Silent Specific. La ville en tant qu’expérience
Edgar Ariel
Le 14 avril 1921, à 15h de l’après-midi, André Breton et quelques autres dadaïstes se donnent rendez-vous devant l’église Saint-Julien-le-Pauvre à Paris. Ils ne sont pas venus là parce que c’est un lieu de culte, mais à cause de sa “banalité”. La “banalité” du lieu, son choix dans le topos urbain n’avait “absolument aucune raison d’exister”, dit Breton.
Quelque temps plus tard, d’autres sorties du groupe ne se limitaient pas à la célébration de la “banalité” d’un site spécifique, mais plutôt – loin de ce désir initiatique de “posséder” un espace urbain – il s’agissait d’une action de marcher ; une action pour habiter – et expérimenter – le logos (et pas seulement) de la ville.
Le motif ? Les dérives. Il s’agit, nous apprend-on, de comprendre l’expérience de la marche dans un sens expérimental. Les dérives sont – je paraphrase ici l’Internationale Situationniste – un mode de comportement expérimental lié aux conditions de la société urbaine. Elles sont un exercice qui comprend l’espace urbain comme une question ouverte, un espace pour les marcheurs, un texte poreux, une mosaïque de “citations inconscientes et automatiques, offertes sans guillemets” (Barthes).
Je mentionne ce qui précède comme substrat ; comme mémoire. Comme des idées intertextuelles qui s’entremêlent avec le projet d’interventions virtuelles Silent Specific, dont le commissaire est René Francisco (Prix national des arts plastiques 2010) et l’historien de l’art Dayneris Brito.
Il y a une idée, une notion que je mets en relation – de manière non déclarée – depuis mes premières approches du projet. Je fais référence à “andarinaje”. Ce néologisme est dérivé du mot andarín : cette personne qui marche, qui bouge. Qui peut le faire et le fait avec plaisir. L’andarin prône la marche comme méthode d’existence (peut-être aurais-je dû écrire survie). En tout cas, son destin ontologique est l’expérience.
Existence.
Survie.
Expérience.
Cela pourrait être un vers de l’Alphabet. Inger Christensen aurait pu écrire : “les marcheurs existent, les marcheurs existent”.
Le marcheur habite la ville. (Rappelons que, au sens strict, habiter signifie réitérer sa présence dans un lieu. Si, au contraire, cette présence ne se produit qu’une fois, il s’agit d’une visite. La ville est l’habitat du promeneur. Habiter signifie posséder). Sa marche mobilise le désir de posséder ce qui lui échappe.
Il sait que le désir est un manque, un besoin (Anne Carson dans Eros. The bitter sweet). L’espace du désir résonne autour de chaque bloc architectural. Surtout, de ces blocs absents. Le mot grec eros désigne également le “désir de ce qui manque”. Le marcheur possède la ville et la ville le possède.
Il en est l’enfant bâtard.
Le marcheur est suspendu sur un axe de paradoxe.
Dans 58 conseils sur le corps, Jean-Luc Nancy affirme au numéro 35 : L’étymologie de “posséder” se trouverait dans le sens de “être assis sur”. Je suis assis sur mon corps, un enfant ou un nain sur les épaules d’un aveugle. Mon corps est assis sur moi, il m’écrase sous son poids.
En même temps, nous ne pouvons éviter un point aveugle : l’andarinage (dé)possède. L’andarinage est un corps, pas une propriété. Même s’il hésite dans l’ambivalence. La ville est assise sur lui, l’écrasant sous son poids.
Je suis le marcheur.
Disons que je le suis.
Disons que c’est ainsi que je me situe entre un espace et un autre de la ville (fictive) cartographiée par Silent Specific. Je me réfère ici à la notion de carte au sens où Deleuze et Guattari l’analysent dans Mille Plateaux : la carte comme ” matière de performance, ouverte, connectable dans toutes ses dimensions, démontable, altérable, susceptible d’être constamment modifiée. Elle peut être brisée, altérée, adaptée à différents assemblages, […] construite comme une action politique ou comme une méditation”.
Ce qui est curieux, dans ce cas, c’est que la dérive n’a pas lieu dans la ville concrète, mais dans la ville alternative, virtuelle. Devant les interventions urbaines de Silent Specific, mes poursuites érotiques subvertissent les déplacements, les promenades stéréotypées. Chaque pas que je fais crée des données virtuelles. Entre un site et un autre, entre un post et un autre, entre un “like” et un “love”, la ville devient – et ma relation avec elle – un cosmétique travesti fabriqué par le big data.
Je dérive entre les algorithmes.
Je préfère la chasse à la capture.
Dans la marche, la chasse est furtive.
Silencieux spécifique a un antécédent incontournable. Je ne fais pas référence à sa racine (pivot). Je me réfère à une partie de son corps rhizomatique. Je veux dire ceci : ” tout point du rhizome peut être relié à tout autre, et doit l’être ” (Deleuze et Guattari).
