À nos corps désirés


 

[Ce texte est le tissage de trois fils tirés, quelques réflexions, quelques descriptions et « quelques citations » entremêlées.]

 

*** 

« Je venais tout juste de me réveiller d’une sieste après avoir fait l’amour dans une chambre d’hôtel d’un petit village de France. » [1]

D’abord un souvenir.

Une adresse du septième arrondissement de Paris, la foule dehors attend – il fait froid, nous sommes en janvier – à l’intérieur quelques visages masqués – 2021 – regardent assis un écran sur lequel défilent des diapos. Le déclic d’une vieille machine, de celles qui acceptaient qu’une image soit physique. Un à un ils défilent. La lumière les traverse, un à un les voilà projetés immatériels dans l’espace, reprennent corps à la surface d’un mur blanc. Des corps. Ceux d’hommes [2] présentés à la caméra, ceux d’hommes érotisés – s’érotisant – et par moment quelques phrases.

« C’est difficile car dans notre société les hommes n’ont pas de corps, ils sont soustraits au jugement. » [3]

Un visage en gros plan. Je n’arrive pas bien à voir la couleur de ses yeux, je pense qu’ils sont marrons. Ils semblent en tout cas me scruter, d’une certaine manière me transpercent. Il a les cheveux bouclés, de multiples tâches de rousseur. Les deux mains jointes, serrées, une certaine violence. Et la bouche aussi, il se mord le dos de la main. Quelque chose de sexuel et d’enfantin à la fois, c’est touchant.

« Tu es beau. Tu es magnifique. » [4]

Une salle de bain recouverte de petites mosaïques bleues nuit, turquoises et blanches. À gauche on le voit sous la douche, se rincer la bouche après s’être lavé les dents. Le geste est trivial, ce qui n’enlève rien à la beauté de l’instant saisi, sur le vif. À droite un miroir où se reflète une femme, habillée elle, qui prend la photo. L’appareil devant ses yeux me cache son visage, elle me fait penser à ces voyeurs de le peinture classique.

« L’air est humide et lourd. Perle sur son front une goutte de sueur dans sa mèche emmêlée. Il dort. Paisiblement. L’heure de l’après-midi éveille les désirs. Il est nu, là, sur ce lit d’enfant. » [5]

Il y a dans la culture du corps quelque chose de l’ordre de la représentation, c’est à dire une sensibilité qui passe par l’image. Dès lors, la manière que notre société a de présenter les corps influence inexorablement – construit même – notre façon de les percevoir, celui des autres, et même le nôtre, le mien, le tien. La réciproque découle nécessairement de cette relation d’influence, mais pour éclore demande une prise de conscience, la naissance d’un regard éveillé et agissant.

« Le monde, la société, ne m’a pas appris à désirer le corps d’un homme. […] Même les hommes n’ont pas appris à être désirables. » [6]

Je le regarde et il me regarde. En caleçon accoudé à une petite table – ce doit être son appartement. Les cheveux longs, la cigarette pas encore parfaitement consumée tenue entre deux doigts, son pouce semble jouer avec le filtre. Sur la table une bouteille de bière paraît vide, des vêtements et un paquet de serviettes en plastique. Le regard lourd il ne sourit pas.

« Pas de désir mais un jeu d’attraction-répulsion, comme les faces de deux aimants qui n’arrêteraient pas de se retourner, tantôt attirées, tantôt repoussées. » [7]

Le plan est ici plus resserré, c’est un portrait. Il est de profil, le front plissé, les yeux légèrement baissés fixent le vide – il y a une certaine gravité dans ce regard. Le torse nu est recouvert de paillettes blanches, l’une s’est perdue dans les méandres de sa barbe parfaitement taillée. Un peu plus loin sur le visage, une cigarette – encore – termine sa combustion suspendue au bout des lèvres. De grandes plumes rouges se dressent et le recouvrent presque parfaitement, remplissent complètement le cadre. L’instant semble comme saisi – autour le monde sans doute se presse.

« Derrière l’objectif de mon appareil, je pouvais ressentir la douceur de sa peau, sans même le toucher. » [8]

Où sont les photographies érotiques d’homme ? C’est la question que s’est posée le collectif Lusted Men, et qui a conduit au lancement de ses actions en 2019. Dans leur manifeste, les membres du collectif citent un extrait télévisuel du critique d’art John Berger datant de 1972 : « L’homme agit, la femme paraît. Les hommes regardent, les femmes se regardent être regardées. » Il nous est dissimulé, cet érotisme au masculin, caricaturé ou stigmatisé il nous est caché, et pourtant, il ne paraît pas aberrant de penser que les hommes aussi expérimentent le potentiel érotique de leur propre corps, alors pourquoi ce tabou ? Et où sont-elles donc ces photographies érotiques d’hommes ?

