Pour une juste rémunération de la critique d’art


 

Imaginez la scène : vous décidez d’aller dîner au restaurant. Vous choisissez votre établissement, vous commandez ce qui vous donne le plus envie sur la carte et passez un bon moment. Arrive enfin l’addition. La note vous semble salée. Pourtant, il ne vous viendrait sans doute jamais à l’esprit de commencer à marchander avec le ou la serveur-se, de lui expliquer qu’en ce moment c’est compliqué pour vous, que vous avez déjà mangé au restaurant la veille ou que vous êtes actuellement confronté-e à de grosses dépenses. Vous ne tenteriez pas non plus de fixer vous-même le prix du plat, de vous faire offrir le repas en échange d’un post sur Instagram ou d’un peu de bouche-à-oreille. Vous ne vous permettriez sûrement pas de régler l’addition avec plusieurs mois de retard, malgré les relances de l’établissement. Non, vous saviez ce que cette soirée allait vous coûter parce que vous imaginez bien le travail que cela suppose de tenir un restaurant. Alors vous payez sans sourciller.

La comparaison entre le monde de la restauration et celui de l’art ne tient pas la durée, mais elle est utile pour éclairer notre problème. Si on ne peut pas payer décemment la critique d’art, il faut internaliser l’écriture ou trouver une alternative. Tout travail mérite salaire, et ledit salaire doit être à la hauteur de la tâche. Ledit salaire doit, encore, faire l’unanimité. Il n’y a pas d’autre domaine où l’indice de rémunération ou de tarification minimum connaît autant de disparité que dans le monde de l’art.

Être critique d’art implique d’être sans cesse confronté-e à la rhétorique du métier-passion, qui disqualifie notre implication professionnelle et mène de fait à la négociation de nos tarifs, à la dévalorisation de notre travail et parfois même au mépris de celui-ci. Toustes nous avons un jour été contraint-es de diviser au moins par deux nos devis, de courber l’échine face à un-e client-e qui nous expliquait que son budget était restreint et qu’il ne pouvait pas se permettre de justement nous rémunérer.

Pourtant le travail de revalorisation du métier de critique d’art a déjà largement été entamé. Depuis 2018, l’Association Internationale des Critiques d’Art en France (AICA France) a notamment mis à jour ses recommandations tarifaires et préconise une rémunération s’élevant a minima entre 300€ et 600€ le feuillet (1500 signes). Si ce premier montant équivaut au SMIC horaire, nous sommes encore régulièrement confronté-es à de l’étonnement, si ce n’est à des désaccords lorsque nous partageons nos devis.

Le monde de l’art ne peut plus ignorer les recommandations préconisées par le plus gros regroupement de critiques d’art en France – ou participer à en imposer de plus basses. Une telle situation conduit inévitablement à une délégitimation du travail de critique d’art et continue à entretenir une non-reconnaissance du travail invisible mais pourtant bien conséquent qu’il faut fournir pour rédiger un texte. À savoir, nous tenons à le rappeler ici : des années d’études (universitaires ou autodidactes), de la recherche et des dizaines de lectures, des rencontres avec les artistes, de l’écoute, des heures de rédaction, des allers et retours avec nos clients, etc.

Nous sommes critiques d’art par envie, par désir, voire par goût, mais pas que… La critique d’art est un véritable travail et nous demandons à pouvoir en vivre, décemment. La profession revient de loin et souffre des préjugés nourris et alimentés par des critiques qui, historiquement, venaient de classes sociales privilégiées, pouvant se permettre de considérer l’art ainsi que leur activité comme un pur geste esthétique ou littéraire, et non comme un “travail”. Nos réalités dépassent aujourd’hui cette situation et nous ne pouvons donc plus en accepter les conséquences.

Nous sommes bien conscient-es de la diversité des situations économiques de nos différents commanditaires, de la réduction constante des budgets dédiés à la culture et aux arts visuels en particulier. Nous savons que notre secteur repose sur un ensemble de corps précarisés et déconsidérés, pourtant indispensables à son fonctionnement. C’est pourquoi nous sommes la plupart du temps enclins à écouter et adapter nos devis en fonction des réalités de chacun et de chacune. Néanmoins, nous sommes encore aujourd’hui confronté-es à des institutions qui refusent d’entendre ces revendications, rechignent parfois à adjoindre à la critique une ligne de budget propre et continuent à la rémunérer avec des queues d’enveloppes, quand nous réclamons une pleine considération du travail que l’on fournit. Aussi, nous pensons que demander une plus juste rémunération des critiques c’est, conjointement, appeler à une plus juste rémunération de toustes les travailleur·euses précaires de l’art, envers lesquel-les nous ne pouvons que nous montrer solidaires tant nos situations convergent.

Nous savons qu’il y a encore beaucoup à faire pour rendre possible une solidarité des critiques d’art et une reconnaissance de notre métier, qui seraient à même de nous protéger. C’est pourquoi nous renouvelons cette année encore notre décision de renvoyer systématiquement nos client-es à la grille tarifaire de l’AICA et motivons toustes nos consoeurs et confrères qui le peuvent à se joindre à nous. Nous savons à quel point il est parfois difficile de négocier lorsqu’on est indépendant-e et précaire. Nous savons à quel point il est compliqué de refuser de travailler même pour une centaine d’euros lorsque chaque sou est important. Nombre d’entre nous, à titre individuel et de par nos situations personnelles, continuons d’accepter ces conditions de travail malgré nous. Mais nous croyons également à la force du collectif et pensons qu’il est de notre responsabilité – de par cette position – de lutter contre le travail gratuit ou mal rémunéré. Nous voulons que soient entendues nos voix et reconnues nos plumes.

 

Jeunes Critiques d'Art
Recommend
  • Facebook
  • Twitter
  • LinkedIN
  • Pinterest
Share