Alexander Calder, “el volatinero”. Sa trace à La Havane (I)
Dans le volet 141, au recto, j’ai trouvé le timbre-poste contenant la sculpture Frisco, d’Alexander Calder. Au-dessus, en lettres noires sans empattement : CUBA CORREOS 3 ¢. En bas, à l’intérieur d’un rectangle bleu : une figure triangulaire, une structure stable/mobile, un paysage fragile, un point jaune, un volcan, un corps funambulesque, un cercle rouge qui enveloppe tout, enveloppe tout comme un cœur creux.
Frisco est un organisme funambulesque. Sur elle, sur cette aiguille, Calder tient une tige pour maintenir l’équilibre. Pour Calder, tout est une question d’équilibre. Rien ne peut lui faire perdre l’équilibre. Absolument rien.
À une certaine hauteur, un harnais est inutile.
Un filet de sécurité est inutile.
Un harnais ?
Un filet ?
Un amant ?
Amoureux des harnais rouges.
Le 141e volet se trouve dans la collection de timbres cubains du Museo Postal José Luis Guerra Aguilar, à La Havane. Il est situé au sous-sol du ministère des communications. J’ai demandé à voir le catalogue de l’institution (encore inédit), qui précise que les timbres allégoriques du Salón de Mayo, dont celui de Calder, ont été mis en circulation le 29 juillet 1967. Le même jour, l’exposition la plus attendue de l’année a été inaugurée au Pabellón Cuba. Elle était ouverte au public jusqu’au 7 octobre.
À l’occasion de la présentation du Salon de Mayo dans la capitale cubaine, le ministère des communications a émis une série de timbres-poste. L’émission se composait de 25 timbres répartis en cinq valeurs de un cent, cinq de deux cents, cinq de trois cents, cinq de quatre cents, quatre de treize cents et un de trente cents.
Les valeurs à un cent comprenaient des peintures de Wifredo Lam, James Alan Davie, Mariano Rodríguez, Félix Labisse et Friedensreich Hundertwaser. Les valeurs à deux cents comprenaient des œuvres d’Antoni Tàpies, Max Ernst, Gustave Singier et Max Walter Svanberg. Les trois centavos présentaient des œuvres de Picasso, Arp, Alexander Calder, Vassarely et René Portocarrero. Les quatre centavos présentaient Poliakoff, Bram Van Velde, Miró, Magritte et Mata. Les treize centavos présentaient des peintures de Asger Jorn, Pierre Alechinsky, María Helena Viera Da Silva et Jean Messagier, et les trente centavos une peinture d’Ernest Pignon.
Le fait que la sculpture Frisco fasse partie de ce catalogue n’est pas une coïncidence. L’œuvre d’Alexander Calder, comme celle d’autres artistes visuels de renom, arrivait pour la première fois à Cuba grâce aux efforts de Wifredo Lam, qui s’est chargé d’une partie de l’organisation du Salón de Mayo et d’une grande partie de la sélection des œuvres et des artistes. On lui a demandé : “Toutes les tendances sont-elles représentées au Salón de Mayo ? Ce à quoi Lam a répondu : “Tous ? Enfin, presque tous.
Frisco est une ville (Frisco en Caroline du Nord, Frisco City en Alabama et Frisco au Texas). Frisco est une pêche (le Dictionary of American Idioms indique qu’il s’agit d’une pêche à la chair très charnue qui laisse le noyau ou le noyau sortir facilement). Frisco est un harnais. Frisco est un filet. Frisco est un amoureux ; un amoureux funambule.
Alexander Calder est un culbuteur et il nous place sur cette hauteur, sur ce volcan triangulaire qui est une aiguille. Il place une perche de funambule dans nos mains et nous dit : il n’y a pas de place pour autre chose. Le vent qui passe. Le vent qui nous infiltre. Cet état de tension mentale s’appelle la guerre.
