Barthélémy Toguo et Duncan Wylie : De la complicité dans la blessure


Ma blessure existait avant moi, je suis né pour l’incarner.

Joë Bousquet, poète français

Nous vivons dans une civilisation forgée par les blessures : celles liées à notre héritage personnel et collectif, aux traumatismes d’hier et de demain, mais aussi celles que Freud qualifie de « blessures narcissiques de l’humanité ». Nous vivons sur une terre en perpétuelle quête de cicatrisation, où l’Homme est à la fois bourreau et victime de sa condition d’être et d’exister. Nous vivons un présent menotté à son passé, dont l’histoire semble se répéter, ne parvenant jamais à panser/penser des plaies trop profondément entaillées.

Sur le terreau de notre humanité, il est un vaste territoire particulièrement marqué par ses blessures : l’Afrique. Assassinats de cultures, conquêtes coloniales, jeux de pouvoir autoritaire, migrations des peuples, mépris des différences… De ces constats naissent la volonté de dénoncer, de questionner, ou encore, de ne « jamais oublier » – comme le déclamait Aimé Césaire –. Et l’art est devenu une voix respectée qui traverse plus facilement les frontières que les femmes et les hommes.

Les voix de Barthélémy Toguo et de Duncan Wylie, tous deux nés et élevés en Afrique, au Cameroun pour le premier et au Zimbabwe pour le second, s’élèvent actuellement à Bruxelles, dans l’espace sur trois niveaux du Hangar Art Center/Gallery, sous l’impulsion de deux personnes rencontrées fortuitement lors d’un vernissage : la directrice du lieu, Delphine Dumont, et le commissaire d’exposition français, Philippe Piguet.

barthélémy toguo Duncan Wylie et Philippe Piguet
Duncan Wylie, Barthélémy Toguo et Philippe Piguet en conférence de presse. Photo : Hangar Art Center/Gallery

Un grand espace blanc réchauffé par de vives couleurs s’ouvre après avoir parcouru les quelques mètres d’un porche silencieux, menant droit devant un large panneau bleu azur estampillé « Barthélémy Toguo / Duncan Wylie 07 Sep-20 Oct 2018 ». Sollicité par la chaleur des palettes déployées, l’œil se promène joyeusement d’un point à l’autre, excité par tant d’ondes chatoyantes, avant de poser naïvement son attention sur l’une des œuvres exposées. Qu’elles soient signées de Barthélémy Toguo ou de Duncan Wylie, toutes dégagent une énergie solaire qui n’affecte en rien la profondeur de leurs propos. Car si leur esthétique est indubitablement pigmentée, elles n’abordent pas moins des sujets et des thèmes pimentés. Massacres relatés dans des petits mots écrits de populations opprimées et révélations de persécutions orientées chez l’un, remises en cause de la corruption et des systèmes autocratiques, ou encore, constats alarmants d’un état de ruine chez l’autre. Dénonciations et questions se répondent d’un univers à l’autre, se font ricochet entre le monde de Barthélémy Toguo et celui de Duncan Wylie. Deux mondes aux nombreuses divergences mais ayant pour vecteur commun ce même besoin inhérent de déconstruire pour (re)construire, de défaire les clichés et démolir les images, pour sculpter la pensée et bâtir d’autres horizons. Que ce soit chez l’un ou chez l’autre, les deux hommes ne racontent pas leur histoire. Ils racontent la nôtre.

Avant de partager les mêmes cimaises, les Barthélémy Toguo et Duncan Wylie ne se connaissaient que de réputation, et n’entretenaient aucun rapport familier. Le ciment du couple répond au nom de Philippe Piguet, vieil ami des deux artistes depuis plus d’une vingtaine d’années, qui a proposé de réunir ce duo. Une évidence pour le critique d’art, voyant dans leur univers artistique, tout comme dans leur personnalité, un témoignage probant de la manière dont Picasso définissait un artiste : « un être politique, constamment en éveil devant les déchirants, ardents ou doux événements du monde, se façonnant de toutes pièces à leur image ».

