Rayyane Tabet : fragments de l’histoire, l’histoire par fragments
[Fragment, n.m. : 1. Morceau d’une chose qui a été cassée, brisée. 2. Partie d’une œuvre dont l’essentiel a été perdu ou n’a pas été composé. Partie extraite d’une œuvre , d’un texte quelconque. 3. (abstrait) Part, partie.]
Cette critique de FRAGMENTS, exposition de Rayyane Tabet au Carré d’Art de Nîmes, a littéralement été écrite par fragments. Non pas selon une quelconque posture critique mais par simple impossibilité de ma part à trouver comment finir ce qui avait été commencé. Débuté au mois de juillet 2019 et après sept versions / morceaux différents, pénibles et lacunaires, ce texte a donc été mis au placard – un obscur dossier de mon ordinateur. Après l’avoir détesté, je l’ai progressivement – et très volontairement – oublié. Mais pas complètement. Alors, et parce qu’une histoire n’est jamais vraiment terminée tant qu’on ne l’a pas décidé, j’ai repris et j’ai tenté de ré-assembler ces fragments d’écriture.
FRAGMENTS est le nom du projet de l’artiste libanais Rayyane Tabet entamé en 2016 et présenté pour la première fois dans sa totalité au Carré d’Art de Nîmes en 2019. FRAGMENTS, c’est l’histoire d’une histoire de l’Histoire. Une histoire familiale qui croise l’histoire bien plus vaste du site archéologique de Tell Halaf. En 1929, l’arrière grand-père de Rayyane Tabet, Faek Borkhoche, est mandaté comme informateur du gouvernement français auprès du baron Max von Oppenheim. Diplomate allemand et archéologue amateur, le baron a dédié sa vie à préserver les vestiges du site hittite de Tell Halaf, en actuelle Syrie. C’est cette découverte, par hasard, du passé d’espion de son arrière grand-père qui suscite l’intérêt de Rayyane Tabet pour le destin du baron et celui de Tell Halaf.
[Premier fragment]
L’exposition se déroule comme une succession de chapitres, six temps de l’histoire racontée au visiteur. Dans chacune des salles du musée, la scénographie est identique : une installation dans l’espace, accompagnée d’un extrait de texte au mur. Ici, l’écrit n’est pas un simple support d’information pour le visiteur, il fait partie intégrante du projet de Rayyane Tabet et en est le pivot narratif. Œuvres et textes se combinent au sein de l’ouvrage pensé par l’artiste, que le musée présente – trop rapidement – comme un catalogue d’exposition (1).
Considérons l’exposition FRAGMENTS comme un vaste puzzle que l’artiste aurait décomposé et recomposé dans l’espace même où nous déambulons. À l’intérieur du projet, les œuvres semblent conçues comme de gigantesques assemblages dans lesquels chaque élément joue un rôle au sein de l’ensemble auquel il appartient. Dans la première salle, l’installation Ah, my beautiful Venus! (2017) évoque la statue d’une femme assise, découverte par le baron von Oppenheim à Tell Halaf. Brisée pendant la Seconde Guerre mondiale, la statue d’origine est restaurée grâce au moulage fait au moment de sa découverte. À partir de ce moulage d’origine, Rayyane Tabet réalise des impressions sur papier d’aluminium, disposées verticalement sur des socles en bois. Mais ici, la beautiful Venus de Tabet est présentée disloquée et disséminée dans l’espace. Espace qui est cependant circonscrit par un parterre de dalles de basalte, importées de Syrie et dont le poids – 6,5 tonnes –, correspond à celui de la statue d’origine. Se superposent à la fois le passé et le présent, la destruction de la sculpture de Tell Halaf, victime collatérale des conflits européens, mais aussi la dispersion du patrimoine culturel conduisant à sa paradoxale disparition. Au mur, sont punaisés les documents de transport du basalte extrait en Syrie, rappels du voyage des vestiges mais aussi de la complexité persistante à déplacer ces pierres hors des frontières nationales aujourd’hui. L’éclatement de la Vénus évoque certes la disparition de la statue mais confronte surtout le visiteur à son propre empêchement, celui de ne pouvoir embrasser d’un seul regard tous les éléments de la statue dé-composée. Et donc, l’impossibilité d’appréhender un tout, autrement que par ses fragments.
