer très rapidement. À scruter les réseaux, chaque jour elle se transforme déjà. Ainsi nos positions, nos pratiques et nos frustrations s’en trouvent elles aussi déjà changées. 

Concrètement d’abord, ​l’avenir même de ces plateformes et de leurs modes de diffusion est incertain. Sur Twitch, la question de la rentabilité et la multiplication de la publicité font envisager à certain-es créateurices un départ (ou un retour) vers YouTube. Instagram fait déjà sentir ses limites du fait de la dépendance à la plateforme et à ses algorithmes opaques. Margaux Brugvin signalait sur son compte, le 2 octobre dernier, qu’Instagram ne permettait plus de diffuser des vidéos de plus de 15 minutes, l’empêchant ainsi de poursuivre son format de portraits d’artistes. Elle s’interroge alors, à la fois, sur la réduction de la durée de ses contenus et sur la possibilité de migrer vers YouTube. Les créateurices envisagent également de diversifier leurs sources de revenus Camille Jouneaux est chroniqueuse pour divers médias, Christopher Michaut est directeur artistique, certaines proposent des newsletters, plusieurs ont des projets de livres de vulgarisation. Enfin, du côté des militant-es féministes, quatorze personnes poursuivent Facebook (qui détient Instagram) en justice pour obliger le groupe à dévoiler ses méthodes de modération jugées partiales et discriminantes.

Au sein des musées, selon Sarah Favre, la meilleure compréhension des enjeux des réseaux sociaux création de contenu spécifique pour chaque plateforme et adapté aux différents publics utilisant celles-ci11 – et le décloisonnement des services permettrait de sortir des attentes et injonctions irréalistes. Les institutions semblent vouloir occuper l’entièreté des réseaux sans se demander quel outil est le plus pertinent et quelle audience elles ont spécifiquement envie de cibler. Il n’est par exemple pas possible d’évaluer véritablement l’impact d’une campagne d’influence sur les réseaux sociaux. Selon elle, une prise de conscience du temps et du travail nécessaire à la mise en place d’une stratégie de communication cohérente serait bénéficiable à toustes les membres des institutions, permettant à chacun-e d’envisager la façon dont l’institution touche ses publics. Elle souligne également l’importance des sites internet institutionnels, parfois délaissés au profit d’une certaine frénésie des réseaux sociaux, alors qu’ils permettent de présenter des contenus variés et pérennes, et des rubriques parfois confiées à des chercheureuses (comme c’est déjà le cas dans certains musées anglo-saxons). Selon Sarah Favre, « avec le Covid on a voulu faire encore plus alors qu’il aurait été nécessaire d’arrêter d’être dans la surproduction. Ça vaut pour les expositions comme pour le numérique. (…) Ce qu’il faudrait, c’est surtout donner davantage de sens au métier de community manager. Cela passe notamment par la volonté de placer l’innovation du côté des méthodes de travail plus que du numérique en lui-même ». Ainsi, il s’agirait de penser une stratégie d’ensemble où chaque partenaire ne serait plus en concurrence pour faire entendre sa voix et investir les rares interstices de professionnalisation du milieu mais, au contraire, pourrait prendre place selon sa spécificité et collaborer.

Plus généralement, et malgré les frustrations évoquées tout au long de l’article, tout le monde semble reconnaître que la recherche et la création de contenus sont des métiers et des savoir-faire distincts. Nous pensons alors que des bonnes pratiques communes, construites dans le dialogue, sont tout à fait envisageables et souhaitables, de même que de potentielles collaborations, nos activités étant complémentaires. Les créateurices, tout comme les jeunes chercheureuses, chacun-e de leur côté et par le biais de groupes informels, réfléchissent déjà à ces enjeux en privilégiant le call in échange privé, bienveillant et constructif soulevant une action ou situation problématique dans l’idée de trouver une solution plutôt que du call out accusation publique avec peu de possibilité de dialogue.

L’enjeu principal est, bien sûr, de militer pour une plus juste rémunération et de meilleures conditions de travail pour toustes les créateurices de contenu, les chercheureuses, les médiateurices, et les community managers étant souvent contacté-es pour fournir un travail gratuit ou peu rémunéré et de plus en plus conséquent. Nous ne pouvons que soutenir et appeler de nos vœux toute initiative qui rassemble, de manière inter-professionnelle, toustes celleux qui travaillent dans un milieu de la culture toujours plus précarisé, pour réfléchir ensemble à nos luttes, aux bonnes pratiques à mettre en place, aux solutions que peut faire naître la solidarité. L’enjeu est d’autant plus important qu’il paraît urgent de réhabiliter le travail collectif. Ayant toujours existé, étant un moteur qui permet l’initiative, l’échange et l’entraide, il est pourtant systématiquement dévalorisé. Nos thèses se nourrissent de centaines de conversations mais doivent être la réalisation d’un esprit unique et solitaire, nos collaborations nous permettent de faire naître des projets ambitieux mais nos noms sont trop souvent hiérarchisés ou effacés à la réception, nos mains se mêlent pour élargir notre écriture mais nous sommes alors trop nombreux-ses pour être rémunéré-es, nos actions se font en collectif pour frapper plus fort et plus justement mais, par facilité, c’est le nom d’un autre qui sera retenu. C’est d’abord en changeant ce paradigme qui nous désolidarise que nous parviendrons à exister toustes ensemble. 

