Trapier Duporté à 16 heures du matin
Ce texte est la version 27 d’un texte dont tous les mots ont disparu ou bifurqué de sens. Au commencement, une idée lancée comme une farce, dans le tumulte d’une soirée qui patine, par Théo, ou Camille. Des mois plus tard, l’idée s’insère dans un projet de roman : le narrateur y déroule une exposition fictive et livre ses sensations. Critique fictive pour œuvre fictive au sein d’un texte qui sommeille sur Internet. C’est de cette matrice fictionnelle que, quelques mois plus tard, naît une exposition de Trapier Duporté, dont j’assure le commissariat (et dont les photographies accompagnent le présent texte). Je me plais à exhumer les impressions projetées d’une exposition que je n’ai jamais vue, pas plus que les artistes, et dont la description fictive est devenue le sous-texte de nos envies de formes et bientôt, de touches en retouches, d’aller-retours entre Eurekas au comptoir, détours fictionnels et travail en atelier, le palimpseste d’une installation qui a pris son temps avant d’advenir. C’était en décembre dernier au Garage MU. Mais, bien sûr, le présent texte n’a rien à voir avec celle-ci.
C’est en fête que je les avais rencontrés. Une rencontre qui marque, comme tache le mauvais vin.
C’est en fête qu’ils s’étaient rencontrés. Ou plutôt en lendemain de fête lorsque, malgré la gueule de bois, les projets communs fomentés la veille ont su résister à l’oubli. En l’époque, ils décèlent un malaise générationnel, comme un immense « coup de barre », ce moment où l’esprit divague, pris entre la volonté de prolonger un état transitoire et déjà s’extrayant de cette parenthèse par la pensée, prêt à amorcer la descente, avec toute la résignation d’un jour qui se lève. Leur prophétie : notre génération est coincée en plein after. Et une question, toujours la même : pourquoi prolonger la veille, danser au jour revenu ? Pourquoi continuer, toujours et encore, alors que le jour nous rappelle à la fatigue ?
Suspendue à une tige métallique, elle-même encastrée dans un parpaing, une plante verte est ceinte à la taille, ses racines encore terreuses à une extrémité, un feuillage qui s’apprête à jaunir à l’autre. Non loin de là, des cousines posent dans le même attirail, certaines au raz du sol, d’autres sur pareils piédestaux, d’autres encore suspendues au plafond. À leur pied, un océan de canettes de 1664 mime le décor d’une scène de lendemain de soirée. Les éléments disparates d’un lendemain de fête recomposent, sur le mode du collage, un paysage abstrait. En louchant – tentative primaire d’égaler à peu de frais ce « regard alcoolique », incapable de hiérarchisation et de comparaison, prôné par Clément Rosset – la pièce se donne à voir comme un planisphère réduit à son binarisme chromatique : nappes bleues et touffes vertes alternent dans ce monde miniature qui fleure bon le cendrier. L’austérité du dispositif invite à la contemplation. Mais celle-ci se trouble vite lorsque l’œil détecte un micro-tressautement d’une plante, puis de ses congénères ; feuilles et racines s’agitent faiblement, saupoudrant le sol d’un peu de terre. La cause de ce frisson végétal ? Un mécanisme sommaire agrégeant un moteur Arduino alimenté par un cable 12V d’iPhone et un jeu lo-fi de câbles bricolés. À intervalles irréguliers, ces sculptures sortent de leur torpeur statique pour se mettre en mouvement, d’un mouvement presque invisible à l’œil nu – du moins celui de l’homme pressé. Autour la cacophonie métallique de canettes de bières vides est aussi actionnée par un moteur , à une fréquence dont la logique échappe au spectateur. Au centre du dispositif, un iPhone branché sur une petite batterie au lithium, de temps à autre, se met à vibrer. La mélodie standardisée qu’il émet et l’obstination du vibreur viennent parasiter le calme apparent de la scène. Il ne s’agit pas d’un réveil mais d’un appel auquel personne ne répond, laissant l’engin sonner dans la vide, jusqu’à ce que s’actionne la boîte vocale. Qui appelle ? Tout curieux en possession du numéro affiché sur le cartel. Loisir à lui de laisser se sédimenter son humeur du jour sur ce répondeur à la mémoire limitée. On peut appeler la pièce, lui laisser un message, mais celle-ci ne répondra pas. Elle est trop morte, elle est en veille. Comme au cœur de ces matins suivants les nuits de fête, chaque sonnerie du smartphone vient provoquer quelques passifs sursauts, des micro-mouvements, des grattements, des draps qui se rehaussent… Torpeur éthylique et énergie minimale au lendemain de l’orgie, qui n’est pas sans rappeler la scène finale de La Grande Beuverie de René Daumal. Dans ce théâtre d’after, les plantes promises à la disparition amorcent une dernière danse, infime, risible, noble. L’installation se donne comme un présent en constante – bien que minime dans son intensité – recomposition, elle est un ensemble à dimension et géométrie variables, une arborescence, un mycélium.
