Bettina Rheims et les Détenues – du regard


La Sainte-Chapelle de Vincennes est hantée par une curieuse foule de femmes depuis le 9 février. Ou plutôt par leurs portraits. Car toutes ces femmes sont détenues – quelque part en France – et seule leur image a pu passer les portes des prisons.

Bettina Rheims, photographe de mode souvent qualifiée de transgressive, particulièrement attachée au corps féminin comme objet désirable et esthétique, a choisi de s’intéresser à celles qu’on a enfermées au nom de la justice et du Code pénal. En 2014, elle a sillonné les routes à la rencontre de ces prisonnières, leur exposant son envie de les montrer au monde, de les conduire au dehors de la prison par le biais de son objectif, de les faire s’évader.

 

Dans la chapelle, on est amené à déambuler à travers une cinquantaine de portraits plus grands que nature, installés sur des cimaises métalliques simples et dénuées de toute fioriture. Seuls les silhouettes, les visages de ces femmes, comptent. Le protocole photographique est lui aussi d’une efficace simplicité. Les femmes sont invitées à poser devant un mur blanc, sur un tabouret – toujours le même – rendu invisible par la prise de vue. Cette manière de procéder confère toute son importance à la femme photographiée. Devant l’objectif, et devant notre regard, chaque femme dévoile alors sa singularité, laisse entrevoir sa personnalité, son caractère, son existence. Tout ce que l’enfermement peut tendre à uniformiser, et même à effacer, au nom d’un paradoxal droit humain qui punit les mauvais comportements en annihilant la singularité de chacune.

 

Vaiata, novembre 2014, Rennes © Bettina Rheims
Vaiata, novembre 2014, Rennes © Bettina Rheims

3,7 % de la population carcérale en France

Ce n’est pas un hasard si le château de Vincennes a été choisi comme lieu d’exposition. Le donjon était, dès le XVe siècle, une prison d’État – peuplée notamment par des prisonnières politiques jusqu’en 1784. À la Révolution française, le pavillon du Roi fut à son tour une prison pour les femmes de « mauvaise vie ». Ainsi, dans ce lieu d’incarcération historique, Bettina Rheims choisit d’exposer les détenues d’aujourd’hui, en écho à cette pratique séculaire, millénaire même, qu’est l’enfermement comme punition.

À celles et ceux qui objecteront que la prison est un mal nécessaire pour le bien de la société, le regard las – parfois vide, souvent ailleurs – des détenues, capturé par la photographe, répond ostensiblement que l’enfermement est non seulement une privation de liberté, mais surtout une privation d’humanité. En effet, qui peut arguer qu’il est logique qu’une femme, ou un homme, puisse passer des mois, des années, immobilisé.e dans une cellule, sous prétexte qu’elle ou il aurait commis une faute, même irréparable ?

 

Niniovitch, novembre 2014, Roanne © Bettina Rheims
Niniovitch, novembre 2014, Roanne © Bettina Rheims

Si les femmes représentent 3,7 % de la population carcérale en France, ayant apparemment la « chance » de ne pas connaître ce phénomène de surpopulation dont souffrent leurs homologues masculins en prison – un taux avoisinant les 120 % ces dernières années – leurs conditions de vie restent pour le moins primaires, rudimentaires. Car seules deux prisons sont entièrement réservées aux femmes : le centre pénitentiaire de Rennes et la maison d’arrêt de Versailles. Les autres détenues sont donc incarcérées dans des « quartiers femmes » de prisons pour hommes, où la surpopulation peut être aussi problématique pour elles que pour eux. Par ailleurs, cet enclavement dans les prisons pour hommes, car leurs quartiers sont généralement isolés, rend leur accès aux différents services – médicaux, de formation ou divers ateliers – d’autant plus difficile [1]. La photographe en témoigne dans une interview accordée à Nathalie Renoux : elle affirme avoir été choquée de découvrir le quotidien des détenues, qui ne sortent de leur cellule qu’une fois par jour en promenade si le temps – ou les gardiennes – le permettent, s’alimentant, se lavant, dormant, faisant leurs besoins dans une pièce qui ne dépasse jamais les 9 mètres carrés. Comment se sentir dès lors comme un être humain à part entière quand on se voit ainsi privé de ses droits les plus fondamentaux ?

