VIS VIVA*



VIS VIVA*

Construire et réfléchir sa pratique c’est un peu le but dans une école d’art. Mais pour y parvenir, on est plus ou moins accompagné·e. Borgial s’était inscrit au premier atelier dédié à la performance aux Beaux-Arts de Paris en 2016. Une pratique tardivement considérée au sein des établissements.

Par la suite, Borgial a donc dû puis su rechercher seul et sans mentor son propre vocabulaire, définir le chemin de ses gestes. Conscient de son jeune âge et de la capacité de chacun·e à muer, il ne s’agit pas pour lui d’atteindre une forme finale, mais plutôt de déplier l’éventail des possibles, parfaire les mots, et peaufiner les mouvements.

Né en 1994 à Brazzaville, il s’installe en France à la suite de la guerre civile de 1997. Lors de notre premier entretien, il m’a raconté le clivage entre deux manières de vivre. Une sorte de distinction s’opère progressivement entre les deux, accentuée par le déplacement géographique familial et le passage du temps, entre ce qu’il quitte et ce qu’il rejoint. Une ubiquité forcée. Dans ses performances, Borgial provoque alors un espace-temps où il se décline : multiple et unique à la fois.

 

La flamme ailée – Borgial – Performance – Exposition personnelle AETERNA par Art 54 (Paris) – juillet 2023

crédits photo : Benjamin Manguele

 

 

LE GESTE

Les performances de Borgial mettent le corps (le sien d’abord) à l’épreuve et en exergue, exposé aux éléments de l’environnement ou de la scénographie. Enseveli sous le sable ou le vent, perché sur d’infinies plateformes de bois, suspendu ou courant à vos pieds, il se meut entre ciel et sous-sol, offert aux regards des passants ou du public. 

Souvent l’Agir, l’action, s’envisage comme une sorte de vivacité brusque, une mise en branle soudaine. Ses performances sont bien d’avantage et dégagent une certaine noblesse dans l’amplitude des mouvements qu’il choisit. Une sérénité majestueuse envahit alors l’espace qui l’entoure, et un grand contraste s’opère entre celleux aux abords et Borgial au centre, comme si le temps s’était suspendu pour lui. L’énergie est comme concentrée dans l’intensité du geste et non pas gaspillée en fioritures.

L’ornementation se réserve en effet pour les accessoires qui l’accompagnent et participent à un dialogue avec son corps, en soulignant telle ou telle partie de la gestuelle. Le bijou, la coiffe ou le vêtement sont de nouveaux signes qui s’ajoutent au discours principal du corps. 

Une lenteur dans l’action opère, par exemple, lors de 𝑫𝑨𝑯𝑨𝑩𝑰𝒀𝒀 (1), une série de « long duration performance », soit trois actes de cinq heures chacun, co organisée avec Violette Wood et présentée en 2022 à Paris au 3537. À l’Acte 1, Borgial est d’abord seul, endormi sous des kilos de sable, connecté à l’extérieur par de longues tresses, une véritable dune dont il émerge et sectionne ses cordons nattés, s’extrayant de la matière. Accompagné de deux autres figures pendant l’Acte 2, il rencontre différentes altérités, l’ancêtre et le pair. Recouvert d’une armure rutilante, il s’incarne dans le soleil pour l’acte final.

 

𝑫𝑨𝑯𝑨𝑩𝑰𝒀𝒀 ACT III – Borgial & Leopold Trichter – Performance de longue durée et installation in situ – 3537 (Paris) – novembre 2022

crédits photo : Roy Brandys – Chahine Thomas

 

L’IMAGE

Borgial indique que généralement, il visualise dès le début la forme des performances qu’il conçoit. Comme une sorte de vision plus ou moins claire, dictée par une action principale, sur laquelle il construit et greffe davantage de contexte. Parfois, c’est une image globale très nette qu’il ”voit” et qu’il adapte simplement au lieu qui recevra l’événement. 

Mais dans tous les cas, pour la réalisation de ces ”tableaux vivants”, il s’entoure, rassemble autour de lui, des ami·es notamment, qui participent à chacune des étapes de la conception des performances. Autant de collaborations qui l’aident à concrétiser et à préciser ses idées. 

Pour mener à bien ses projets il se dit obligé de collaborer à cause de l’impossibilité technique de faire seul, aussi puisque sa pratique performative se confronte à l’autre. Il voit dans cette perméabilité autant d’enrichissement pour ses œuvres, sur lesquelles celleux qui l’accompagnent appliquent une empreinte discrète et décisive. Ces rencontres, il les considère quasi de l’ordre du destin, touchant au spirituel.

 

La flamme ailée – Borgial – Performance – Exposition personnelle AETERNA par Art 54 (Paris) – juillet 2023

crédits photo : Benjamin Manguele

 

LE MOT

Dans sa performance au Silencio, Socio Anthroporama, en septembre 2023, la bande son composée par ses soins résonnait comme une litanie, un poème en boucle, hypnotique, dans le décor de David Lynch. Les mots étaient à propos de bouche, d’yeux, de parents. De soi et d’autres.

