« La pensée a un corps », Jean-Marc Cerino


Les peintures de Jean-Marc Cerino nous exposent des devants. Des devants qui sont aussi des arrières : un entre-deux dans lequel l’artiste agit, laisse libre cours à sa pensée et l’architecture par diverses techniques sur et sous le verre.

Le « sur », le devant ; le « sous », l’arrière. Un dehors et un dedans dont la transparence crée un intervalle où nous pouvons entrer, errer et plonger. Plonger dans le tragique des images, dans ces documents d’archives – photographies d’anonymes – que l’artiste collecte, inlassablement, par milliers, et laisse, dans l’attente d’un défilement monotone, venir à lui par surprise, lui sauter aux yeux. Jean-Marc Cerino travaille comme un historien, un historien des images qu’il transforme et transpose sur une surface dépositoire et réceptacle d’une représentation issue d’un « réajustement », et qui permet la réactivation de ce qui est présenté. Cet entre-deux, l’artiste le cherche et nous y amène, tel un passeur transparent tel le support de ce passage.

NKR_9369_BD - Photo © Grégory Copitet
Vue d’exposition Le vertige d’un vol, © Grégory Copitet.

Face à ses œuvres, nous sommes confrontés à des sensations perturbantes… et à une architecture, ou – plus précisément –  à une peinture architecturée et architecturante. La construction d’un espace tangible et sensible au sein duquel la pensée se crée, prend corps et s’échappe ; dans l’évanescence d’un temps capté, d’une mouvance visuelle et réflexive qui trouve le poids de sa retombée dans des histoires passées et que l’artiste intègre dans une historicité en devenir ; dans un passage et une traversée, pour oser « franchir sa propre particularité » [1]. Le corpus d’ensemble n’est pas lié, mais pensé dans un face à face faisant reculer notre cécité, cette tâche aveugle de notre perception rendue corporelle par l’obligation de faire des pas de côté. Le corpus se délie sur la plaque de verre porteuse d’une distanciation et de cet entre-deux, de ce dehors et ce dedans, contenu et contenant des histoires dorénavant réactivées : des absences devenues présences. Ces « instants de pose » que Jean-Marc Cerino crée, posent l’image et le regardeur dans un arrêt, dans un nul part, l’espace d’un moment.

Chaque œuvre créée est un espace, la transposition d’un lieu malléable en perpétuelle construction. Ce lieu impénétrable bien que pénétré par un regard est transformé en un voir et un percevoir de celui qui ne veut et ne sait – quoi – regarder dans « ce devant-là » [2]. Ce « là », où l’art doit tenir et ce « devant », où nous sommes en suspens, ne sont que le seuil de notre pause dans laquelle nous prenons part avec l’artiste à la constitution de ce « regard partagé du monde ». Jean-Marc Cerino reconstruit ce commun où il nous accorde une place, dans ces lieux collectifs, dans cette concrétion d’espaces demeurants et où nous demeurons. Là, ici, localisé et délocalisé.

Diane Der Markarian

 

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Jean-Marc Cerino, Sortie de l’usine Kem One de Saint-Fons, 2017,
huile sur verre, peinture synthétique à la bombe sous verre,
138,5 x 99 cm ; courtesy Jean-Marc Cerino & galerie Sator.

 

Image à la Une : Ministère des affaires étrangères, crues de la Seine, 1910 – 20182018, huile sur verre, impression et, peinture synthétique à la bombe sous verre, 118 x 157,5 cm ; courtesy Jean-Marc Cerino & galerie Sator.

[1] Entretien avec l’artiste, 23 novembre 2018.

[2] Didi-Huberman Georges, « Le lieu malgré tout » : Vingtième Siècle, revue d’histoire, n°46, avril-juin 1995 ; Cinéma, le temps de l’histoire, pp. 36-44.

Jean-Marc Cerino emploie l’expression « La pensée a un corps » lors de son intervention « Mémoire des guerres et productions plastiques contemporaines » aux côtés des artistes Tania Mouraud et Jérôme Zonder, à l’occasion du colloque « La France en guerre dans le second xxe siècle. Représentations et mémoires contemporaines 2000 – 2017 » à l’Université Paris I Panthéon – Sorbonne, 19 octobre 2018.

Diane Der Markarian
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