 

« À défaut de leur liberté, je souhaitais que, par la force de son talent, Bettina Rheims restitue à chacune sa personnalité que l’incarcération tend à effacer. » – Robert Badinter

 

Le projet de Bettina Rheims a reçu le soutien, et même l’impulsion, de Robert Badinter, ancien garde des Sceaux sous la présidence de François Mitterrand, qui obtient l’abolition de la peine de mort en 1981, et qui se bat depuis toujours pour l’amélioration des conditions carcérales. Celui-ci préface même le livre Détenues [2], qui n’est pas un simple catalogue d’exposition, mais une sorte de manifeste esthétique contre l’inhumanité de l’incarcération d’aujourd’hui. Ainsi, dans son avant-propos, Robert Badinter met en avant le principe d’« individualité » qui devrait être accordé à toute personne, mais qui est bien souvent nié par l’incarcération « où l’uniformité prévaut ».

 

La féminité doit-elle rimer avec la beauté ?

Eve Schmit, novembre 2014, Roanne © Bettina Rheims
Ève Schmit, novembre 2014, Roanne © Bettina Rheims

Bettina Rheims raconte qu’elle est arrivée, les jours de prise de vue, avec des vêtements et du maquillage pour ces femmes enfermées. Et même qu’elle voulait obtenir le mécénat de grandes marques d’habillement – toutes ont cependant refusé. Dans un court reportage, montré à la fin de l’exposition, on voit la photographe expliquer son projet à une petite assemblée de détenues. Elle leur dit vouloir qu’elles se sentent belles, qu’elles se sentent femmes, d’où le matériel de « mise en beauté ». Ce qui sous-entendrait que la féminité passe par le maquillage et les vêtements. Autrement dit, par le travestissement de soi, par le changement de son apparence, de son corps. Le but de leur rendre leur féminité, annihilée par le milieu carcéral – ne serait-ce qu’un instant – est des plus nobles. Mais que cette féminité soit assimilée à de jolis vêtements, du vernis et du gloss à lèvres me paraît problématique. Comme si une femme ne pouvait se sentir pleinement femme qu’avec des atouts extérieurs, qui l’embellissent, réduisant son être à une belle apparence.

Dans l’ouvrage Détenues, Nadeije Laneyrie-Dagen, docteure en histoire de l’art, spécialisée en peinture du Moyen Âge et plus ponctuellement en arts vivants, parle ainsi de « retrouver la féminité dont la prison les prive ». Les conditions de vie en prison sont certes humainement déplorables, et il est incontestable que ces femmes se sentent fragilisées, diminuées. Mais penser la définition de la féminité comme la beauté semble un jugement hâtif et réducteur pour la condition féminine. N’est-ce pas quelque chose de bien plus grand, qui ne se limite pas à l’aspect extérieur ?

Cette féminité apparente implique aussi un regard extérieur à la prison, un regardeur. Bettina Rheims explique ainsi avoir « voulu leur apporter un regard [car] c’est un milieu où il y a très peu d’hommes ». Et Nadeije Laneyrie-Dagen d’ajouter que la photographe capture « les gestes d’une féminité qui s’exhibe et séduit ». La visée de la féminité ne serait donc que la séduction ? Il semble s’établir un rapport problématique entre ce qui fait une femme et sa relation au sexe opposé. Comme si la féminité n’existait que pour le regard de l’autre, pour ce que Robert Badinter appelle dans son avant-propos « les promesses du désir ». N’est-ce pas un peu réducteur d’assujettir la femme au besoin de séduire, au désir – généralement masculin ?