Dans un rhizome, il n’y a pas de points.
Dans un rhizome, il n’y a que des lignes.
Dans un rhizome, il n’y a pas d’unités de mesure.
Dans un rhizome, il n’y a que des multiplicités.
Un rhizome peut être cassé.
Un rhizome peut être interrompu (n’importe où).
Un rhizome recommence toujours le long de telle ou telle de ses lignes, et le long d’autres. En 2012, lors de la 11e Biennale de La Havane, René Francisco, avec un collectif d’étudiants connu sous le nom de Cuarta Pragmática, a construit à proximité des rues Calzada et 2e, à El Vedado, une métaphore et un instrument critique intitulé Ciudad Generosa (Ville généreuse).
Ce projet consistait à “planifier un espace ou une ville idéale ; le peupler d’une architecture conçue pour recréer, subvertir et s’ouvrir au transit des dynamiques urbaines. Des étrangetés qui partent de la nature habituelle des imaginaires sociaux et des pratiques artistiques insérées dans le flux d’une communauté” pour activer un sens de la nouvelle réalité, avec sa propre notion de l’urbain”.
La citation ci-dessus, sous la paternité de René Francisco, que j’extrais de la déclaration de Ciudad Generosa, veut insister sur l’instance d’intervention urbaine qui se produit lorsque les dispositifs artistiques – si nous comprenons les dispositifs comme des ordonnancements – envahissent l’ordre quotidien de la ville, pour le briser physiquement et symboliquement.
L’ordre quotidien, dans sa forme, son fonctionnement et sa politique, est violé par des instances performantes de subjectivation. Generous City et Silent Specific rappellent une idée de Michel de Certeau dans The Invention of the Everyday : “L’espace est un lieu pratiqué”.
Par “pratiqué”, on peut comprendre “violé”. La rue et ses structures adjacentes deviennent un espace lorsque le marcheur viole sa planification rigide et la subvertit en tant que dispositif de pouvoir. En d’autres termes, l’espace devient une expérience lorsque des raccourcis sont pris. Dans l’espace urbain, prendre un raccourci, c’est assumer la plus grande dissidence.
La notion d’espace, comme l’a proposé l’historienne de l’art Rosalyn Deutsche, nécessite toujours des indéfinitions. Elle n’est pas évidente. Il n’est pas monolithique. Il peut s’agir d’une ville, d’un bâtiment. Mais il peut également s’agir d’une identité ou d’un discours.
En d’autres termes, l’espace urbain se forme à partir d’antagonismes, de conflits, de “luttes”. La spatialisation n’est rien d’autre qu’un exercice de conquête. Et toute conquête est une intervention. L’espace n’est pas le produit de cette intervention, l’espace est l’intervention elle-même.
C’est sous ce besoin d’intervention, pour ” activer un sens de la nouvelle réalité “, et pour ” subvertir ” afin de ” s’ouvrir au transit des dynamiques urbaines “, et, à son tour, produire des ” brouillages ” dans les ” imaginaires sociaux “, que René Francisco a lancé l’appel au projet d’intervention virtuelle Silent Specific le 19 juin 2020. Dans cet appel, les artistes étaient invités à sélectionner un espace potentiel de création sur lequel ils devaient projeter leur travail à travers une image ou une vidéo et, en même temps, réfléchir à l’instance d’intervention urbaine pour questionner et réimaginer l’ordonnancement social du pouvoir.
Intervention, pas intégration.
Intervention, intersection et déplacement.
Le projet a été proposé comme “un cri collectif qui exprime le sentiment multigénérationnel de la nation, qui presse les artères de la souffrance à l’extrémité du présent, et qui publie avec un art d’intelligences elliptiques nos désaccords, nos aspirations, notre appel d’attention à l’équité et notre proposition contre la médiocrité et l’injustice”.
Plus de soixante artistes cubains, installés à l’intérieur et à l’extérieur de Cuba, ont participé à une exposition collective qui a déployé dans l’espace public, virtuellement, une sorte de cartographie esthétique (j’entends l’esthétique, au-delà de sa compréhension traditionnelle, avec un sens trans-artistique, comme une science de la cognition sensuelle) qui s’écarte d’un répertoire traditionnel de conceptions, d’images, de perceptions et d’expériences de l’urbain. Il libère également la réalité réifiée par l’expression métaphorique d’une nouvelle réalité (fictive).
Après un an de mise en œuvre, l’exposition a généré d'(autres) formes de narration et de signification de ce que nous appelons “ville”. Les coins, rues, trottoirs, monuments, angles, façades ont été modifiés grâce à l’utilisation d’effets visuels et de la technologie 3D. Silent Specic a perforé -intervenu- la “dramaturgie” de la ville à partir d’une position qui implique une compréhension du public comme politique.
