Le petit Piotr noir et le grand Monsieur Grivois
Les intrications de l’art et du politique sont claires, enracinées, Deleuze voit à ce titre une « affinité fondamentale entre l’œuvre d’art et l’acte de résistance » (1). Celles avec la politique moins, mais les exemples ne manquent pas : Aragon et son engagement communiste, l’activisme tardif de Joseph Beuys, les ateliers populaires des Beaux-Arts, voire l’art sociologique de Fred Forest, … Toutefois, l’interférence (artistique) avec un processus démocratique ou, plus sobrement, électoral, semble relever de l’inédit.
Je ne pense plus qu’il soit nécessaire de rappeler les faits, plutôt de les considérer selon une perspective apaisée – il n’y a pas de drame, si ce n’est conspiration romanesque. Le premier enseignement de l’action de Piotr Pavlenski, via son site Pornopolitique, c’est d’abord l’évolution progressive de son modus operandi. Avec le temps, ce qui relevait de la performance, de l’acte de dramaturgie – se coudre les lèvres en soutien aux Pussy Riot (2012), escalader nu un mur de l’enceinte du Centre Serbski et se couper le lobe de l’oreille droite pour condamner l’utilisation politique des centres psychiatriques (2014) ou se clouer le scrotum sur les pavés de la place Rouge (2013) – a progressivement eu des implications de plus en plus nettes dans la réalité, celle de la res publica, des communs, notamment à travers les incendies des portes d’institutions, comme la Loubianka, le siège des services russes (2015), ou en France, celles de la Banque de France (2017). Avec cette nouvelle affaire, le versement du discursif-automutilant (on dénonce via un acte symbolique en attaquant sa propre intégrité) pour le pragmatique-mutilant (on influe sur la réalité via une intervention attaquant l’intégrité du collectif) est actée. On a là un acte de création à travers un média, un site internet, et une méthode connue, le kompromat soviétique ou shaming, dans sa version moderne, sur les Internets.
La publication de ces images est donc un acte à forte densité réflexive, elle reflète le fonctionnement de notre système politique et social sans qu’on n’ose observer le reflet, assez laid qu’elle offre. Effectivement, je pense qu’il faut l’analyser non pas en tant que volonté de nuire individuelle, Piotr Pavlenski ne connaissait même pas Benjamin Griveaux, mais plutôt d’exhiber le fonctionnement d’un système qu’il juge « corrompu » et « hypocrite ». Griveaux s’est trouvé, par un malheureux concours de circonstances, la première cible d’une condamnation qui le dépasse. Ce qui est visé n’est pas l’individu, mais la structure à travers l’individu. Alors oui, M. Griveaux a été pris la main dans le pantalon, ce qui en soi ne devrait intéresser personne, et surtout ne regarder que lui et la destinataire de ses messages. Mais l’opinion publique qui, dans sa pudibonderie, donne de l’importance à ces choses-là, est mue par la pulsion morbide de connaître, moquer et condamner la sexualité des gouvernants. Nihil novi sub sole, on se rappelle des « cinq minutes douche comprise » de Jacques Chirac, de Monica Lewinsky/Bill Clinton et du FBI qui rabattait des prostituées pour décharger JFK avant ses discours, que d’affaires ou l’opinion publique a effectivement démontré son insatiable soif d’images compromettantes. Ce qui est nouveau, et Pavlenski est d’ailleurs le premier à s’en étonner, c’est la reddition de Griveaux. Ce qui a fait cette histoire et lui donne une substance (politique et artistique), alors qu’elle n’aurait pu n’être qu’une vague, c’est bien que M. Griveaux se couche, notamment parce qu’on attend des personnalités politiques non plus de l’exemplarité (qui se passe devant la loi, ici ni crime ni délit), mais de la pureté – considérée assez justement par Michel Tournier comme l’inversion maligne de « l’innocence » (2).