Installation, paysage abstrait, collage, Dieu est un moteur Arduino est avant tout un processus : l’ensemble tient sur batterie, et l’on perçoit l’obsolescence du dispositif sans parvenir à précisément le dater. Dieu est un moteur Arduino se donne comme un geste brut et puissant, se jouant du registre de l’immersion dont il propose une lecture minimaliste, à partir de la maquette d’un monde miniaturisé qui puise sa force motrice dans la mécanique low-tech d’un moteur désuet. La course au progrès a ses angles morts, et la lenteur de ce paysage composite est là pour nous le rappeler. Le Grand Horloger semble absent de ce monde miniature privé tant de racines que d’horizon – de point A comme de point B – et qui s’agite dans une frénésie fatiguée sans que la raison d’une telle mécanique ne nous soit dévoilée. La raison divine est réduite à la force centrifuge d’un tambour de machine à laver. Laver le monde de ses péchés ? Mécaniquement, par à-coups cycliques, un paysage continue de tourner autour d’un axe invisible, pompant son énergie fossile. Comme un lendemain de fête où l’on scrolle vaguement sur notre mur Facebook, poussant l’obstination jusqu’à la monomanie, l’installation nous invite à faire l’expérience de la perte de transcendance et de l’horizontalité exclusive d’une époque. La danse fébrile des racines est là pour le signifier : aucune zone de frottement n’est désormais possible, nous avons quitté la surface du réel et, avec elle, toute capacité de projection – ou d’atterrissage. Il faudra pourtant continuer la fête, tant que les batteries ne seront pas à plat, et espérer un peu d’énergie pour reprendre la transe, dans l’impatience caractéristique des êtres pour lesquels le présent est trop lent. Qu’importe le futur en somme, quand l’after se donne comme présent absolu. À chaque tintement fatigué de l’iPhone, ce monde en after s’agite dans le vide, plantes et canettes stimulées artificiellement s’animent d’un dernier sursaut de vie. Presque-cadavres secoués d’un dernier spasme, ils se donnent comme la vibrance d’un monde dont l’encéphalogramme résiste à se coucher.
La fête n’est pas (encore) finie, et les derniers soubresauts des plantes vertes comme les symphonies grinçantes de cannettes 1664 le donnent à sentir, cette after comme apogée de la fête – non parce qu’elle s’y donne sous ses meilleurs atours, ou dans une plus grande intensité, mais où les forces à l’œuvre en elle se rencontrent vraiment. D’une part une pulsion de vie qu’incarnent les danses elliptiques des branches et les transes maladroites des canettes, de l’autre pulsion de mort : continuer jusqu’au bout, danser jusqu’à l’épuisement des énergies vitales ou arrêter la dynamique obstinée de l’after… 16 heures du matin : ce moment où la douleur se fait sentir, quand viennent grincer deux forces antagonistes, point de contact de deux horizons. L’after est ainsi un contre-moment, une contre-réalité qui fait grincer le sujet perdu dans une nuit sans lendemain.
Continuer, verbe intransitif. Dans L’urgence et la Patience, Jean-Philippe Toussaint met en scène l’ambivalence du verbe et lui préfère l’action de continuer, sans complément d’objet direct, comme une finalité totale et obstinée, empêcher la fin d’advenir. Continuer pour continuer, continuer à continuer. Mais de quoi l’after est-il l’après ? D’autant plus que, si l’on l’en croit Michaël Foessel dans Après la fin du monde, celle-ci a déjà eu lieu.
C’est que la posture du fêtard en after peut se faire le miroir d’une génération face à son époque. À l’instar du sujet qui s’arrache à la nuit dès lors qu’il devient conscient de sa veille (« Qui suis-je, moi qui veille ? » nous demande Michaël Foessel dans La Nuit. Vivre sans témoin) nous sommes en after plongés dans un entre-deux bancal, sur la ligne de crête entre la conscience d’une fin à venir (et la tentation concomitante de tout donner, se consumer dans une ultime débauche hédoniste) et une incertitude quant à la durée de cette fin (et la volonté de se préserver, de mettre de côté quelques forces comme lorsque l’on actionne sur son smartphone le mode économie d’énergie). Dans Les Potentiels du Temps qu’il co-signe avec Aliocha Imhoff et Kantuta Quirós, Camille de Toledo esquisse, à la suite de Sabine Rennefanz, la figure des enfants du tournant : génération sacrifiée sur l’hôtel de la fin de l’Histoire et de la mort des utopies, figées dans la torpeur des fatalistes, sclérosés par la perte de l’horizon. Le tournant qu’aborde notre génération est d’une nature différente : nous sommes en suspens perpétuel, titubants, angoissés face à une situation prolongée de déséquilibre : être sans doute la dernière génération dont la fin arrivera avant la Fin, tandis que les générations que nous enfanterons verront la Fin accélérer la leur. De là, un tiraillement insupportable entre l’attrait pour le statu quo, prolongement ad nauseam d’une fête planétaire, ce continuer sans complément d’objet et la pré-conscience d’une responsabilité à cesser de danser et œuvrer pour des futurs souhaitables. Dans cet after généralisé s’enchâssent deux interrogations : existe-t-il un Autre, un prochain, qu’affecteront nos actes ? Combien de temps dure la Fin ?
Notre destinée semble donc ne devoir être que celle de la veille. À la veille d’un jour à venir dont nous ne connaissons pas l’issue, aux prémices de quelque chose que l’on ne parviendra pas à dater tant que durera la nuit, nous nous plongeons dans la veille. Obstinément, nous continuons. Aller faire la fête, prolonger l’after n’est que l’autre nom d’« empêcher le jour d’arriver ». Et même si minuit est passé depuis seize bonnes heures, il n’est pas encore demain.