Pour expliquer son rapport au mot, Borgial convoque l’oralité. C’est là qu’il inscrit l’origine de son amour pour la narration. Il évoque la figure du griot, qui incarne la transmission verbale tout à la fois conteur, gardien de la parole et de l’histoire. Il s’agit d’une figure dépositaire qui l’accompagne et l’inspire. Il interprète une forme de cette concentration du savoir collectif en une individualité, qui le perpétue, le diffuse et pour qu’il se répète de la bouche à l’oreille à la bouche. Déjà petit, il racontait des histoires tout en traçant des formes, alliant ainsi le geste à la parole. Et puis tout effacer comme un songe qui s’évapore. 

S’ajoutent d’autres formats narratifs de l’enfance, oraux et visuels, les séries, les films, glanés notamment à la télévision. Bébé MTV, l’iconographie et la composition des clips des années 2000 participent à un imaginaire qu’il retranscrit dans la direction artistique de ses pièces. Une fusion entre inspirations ancestrales et contemporaines, un savant mélange entre légendes et mythologies, d’ères et d’origines diverses. Dans 𝑫𝑨𝑯𝑨𝑩𝑰𝒀𝒀, le phénix rencontre Saint Seiya, et pendant Socio Anthroporama, c’est Shéhérazade qui conte encore et encore, sous les lumières rouges et les néons du club.

Son travail relève d’une ambition de générer des narratifs plus englobants qui font la part belle et qui fondent toutes ses influences. Choisir un cursus littéraire n’était donc pas un hasard. Accompagné par les lettres, sa pratique s’enrichit de nœuds et de boutures linguistiques. 

L’écriture poétique le suit également depuis longtemps. Ce sont des extraits de poèmes de 2012 à 2018 qui ont servi à composer les paroles de la performance Socio Anthroporama. Il explique que les mots lui permettent de sortir des émotions complexes et de les poser, puis de les embellir, et peut-être de les comprendre. Une sorte de performance de la pensée.

Cette omniprésence du mot s’accompagne de son absence. Aucun son ne sort de la bouche qui performe, mais sa voix résonne dans l’espace, comme une sorte d’omniscience, de parfum diffus et infiltrant. Quelque chose de l’ordre de l’intime partagé par toustes les spectateurices. 

 


Socio Anthroporama – Borgial – Performance – Silencio Club (Paris) Septembre 2023

 

LE SERPENT

Je profite de notre première conversation pour partager avec Borgial ma curiosité pour la récurrence du serpent dans le paysage des œuvres contemporaines. Bien sûr, c’est plutôt moi qui les cherche, et qui tente de les nouer.

À l’origine de cette pérégrination, Ouroboros, le solo-show de Borgial inauguré le 5 octobre 2023 à la galerie du Crous et curaté par Violette Wood. 

Ce titre fait ressurgir mes références en alchimie, principalement issues du manga « Full Metal Alchemist ». Dans l’œuvre graphique d’Hiromu Arakawa, c’est le tatouage porté par les êtres immortels qui incarnent les 7 péchés capitaux, symbolisant un dragon qui se mord la queue. L’auto-consommation, comme éternelle révolution. Le début et la fin s’embrassent dans un retour perpétuel à l’origine et à la fin. Si rien ne se perd et rien ne se crée : tout tourne ?

En retraçant ensemble les apparitions du serpent dans son travail, Borgial évoque des souvenirs d’enfance. Une figure terrifiante, codifiée comme maléfique et diabolique. En grandissant, cette terreur s’apaise et s’accompagne d’une fascination grandissante. Ce reptile mystérieux éveille en lui une certaine curiosité sans qu’il soit encore tout à fait à l’aise avec.

Aujourd’hui, il énonce une série de points de concordance entre l’animal à sang froid et sa pratique. Tout d’abord, il est question de l’élan. Le mouvement sinueux, rythmé par des points d’appui, qui provoque une trace. C’est aussi un rapport à l’espace, de ce corps qui crée des formes dans son environnement, en adaptant sa trajectoire aux obstacles. Il y a longtemps, peut-être que Borgial a mangé du boa. Il interroge et explore maintenant, tous ces signes et ces entités qui accompagnent, habitent ou hantent son chemin.  

 

Le Dôme de Fer  -Borgial – installation in situ – Exposition personnelle OUROBOROS à la Galerie du Crous de Paris – cur. Violette Wood – octobre 2023 – crédits photo : Galerie du Crous de Paris

 

Merci à Borgial d’avoir accepté de partager cette conversation à propos de sa pratique.

 

(1)  « Le mot « Dahabiyy » provient de la Somalie (Afrique Nord-Est) et désigne l’or dans sa langue nationale, le somali. » extrait du résumé du projet rédigé par Borgial, 2022.

* vis vivas, du latin pour « force vive », termes qui désignent l’énergie cinétique soit l’énergie que possède un corps accordé à son mouvement.

Adèle Anstett
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