Le culbuteur fait des tours. Le tumbler construit une figure et l’appelle Frisco. Il s’agit d’une figure au calme (apparent). Le vent qui le traverse le fait bouger. Ce sont des mouvements très lents. Aussi lent qu’une goutte de goudron.
L’aviateur sait que dans la lenteur il n’y a pas de paix. Il y a une tension. La tension est synonyme d’équilibre. Distance et proximité. Similitude et différence. C’est l’instant que le cerf-volant aime le plus, celui qu’il préfère à tout autre. Tout vole.
A Frisco, tout vole. Sauf l’aiguille et le funambule. Ils se serrent l’un contre l’autre. Ils se tiennent la main au-dessus de l’abîme. Et nous pensons : qui tombera le premier ?
Je pense la même chose en regardant le stabile de Calder à La Défense à Paris. Entre gratte-ciel polis et hommes d’affaires, L’Araignée Rouge (1976) donne l’impression d’avoir volé jusqu’ici, d’être tombé du ciel. Tombées du ciel, ces pattes d’araignée géantes et vivantes.
J’arrive à Paris pour enquêter sur Calder et sa relation avec Cuba. Au Pompidou, je trouve une pièce similaire à L’Araignée Rouge. Sur l’une des terrasses du musée se trouve Nageroire (1964), offert par l’artiste. Derrière Nageroire (comme une nageoire noire d’animaux qui n’existent plus) se détachent les coupoles de la basilique du Sacré-Cœur. J’y étais aussi un après-midi pluvieux. Devant moi, une grand-mère dit à son petit-fils dans la file d’attente pour entrer:
-Tu ne veux rien pour l’Épiphanie cette année, n’est-ce pas ?
-Je le fais.
-Mais tu as déjà beaucoup de jouets.
-C’est sans importance. Je veux un drone.
C’est ça : Nageroire est un drone au-dessus de Paris.
Le Pompidou présente également un dessin sans titre de Calder et les sculptures Constellation (1943) et Requin et Baleine (1933), dont aucune ne ressemble à Frisco. Mais où est Frisco ? Dans quel coin de la Havane ? Qui sait où elle est ? Qui sait où elle est ? Qui la cache ?
Le Salon de Mayo a connu sa première édition en 1945 dans la capitale française. L’historienne de l’art Lilian Llanes mentionne dans son livre Salon de Mayo de París en La Habana, julio de 1967 (ArteCubano ediciones, 2012), que l’édition cubaine ” est due en grande partie à l’initiative de Wifredo Lam dans un effort conjoint avec Carlos Franqui “. Il ajoute également que l’exposition au Rampa de La Havane a eu lieu “au moment où les événements de la révolution [cubaine] suscitaient l’admiration de l’intelligentsia européenne, mais aussi lorsque des craintes commençaient à se répandre quant à l’introduction possible du stalinisme dans la politique culturelle du pays”.
Dans ce contexte, les œuvres de 196 artistes ont été exposées. Llanes, qui faisait également partie des participants à l’exposition internationale organisée au Pabellón de Cuba, se souvient : “Bien qu’il faille noter que les sculpteurs étaient moins nombreux que les peintres, l’ampleur de leurs propositions et la valeur de l’ensemble de leur œuvre étaient pertinentes. Bien sûr, Arp, avec son Torse de Méduse, et Alexander Calder, avec une œuvre de grand format, étaient particulièrement frappants”.
Liliam Llanes fait référence à Frisco, exposée parmi 41 autres sculptures. Qu’est-il arrivé à cette sculpture après le Salon ? Où était-elle exposée ? Quelle a été la position de l’État cubain par rapport à sa conservation ? Quelles mesures ont été prises par la Fondation Calder pour sa restauration ? Où se trouve-t-elle actuellement ? Où est Frisco ? Nous parlons d’une pièce que n’importe quel musée, n’importe quelle institution, voire n’importe quel pays, ferait tout pour avoir et exposer comme un bijou.