Le public n’est pas un espace neutre.
Le public n’est pas un espace monotone.
Le public n’est pas un espace de confort physique ; c’est une situation de risque.
L’art public conteste les pouvoirs et les énergies.
L’art public fait des déclarations politiques.
L’art public assume une certaine forme de violence.
L’intervention publique est une chorégraphie dissidente.
L’intervention publique perturbe la chorégraphie (invisible) du pouvoir.
L’intervention publique doit avoir la volonté de “construire un espace public, dans le sens politique le plus abstrait de cette notion” (Iana Stefanova).
Une intervention virtuelle remet en question la notion de réalité.
Une intervention virtuelle remet en question la notion de spectateurs.
Une intervention virtuelle est un rituel où le vivant est un hologramme imaginaire, où être là est un désir, où marcher est une hallucination.
Chacune des interventions qui font partie de Silent Specific est une action extra-quotidienne qui fait virtuellement irruption dans la ville. Chacune d’entre elles met en jeu les canaux perceptifs avec lesquels nous nous rapportons habituellement au tissu urbain. De même, ils produisent des villes alternatives qui se développent à partir d’une resémantisation, d’une juxtaposition de la ville comme scénario de sens simultanés (La ville comme royaume de formes signifiantes). Silent Specific, par un geste transfigurant, imprime à la ville de nouvelles significations à celles données matériellement – à celles imposées, pourrions-nous dire.
Les œuvres réunies dans Silent Specific révèlent un réajustement (parodique, peut-être) du concept éculé de site spécifique. Le site est remplacé par l’absence de l’œuvre in situ. Le geste, fantasmagorique dans son essence, est un “cri silencieux” ou un “geste silencieux” qui produit des villes étendues. Des villes élastiques. Des villes perméables.
Même ainsi, le projet assume des règles incontournables des plateformes sur lesquelles il est activé : Instagram, Facebook, YouTube. Des plateformes “polies”, “obscènes”, “pornographiques”, pour reprendre les adjectifs de Byung-Chul Han. Néanmoins, il y bat un pouvoir – parfois – subversif. Ce pouvoir, c’est l’écoute déplacée.
Ce “cri silencieux”, cette pause, cette possibilité de l’acoustique, cette résonance de l’écriture symbolique qui s’inscrit sur un bâtiment ou sur une tête de bronze de Silent Specic. Malgré leur visualité marquée, ce sont des interventions qui proposent de briser notre regard.
L’écriture / intervention comme silence. L’écriture / intervention silencieuse. L’écriture / intervention hors du territoire du langage, comme le souligne Derrida. L’écriture / intervention dans la ville ne surgit pas seulement du logos. Au sens large, quand je mentionne l’écriture / intervention dans Silent Specic, je veux dire que c’est un instrument qui sert à la communication du sens.
Des textes de la différence.
La textualité est illimitée.
La fatigue n’a pas d’importance ; la sueur n’a pas d’importance ; le sifflement sur la peau n’a pas d’importance. La seule chose qui compte dans les interventions virtuelles de Silent Specic, c’est le croisement, l'”entre”, le déplacement, le simulacre de public.
Ce dialogue qui est le matériau architectural urbain, maintenant (trans)fictionnalisé, devient un espace possible pour lire les événements intangibles. Les événements silencieux. Les événements spécifiques.
En terres asiatiques, Min Tanaka a emmené la marche vers des lieux et des conséquences inconnus. Tanaka était l’un des pionniers de la danse Butoh. Il s’est attaché à percevoir les caractéristiques particulières de la terre en différents endroits. Pour y parvenir, il a traversé le Japon, du sud au nord (de Kyushu à Hokkaido), en dansant tous les jours, parfois deux ou trois fois par jour, généralement nu. Il a fait remarquer un jour : “Je ne danse pas dans un lieu, je danse un lieu”.
C’est ce que je me répète lorsque j’habite les interventions de Silent Specic : “Je n’habite pas un lieu, j’habite un lieu”.
Avant d’écrire ses poèmes, Ted Hughes a expérimenté diverses manières de capturer des animaux, des oiseaux et des poissons. Lorsque son enthousiasme a commencé à s’émousser, comme cela a été le cas progressivement, il a commencé à écrire des poèmes. Il m’est arrivé la même chose. Jusqu’à très récemment, chaque fois que j’enlevais mes chaussures, je regardais leurs semelles. Je ressentais un étrange plaisir à les contempler pendant plusieurs minutes. Chaque jour, le caoutchouc noir me montrait l’usure, la trace de la mobilité. Ce n’est que plus tard que j’ai pu écrire ceci, un essai sur la marche dans une ville ; dans une ville virtuelle.
Le marcheur, comme l’ours de Ted Hughes, paie un prix.
Son prix est tout.