 

Chez Duncan Wylie d’abord, la peinture, et tout récemment la gravure, sont des moyens d’expression privilégiés pour dire le monde. Un monde empreint de son histoire, celle d’un Zimbabwéen né en 1975 dans un pays rapidement affecté par l’ère Mugabe qui s’ouvre en 1980, mais aussi celle d’un occidental, naturalisé français en 2005 et vivant aujourd’hui principalement à Londres. Dès le premier regard posé sur les trois grandes toiles introduisant l’exposition – la série Self Construct fraîchement peinte en 2018, il est immédiatement aisé de saisir le melting-pot de ses influences. Sur des espaces verticaux dépassant les deux mètres, une silhouette indéfinie s’élève dans les hauteurs et marche vers nous, grimpant un escalier sur lequel nous nous trouvons. Seule une partie de ses jambes et de ses pieds revêt une forme humaine, le reste est composé d’un amas de débris géométriques aux couleurs ocrées, contrastant vivement avec l’intensité bleue du fond. La composition spatiale s’articule par l’accumulation de larges coups de pinceaux synthétiques et énergiques, habilement maîtrisés, ainsi que par une succession de fines couches de peinture à l’huile, en glacis, produisant un effet de profondeur, ou plus particulièrement, l’effet « d’une image derrière l’image ». Formes et couleurs se chevauchent sans se mélanger pour générer, outre des figures totémiques en ruines, des paréidolies. Il y a dans la recherche esthétique de Duncan Wylie des accents cubistes avec une volonté indubitable de matérialiser un espace nouveau en se débarrassant de l’anecdotique pour générer une image impactante, où la couleur a le rôle de lumière, et la forme, celui d’élément architectural nécessaire à la reconstruction. Reconstruction de son pays natal tombé en ruines à la suite du désastre économique postindépendance et à la mauvaise gestion du gouvernement de Robert Mugabe. Reconstruction de la vérité bafouée par les tenants au pouvoir. Reconstruction d’un savoir-vivre ensemble après des blessures universelles et existentielles qui touche chaque être humain. Duncan Wylie cherche à reconstruire. Pas seulement ce qu’il connaît personnellement, mais ce qui le touche en général, ce qui nous affecte tous : l’anéantissement de nos richesses, nos cultures, nos valeurs et nos droits au profit d’une minorité misanthropique.

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Duncan Wylie, Bee Sting Therapy (Gaza-Zimbabwe), 2018, Oil on wood, 30 x 48 cm.

Au cours de ses pérégrinations et de ses recherches internet, Duncan Wylie photographie et sélectionne des images de scènes de ruines pour leur force intrinsèque à exprimer la déconstruction. En les juxtaposant les unes aux autres via un logiciel, en jouant des volumes et architectures, il établit sa base de réflexion, son étape préparatoire avant de peindre. De ces fragments et décombres, il bâtit un univers faisant écho au Zimbabwe avec l’apparition fréquente du visage de Robert Mugabe, figure obsédante chez l’artiste, mais aussi un monde transgressant les frontières, à l’image de ses apiculteurs, peints après que Duncan Wylie a appris l’ingérence des services secrets israéliens dans le trucage des dernières élections au Zimbabwe. À l’image des abeilles, ces hommes volent librement au-dessus de la barrière de Gaza jusqu’en Afrique pour piquer. Cette représentation de l’apiculteur est aussi visible dans ses gravures à la pointe sèche, dont le rendu est autrement graphique et plus dessiné qu’en peinture. Ce travail de la taille-douce permet d’accentuer le symbole, de lire, dans une compréhension immédiate, l’objet de hantise et de fascination de l’artiste, et de plonger dans une vision noire à la Goya.

 

Une vision ténébreuse, c’est aussi ce que révèle Barthélémy Toguo dans son travail. Vidéo, estampe, sculpture, installation, dessin, peinture et performance, l’artiste camerounais explore tous les médiums, tout ce qui s’offre à lui, pour servir les libertés de pensée, de s’exprimer, d’interroger, de dénoncer. Il soulève les inégalités et les considérations partiales que subit l’être humain à peau noire d’origine africaine, et plus généralement, questionne comment les individus, étrangers des uns des autres, interagissent entre eux.

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Barthélémy Toguo, Série Transit 6, HBF Cologne, 1999.