[Deuxième fragment]
La prise en compte de l’espace est fondamentale pour appréhender les œuvres de Rayyane Tabet. Impossible de tout percevoir en un coup d’œil, impossible de ne pas déambuler autour et devant les œuvres pour les saisir, de multiplier les points de vue, conservant toutefois un sentiment d’incomplétude nécessaire. Le rapport à l’espace d’exposition – ici du musée – , à ses vides et ses pleins, fait partie intégrante des œuvres. Basalt Shards (2017) occupe l’espace de la salle suivante uniquement à la verticale, sur la totalité d’un mur, du sol au plafond. Se dresse un monumental mur de dessins au fusain – 1 000 – accrochés par de simples pinces à une structure faite de palettes en bois. Il s’agit de 1 000 frottages de débris archéologiques des réserves du musée de Pergame auxquels Tabet a pu accéder (2). L’histoire est belle et tragique. Une partie des vestiges, trop endommagés par la guerre ont été mis de côté. Trop précieuses pour être jetées, trop abîmées pour être montrées au public, ces pierres sont ainsi entreposées, en attente. Lors des inventaires auxquels l’artiste a pu assister, les fragments étaient disposés au sol sur d’immenses palettes de bois. C’est cette vision des pierres étalées sur les palettes que l’artiste a reproduit, passant la structure de bois à la verticale, épousant le mur du musée.
[Troisième fragment]
Une des œuvres du projet occupe une place particulière. Présentée dans la quatrième salle, Genealogy (2016 – en cours) se rattache directement à la dimension familiale et personnelle de l’histoire que nous montre Rayyane Tabet. Homme d’origine simple, à sa mort Faek Borkhoche lègue à sa famille son seul objet de valeur, un immense tapis bédouin de 20 mètres, divisé en parts égales pour ses cinq enfants. Enfants qui, à leur tour, léguérent aux leurs leur part respective du tapis, et ainsi de suite. Genealogy est donc un poétique arbre généalogique, actuellement partagé en vingt-trois morceaux sur cinq générations. Les morceaux de tapis d’origine sont empruntés aux proches de l’artiste et des toiles de lin remplacent les pièces manquantes. Alternant rectangles vides et pleins, cette composition – presque abstraite et géométrique – suscite un sentiment de filiation et d’appartenance familiale universelle. Et une certaine tendresse quant à l’avenir du fameux tapis, voué à être partagé par les générations suivantes jusqu’à sa disparition totale. Genealogy fait le portrait d’une histoire ancienne, lointaine, effilée par le temps, qui se perpétue en se décomposant et qui, ici, se réanime dans l’instant présent.
[Quatrième – et dernier – fragment]
L’artiste opère à la manière d’un historien ou d’un archéologue, il collecte les traces, les documents, les témoignages, visite les fonds des musées (frottages, moulages, photographies). Pourtant, il ne s’agit pas ici de reconstituer quoi que ce soit, mais de donner à voir et à imaginer, en creux, ce qui s’est égaré, dispersé, dissout. Le projet était périlleux, pour l’artiste comme pour nous-mêmes : le risque de se perdre dans les méandres de l’histoire romanesque de Tell Halaf et du baron Max von Oppenheim, est grand et tentant. En travaillant de concert l’écriture, la narration – performée – et les installations, en créant un maillage aux facettes multiples, nous y échappons tous de justesse. Fragments par fragments, ainsi s’écrit l’histoire selon Rayyane Tabet. Mise en abîme de son propre travail effectué sur les vestiges de Tell Halaf. Frottages au fusain des quelques 1 000 morceaux si gravement endommagés par la guerre qu’ils demeurent dans les limbes d’une réserve, comme de vulgaires cailloux. Moulages morcelés de la mythique Vénus, emblème de la dévotion de Max von Oppenheim, dont subsiste seulement le mirage. Frottages des orthostates originels du temple, dispersés dans le monde, partiellement disparus ou inaccessibles encore…
Ce n’est pas tant l’histoire de von Oppenheim et du site de Tell Halaf qui fait l’intérêt et le sens de ce travail, c’est la façon dont l’artiste l’aborde et la réactualise dans un projet complexe et potentiellement inachevable. Ce sont aussi les questions soulevées autour de faits anciens mais aux enjeux effroyablement actuels : l’appropriation culturelle, la dépossession et la dissémination de nombreux trésors archéologiques par les Européens et leur disparition, la difficile, douloureuse et partielle restitution de ces trésors perdus, ces béances de l’histoire. Il est ici moins question d’événements historiques que de leur constitution et de leur narration, moins d’archéologie que d’héritage culturel, moins du récit que de sa transmission. Il est moins question de reconstituer l’histoire que de faire l’aveu de son impossibilité à être reconstituée ; de la seule possibilité d’en rassembler et ré-assembler, patiemment, les fragments.
(1) Élaboré dès la genèse du projet, en miroir des œuvres, l’ouvrage sert également de support à la performance Dear Victoria (2016 – en cours), dans laquelle l’artiste lit son propre texte tout en déambulant devant ses œuvres.
(2) Max von Oppenheim a remué ciel et terre pour trouver un lieu de conservation aux vestiges ramenés de Tell Halaf, en vain. Il crée alors à Berlin le Musée de Tell Halaf, sorte de musée privé d’un genre nouveau. Bombardé en 1943, les restes des vestiges de Tell Halaf sont alors rapatriés par le Musée de Pergame.
exposition au Carré d'art - Nîmes
12 avril - 22 septembre 2019