 

Vanessa Bareck, novembre 2014, Lyon-Corbas © Bettina Rheims
Vanessa Bareck, novembre 2014, Lyon-Corbas © Bettina Rheims

C’est, à mon sens, dans une position délicate que se trouve la condition féminine exposée par la photographe. Si Bettina Rheims tend à leur redonner une individualité, en leur donnant le droit d’être vues, d’être reconnues en tant qu’êtres humains, je ne peux m’empêcher de déceler, dans le propos de l’exposition, une injonction à la Femme d’être désirable. Au xxie siècle, à l’heure où une femme semble pouvoir mener sa vie comme elle le souhaite en Occident, pourquoi rester bloqués sur un rapport de séduction qui soumet en un sens la femme à l’autre, à l’homme ? Nadeije Laneyrie-Dagen s’interroge ainsi sur le vernis à ongles des détenues : « on se demande pour quels regards, hors la circonstance de pose, les ongles sont ainsi peints ». Pourquoi ne pourrait-on pas simplement imaginer qu’une femme veuille être ce qu’elle est pour elle-même, et non pour le regard des autres ?

 

Le féminisme est un humanisme

Ramy, octobre 2014, Poitiers-Vivonne © Bettina Rheims
Ramy, octobre 2014, Poitiers-Vivonnes © Bettina Rheims

Il me paraît essentiel de réaffirmer ici un fondement du féminisme : la Femme est un être humain comme les autres, elle n’a pas à être assujettie au regard et au vouloir d’autrui. C’est d’ailleurs parfois la raison même de leur enfermement. À lire les « Fragments » recueillis par Bettina Rheims, on retrouve à plusieurs reprises des femmes qui se sont littéralement battues pour échapper à l’emprise de l’autre : « Elle a pris 15 ans pour drame familial. C’est une femme battue. » « On est pas des criminelles pour le plaisir. Au début, je n’ai pas su ce que j’avais fait […] Ça a duré 4 mois avant que je sache que j’avais tué mon mari. » « Elle a tué son fiancé parce qu’il la battait et la violait. » « C’était son troisième mariage. Elle a été accusée d’homicide. L’homme la battait. » Si l’on s’indigne de l’objectisation de ces femmes causée par l’enfermement, il convient de réaliser que l’objectisation se fait aussi à l’extérieur, par le rapport qu’elles entretiennent avec l’Homme et avec le monde.

 

« Je voulais les montrer » – Bettina Rheims

Ce n’est pas un reportage choc ou un documentaire sur l’incarcération où les détenu.e.s sont floutées par souci d’anonymat – contre la honte et l’échec que représente parfois l’emprisonnement. Bettina Rheims ne photographie ni barreaux, ni murs, ni cellules. La prison, si elle est remise en cause, n’est pas la « protagoniste » de la prise de vue, pour reprendre les mots de Nadeije Laneyrie-Dagen. La photographe nous donne à voir les êtres qui vivent l’emprisonnement, qui le composent, dans toute leur complexité et leur fragilité, soulevant des questions sociétales et genrées de leur rapport au monde. Ainsi, ce ne sont pas les conditions de vie en prison qui sont montrées. C’est la condition humaine en prison qui l’est.

 

« Tout ce que contribue à ouvrir des fenêtres dans le mur des prisons est bon pour les détenues. Tout ce qui leur permet de redevenir, pour un moment, un être unique aux yeux du public est encore meilleur. » – Robert Badinter

 

 

Irène Cavallaro

 

[1] https://oip.org/en-bref/quelles-sont-les-conditions-de-detention-des-femmes/

[2] Détenues, éditions Gallimard, 2018, 168 pages, photographies Bettina Rheims, avant-propos Robert Badinter, texte Nadeije Laneyrie-Dagen.

 

Image à la une : Elvira et Ladgar, novembre 2014, Roanne © Bettina Rheims

 

Détenues

Bettina Rheims

Du 9 février au 30 avril 2018 à la Sainte-Chapelle du château de Vincennes,

puis du 1er juin au 4 novembre 2018 au château de Cadillac.

Irène Cavallaro
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