Elles sont cachées. Dans les mémoires surchargées de millions de téléphones, cachées ; sur la surface invisible de kilomètres de négatifs oubliés, cachées ; dans le secret d’une multitude de boîtes perdues au fond d’un placard, elles sont cachées et parfois précieusement conservées, se partagent dans l’intimité ou se gardent jalousement ; elles sont partout mais personne ne les voit, si bien qu’il semble qu’elles n’existent pas, et que perdure cette idée erronée que l’homme ne se laisse regarder, ne se peut représenter en objet de désir.

« Une intense prise de plaisir solitaire accompagnée des photos d’un autre homme. » [9]

Lui est allongé sur un lit, la chambre est en bordel. Nonchalamment étendu sur une couverture bordeaux, quasiment nu, on voit qu’il bande ses muscles pour se donner de la prestance – d’aucuns diraient que c’est un classique mais je n’ai pas envie de juger. Il est blond, son regard scrute la caméra. D’une certaine manière il est en représentation.

« Je me suis dit “merde, il est beau, il voudra sûrement s’en souvenir quand il sera vieux.” » [10]

Lusted Men a lancé une grande collecte de photographies érotiques d’hommes, afin d’en constituer une banque d’images, d’en affirmer l’existence et la diversité, d’en étudier peut-être les formes, et de les donner à voir. Si l’initiative n’est pas inédite, l’amplitude de collecte l’est peut-être, et le désir de les partager au plus grand nombre. Depuis elles affluent, ces images, en grande vagues viennent enrichir le fonds et une à une fracassent cette idée inouïe qui voudrait que l’homme ne se peut représenter en vulnérabilité, viennent casser cette vision binaire de la femme objet-désiré et de l’homme sujet-désirant – sommes-nous donc incapables de penser le sujet-désiré ?

« Et je crois que ça lui faisait plaisir de se voir comme objet de désir. » [11]

Les images ainsi accumulées font preuve d’une grande diversité, et par là montrent la variété des conceptions que l’on peut avoir de l’érotisme, car ce terme, le collectif jamais ne le définit. C’est alors un ensemble de facteurs-déclencheurs qui dans chaque photographie-action s’exprime – et transparaît dans les formulaires que remplissent les personnes participant à la collecte – facteurs pour la plupart contextuels, de perception ou d’intention.

« En réaction au manque de sexe, et l’envie d’en avoir une de ma copine en échange… Tout se monnaie. » [12]

Lui est allongé sur un lit, image prise de haut, le visage complètement recouvert d’un tissu noir, la chemise blanche partiellement défaite, une cravate – noire elle aussi – le pantalon rabaissé, le sexe relevé, les mains crispées. Quelque chose de dramatique – je veux dire théâtral – son corps est complètement ligoté.

« Mon ami est très pudique. » [13]

Il y a un moment où il faut arrêter de regarder pour se laisser regarder, et peut-être alors apprendrons-nous à regarder mieux, et à se laisser regarder mieux, encore. Il y a un moment où il faut arrêter de désirer pour se laisser désirer, et peut-être apprendrons-nous à désirer mieux, et à se laisser désirer mieux, encore. Il y a un moment où il faut arrêter d’aimer pour se laisser aimer, et peut-être apprendrons-nous à aimer mieux, et à se laisser aimer mieux, encore. Faire l’expérience de la vulnérabilité c’est faire l’expérience du pouvoir, le pouvoir sur soi, le seul qui construise sans rien détruire.

« Tout d’un coup le soleil a traversé la pièce et la lumière est venue se poser sur nos corps et nos visages. C’était inattendu. » [14]

 

Entre Lecce et Paris, été 2021

Grégoire Prangé
Retrouvez toutes les informations et actualités sur le site de Lusted Men : https://lustedmen.info
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Prochains évènements : exposition à la Nombreuse (42 Rue du Fort, 1060 Saint Gilles, Brussels) du 15 au 17 octobre ; performance le 6 novembre à Paris dans le cadre des Nuits Photographiques.
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Image à la Une : As disposable, archives Lusted Men
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[1] Marie Tchou, archives Lusted Men
[2] S’identifiant comme tel.les
[3] Apolline Marec, archives Lusted Men
[4] Sarah Seené, archives Lusted Men
[5] Marie Tchou, archives Lusted Men
[6] Clémence Macaluso, archives Lusted Men
[7] Arthur Hervé, archives Lusted Men
[8] Sarah Seené, archives Lusted Men
[9] Anonyme, archives Lusted Men
[10] Julien Lam, archives Lusted Men
[11] Mathilde, archives Lusted Men
[12] Lax, Ibiza, archives Lusted Men
[13] A&G, archives Lusted Men
[14] Eléna, archives Lusted Men
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Merci aux membres du collectif Lusted Men pour leur aide dans la préparation de ce texte, et en particulier à Salomé Burstein, pour les échanges et le suivi.
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