Au-delà de l’hystérie existant autour de la sexualité des gouvernants, cette action montre surtout, la manière – absolument non démocratique – dont les relations de pouvoir et d’influence se construisent. La raison peut-être la plus fondamentale pour laquelle Piotr Pavlenski est artiste dans cette histoire, c’est qu’il n’utilise pas cette situation à des fins personnelles, si ce n’est un bon coup de projecteur à moindres frais. Tout se passe comme si personne ne s’interrogeait sur l’amateurisme d’un candidat à la municipalité de Paris, qui après avoir été le porte-parole de l’Élysée, donc un communicant, laisse traîner ses nudes dans la nature. Tout cela aurait pu être amusant si un potentiel représentant de la République élu ne montrait pas qu’il pouvait aisément être manipulé face à des personnes encore moins bien intentionnées que Piotr Pavlenski, qu’il pouvait se soumettre à des pressions qui favorisent des intérêts particuliers avant le général. Il met à jour ce qu’on savait déjà. Dans ce cadre, Piotr Pavlenski agit non pas comme lanceur d’alerte, mais comme « créateur d’alerte ».
Surtout, c’est la réponse apportée à cette action qui soulève le plus de questions. Elle cristallise les craintes de notre système en même temps que sa résilience. Pour reprendre la métaphore de la réflexion, il semblerait qu’on ne prenne pas le temps d’observer le reflet que le russe renvoie de notre démocratie, trop occupés à condamner le miroir. Piotr Pavlenski est accusé de tout, d’abord d’être à la solde du pouvoir russe, pas que de nombreux commentateurs ont franchi au mépris total de la présomption d’innocence. On l’accuse aussi d’agir sous couvert de moralité mal placée, or, je peux difficilement croire que celui qui a choisi de s’exiler en France parce que « c’est la patrie du marquis de Sade, le plus grand Français de l’humanité » (déclaré récemment au Monde), s’offusque d’une masturbation ou d’une relation extra-conjugale. La manière dont les chiens de garde – ceux-là mêmes qui imposent leurs règles et leurs limites au débat « démocratique » et poussent des cris d’orfraie dès qu’on en sort – se sont mis à aboyer est exemplaire. . Non dénuée de violence, mais cantonnée dans la sphère du symbolique, l’action de Piotr Pavlenski se place dans la lignée de celle des anarchistes, qui renvoient leur violence à ceux qui en usent contre le peuple. Du Kropotkine dans le texte. Il faut le marteler, Piotr Pavlenski (tout comme Benjamin Griveaux d’ailleurs) n’est pas le créateur du système indigent dont tout le monde s’émeut, il en est une créature. Si son action – toute insane soit-elle, je reconnais que cette forme de revenge porn est dégueulasse et interroge les limites de l’acte artistique – a fonctionné, c’est sur le lit de défaillances sociales et politiques. On s’étonne (on s’inquiète) même de la facilité avec laquelle un grain de sable enraye la machine. Tout cela sonne comme le parangon de l’affect en politique, de l’indignation des réseaux sociaux (le mal du siècle), de la politique-image ou politique-spectacle. Et c’est ainsi que Pavlenski devient une figure ambivalente de pharmakon (à la fois bouc-émissaire, poison et remède) : un bouc émissaire, que l’on souhaite renvoyer chez lui parce qu’ici il remue trop la fange qu’on ne désire pas sentir, un poison, sorte de maladie auto-immune qui amène le corps social à se ronger lui-même. À l’inverse, décréter que Pavlenski est un remède serait un peu trop s’avancer, mais il sert au moins de révélateur, des failles du système, comme de la difficile implication de l’art contemporain dans le jeu politique.
Bref, la vengeance est en marche. Les plaintes sont déposées, le site Pornopolitique fermé. L’écrasement de la machine démocratique se met en marche avec son lot de mises en examen, de gardes-à-vue… Et les badauds qui s’émerveillent de Courbet à Orsay pendant leur visite dominicale, louent ses valeurs, sa force, sa fougue iconoclaste, seront les mêmes qui voudront faire payer la colonne Vendôme à Pavlenski.
(1) Conférence « Qu’est-ce que l’acte de création ? » donnée dans le cadre des Mardis de la fondation Femis, 17 mai 1987.
(2) Michel Tournier, Le Roi des aulnes, Gallimard, 1970.