Déjà étudiant, l’homme fait l’expérience d’être un « étranger » en quittant ses terres natales pour l’école des Beaux-Arts d’Abidjan en Côte d’Ivoire, avant de rejoindre celle de Grenoble en 1993, puis de Düsseldorf en Allemagne. Il se souvient alors, qu’en Europe, il avait subi un contrôle d’identité très poussé à l’aéroport, alors que ses camarades occidentaux, eux, avaient passé les douanes sans encombre. De cet épisode, Barthélémy Toguo en a tiré toute son inspiration créatrice et sa force militante en entamant à partir de 1996, une série de performances remarquée par son audace, mais surtout, par ses résultats désarmants. L’homme se rend dans des lieux de transits, aéroports et gares, pour tester la réaction des gens face à une situation qui bouscule naïvement nos codes et nos normes. Ainsi, le 18 janvier 1999, lorsqu’il entreprend de voyager de Cologne à Paris à bord du Thalys, il s’installe sagement à sa place, vêtu d’une tenue d’éboueurs de la ville de Paris toute neuve. Mettant visiblement mal à l’aise ses voisins et attirant tous les regards, un contrôleur lui demande de bien vouloir descendre du train à Aix-la-Chapelle car, paraît-il, sa tenue n’était pas en règle, malgré son billet qui, lui, l’était.

 

Photographies, récits et preuves matérielles issues de ses actions sont ensuite soigneusement collectés et conservés sous cadre, telles des reliques, et présentés dans divers lieux culturels, comme ici, au troisième niveau du Hangar. Le phénomène d’empathie qui s’en dégage est encore plus poignant avec l’affichage sous verre de cartes postales écrites, timbrées et adressées à Barthélémy Toguo, contenant les témoignages de femmes et d’hommes qui vivent dans des zones de tension, de Mexico à Hiroshima, en passant par la Serbie, le Kosovo ou Johannesburg. L’artiste est parti rencontrer ces gens pour leur demander de bien vouloir rédiger quelques mots sur leurs espoirs, leurs désirs et la manière dont ils vivent aujourd’hui. L’exposition présente quatre panneaux de cette série intitulée Head above Water, avec des cartes postales en provenance d’Auschwitz, d’Egypte, du Rwanda et de la Tunisie. La portée de ce travail dépasse le monde de l’art pour toucher une dimension humaniste. L’art, ici, semble être le moyen d’expression le plus efficace pour traverser sans difficulté les frontières, pour faire entendre la voix des silencieux, pour faire valoir l’existence des oubliés. En ce sens, Barthélémy Toguo n’est pas seulement un artiste, mais un humaniste, un esprit créatif dans le politique, auto-missionné pour diffuser le plus largement possible des notions de tolérance, de bienveillance, de respect mutuel entre les différences et les cultures, mais aussi investi pour promouvoir l’inventivité. Preuve en est, son action ne se limite pas à ses pratiques artistiques : l’homme a édifié au Cameroun un centre d’art/résidence, à ses propres frais, le Bandjoun Station, et a développé une activité de production agricole pour que les Camerounais puissent cultiver fièrement leurs richesses pour et par eux-mêmes.

L’art de Barthélémy Toguo, en plus de « nous montrer, dans la nature et dans l’esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience », pour citer Bergson, devient également un moyen philanthropique pour faire le bien autour de lui. N’est-ce pas là un des plus beaux pouvoirs de l’art ?

Anne-Laure Peressin

PS : Ce titre « De la complicité dans la blessure » est une référence à l’intitulé donnée par Philippe Piguet à son texte introduisant l’exposition : « De la complicité en art ». Si le critique d’art soulignait ainsi les liens amicaux qui existent entre lui et les deux artistes présentés, j’ai souhaité me l’approprier pour générer une nouvelle facette de leur relation, celle qui lie davantage Barthélémy Toguo et Duncan Wylie dans la création.

+ Informations :

  • Barthélémy Toguo – Duncan Wylie, About the world, sous le commissariat de Philippe Piguet
    À voir jusqu’au 20 octobre 2018
    Hangar Art Center/Gallery
    18, place du Châtelain, 1050 Bruxelles
    www.hangar.art
  • Barthélémy Toguo est un artiste représenté par la galerie Lelong & Co
    Site de Barthélémy Toguo : www.barthelemytoguo.com
Anne-Laure Peressin
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