Pour notre part, en tant que critiques, commissaires et chercheureuses, nous envisageons les réseaux sociaux, certes comme une plateforme de valorisation de notre travail comme le serait un CV illustré, naviguant entre la mise en avant de nos projets et notre désir de transparence et d’honnêteté, mais aussi comme un terrain d’expérimentation collective. Dans la mesure de notre temps et de notre énergie, et en gardant bien en tête les enjeux économiques, politiques et sociaux qu’ils impliquent, ces tâtonnements et jeux avec les contraintes comment concilier notre amour pour la note de bas de page avec la loi des réseaux ? nous stimulent. Ils sont autant de moyens d’ouvrir nos recherches vers l’extérieur par le biais d’essais occasionnels, de collaborations ou d’échanges nous permettant de décaler un peu notre regard, d’interroger nos méthodes et nos idées reçues. S’il est sain et crucial d’entretenir un débat autour de nos discours, leur démultiplication nous donne avant tout envie d’exister toustes ensemble alors qu’on est bien trop souvent seul-e tout-e.

 

Mathilde Leïchlé, Samy Lagrange et Camille Bardin

Jeunes Critiques d'Art
1. Cette notion a notamment été développée par Donna Haraway à la suite des travaux de Nancy Hartsock (le standpoint) et de Sandra Harding (l’objectivité forte). Nous renvoyons à leurs écrits : N. Hartsock, « The Feminist standpoint : Developing the ground for a specifically feminist historical materialism » (1983), in S. Harding (dir.), The Feminist Standpoint Theory Reader, New York, Routledge, 2003. S. Harding, The “Racial” Economy of Science, Bloomington, Indiana University Press, 1993. D. Haraway, Manifeste cyborg et autres essais (éd. L. Allard et aliae), Paris, Exils, 2007.

2. Camille Jouneaux souligne l’importance de ne pas reproduire les mécanismes élitistes du milieu de l’art et s’oppose à la hiérarchie qui présenteraient des bon-nes et des mauvais-es « influenceureuses » parce que les premier-es proposeraient des contenus plus intellectuels que les second-es.

3. Notons que l’arrêté du 26 août 2022 relatif à la formation doctorale réassure cette position en introduisant un serment obligatoire d’intégrité scientifique au moment de la soutenance de thèse.

4. Il est intéressant de voir que cette question de la légitimité et du syndrome de l’imposteurice se pose pour les chercheureuses elleux-même. Par exemple, Quentin Petit Dit Duhal, docteur en histoire de l’art, a attendu sa troisième année d’inscription en thèse et le début de sa rédaction pour se dire chercheur.

5. La présence d’un guide conférencier sur Twitch rappelle qu'on est dans un espace de médiation et non de recherche, ce qui « dédramatise » peut-être la prise de parole du point de vue des spécialistes.

6. Teresa Castro, « Introduction » in L. Mulvey, Au-delà du plaisir visuel, Féminisme, énigmes, cinéphilie, Editions Mimésis, 2017, p. 16-17.

7. « Et moi, je ne me voyais pas du tout comme une intellectuelle à cette époque, et j’avais renoncé à l’idée d’en être une. C’est alors que le mouvement des femmes a ouvert une voie pour penser la politique, l’histoire, la psychanalyse, qui a rendu non seulement possible mais nécessaire d’avoir une porte d’accès, un point de vue, et de s’engager. » in Le SILO, « The Look, regard féministe sur le cinéma », Vacarme, 2014/3 (N° 68), p. 88-89.

8. Dans un milieu de plus en plus précaire, la médiation est par ailleurs souvent une source de revenu principale ou d’appoint pour les jeunes chercheureuses.

9. Rapport sur l’état de l’emploi scientifique en France publié par le MESRI en novembre 2016. Voir Amélie Quentel, « Étudier ou manger, la dure équation des thésards en sciences humaines », Libération, 17/11/2019. https://www.liberation.fr/debats/2019/11/17/etudier-et-manger-la-dure-equation-des-thesards-en-sciences-humaines_1763918/

10. Séverine Sofio, « Histoire de l’art et études genre en France : un rendez-vous manqué ? », Inscriptions/Transgressions. Kunstgeschichte und Gender Studies, Oct 2005, Lausanne.

11. 49% des Français-es utilisent Facebook, dont 62% de plus de 35 ans tandis qu’Instagram connait une forte hausse d’utilisation depuis 2020 et touche en majorité (67% des utilisateurices) les moins de 35 ans et que TikTok plaît aux moins de 25 ans (75%). https://www.awitec.fr/blog/reseaux-sociaux-en-france-en-usages-chiffres-cles-et-tendances/
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