Tomás Saraceno, ON AIR


 

Nous entrons dans l’ombre. Un couloir où règne l’obscurité, aveugle du sol au plafond. Un simple coude sur la gauche et nous plongeons dans le vide, une immense salle où la nuit dispose de nos sens. Elle nous happe, nous engloutit. Au cœur de cet environnement noctambule, un champ de lumières éclaire de ses doux rayons une multitude de fils subtilement tendus et entrelacés dans l’espace. Nous sommes devant une architecture complexe, un réseau sibyllin et pourtant d’une cohésion folle. Nous ne sommes pas devant une architecture humaine. Ce travail c’est celui d’une araignée ou plutôt de plusieurs araignées de différentes espèces, mises en collaboration par l’artiste Tomás Saraceno. Patiemment tissées, leurs toiles se déploient, se confrontent et s’unissent pour former des structures architecturées hors norme.

Avec ses 13 000 m2 et sa forte visibilité, le Palais de Tokyo est pour un artiste contemporain le terrain de jeu idéal. Mais le cadeau peut s’avérer empoisonné, et la belle promesse rapidement devenir une jolie dalle de béton sur laquelle se fracasser joyeusement les dents. C’est donc un défi et pas des moindres que relève avec brio Tomás Saraceno, enchaînant magistralement les espaces, tissant le parcours du visiteur avec virtuosité, ne cédant pas à la facilité d’une déambulation linéaire, pour nous proposer une expérience exigeante, d’une grande sensibilité.

Je ne souhaite pas ici vous décrire l’exposition, ni vous en spécifier les différentes articulations. Toutes ces informations sont assez facilement disponibles (ici ou ici) et je ne ressens pas là le besoin d’une description servile. Je souhaiterais plutôt vous inviter à un voyage de l’esprit, tirer deux ou trois fils, me laisser porter par l’atmosphère d’ON AIR, dériver au grès des fluctuation aériennes, à la manière d’un Aerocene Explorer.

Le premier choc est certainement esthétique. Au cœur de ce cocon d’obscurité que représente le premier espace, les toiles d’araignées se déploient librement dans les airs comme autant d’architectures hybrides, paysage urbanistique flottant à faire pâlir d’envie n’importe quel ingénieur en BTP. Cet environnement est le résultat d’une collaboration, entre l’homme et l’araignée, entre araignées d’espèces différentes, entre individualités communicantes. Bien plus qu’un habitat ou qu’un garde-manger, ces toiles constituent un pont sensoriel entre les araignées et leur environnement. Par vibrations, les voilà connectées au reste du monde, aux volumes de l’espace d’exposition, à notre propre existence : par notre déambulation et l’air que nous déplaçons sans cesse autour de nous, nous entrons en communication avec les araignées qui peuplent ces toiles et tissons alors un lien symbolique entre nos espèces, vers la possibilité d’une cohabitation consciente et enrichissante. Que nous sommes loin de l’activité sculpturale classique, où l’artiste imposait sa volonté à la matière ! Ici, il s’agit bien d’une création partagée, d’une collaboration entre l’artiste et le réel, et nous entrons véritablement en interrelation avec l’œuvre.

Bien sûr, la plupart des commentateurs insisteront sur l’importance des araignées dans le travail de l’artiste, sur ses liens étroits avec la science, sur les multiples collaborations avec biologistes, éthologues, astrophysiciens, musiciens, philosophes et autres sociologues et même, nous l’espérons, sur la beauté de sa contribution à l’Anthropocène. J’aimerais pour ma part suivre le chemin suggéré par le titre de l’exposition et m’attarder sur l’importance de l’air dans cette carte blanche, que nous avons pressentie dans les Webs of at-tent(s)ion, et que nous ressentons tout au long de notre déambulation.

Dans l’espace flottent cinq fils, simples filaments de soie d’araignées s’agitant au gré des mouvements de l’air, fragiles éléments se laissant guider par leur environnement, en perpétuelle interaction avec le monde qui les entoure. Nous bougeons collectivement dans l’espace, exhalons doucement, levons un bras, croisons les jambes, influençons la température ambiante, et c’est toute la masse d’air qui nous entoure qui brusquement se met en branle et actionne en douceur la danse de ces filaments. En temps réel, leur mouvement est traduit en fréquences sonores et à nos oreilles parvient alors la musique de notre propre habitat. C’est l’air, ce compagnon de chaque instant, cette enveloppe perpétuelle et invisible, qui soudainement se voit accorder le don de la parole et nous murmure au creux de l’oreille la mélodie de son existence, dans un souffle.

L’air paraît habituellement immobile. Sauf cas particulier, nous n’en percevons pas les flux. Il est pourtant en perpétuel mouvement et les particules fines qui s’y agitent ne cessent jamais leur course folle. À cette évolution continue, toute la matière prend part : le réel tout entier est mêlé à l’assemblage complexes des causes qui la conditionnent, et nous sommes donc intimement liés à ce grand mouvement du monde. Inspirons un grand coup, puis expirons franchement et rendons-nous compte de ce que cette simple action, primordiale, implique pour notre environnement. Un ouragan ! Les Aérographies de Tomás Saraceno nous font prendre conscience de tout cela. Au centre de l’espace, de petits ballons blancs circulent librement, au gré des déplacements de l’air. Dans leurs mouvements, ils entraînent des stylos qui, totalement soumis à l’évolution de leur environnement, tracent lentement au sol une sorte de cartographie temporelle de l’aléatoire, dessinent une mémoire des mouvements atmosphériques, en temps réel. Et notre influence sur ce qui nous entoure est alors clairement perceptible ! Nous déambulons autour de l’œuvre, soufflons, jouons, et le moindre de nos gestes entraîne le déplacement des ballons. Les stylos se mettent à courir sur le sol et s’écrit alors sans discontinuer l’importance de nos actions sur l’évolution de notre environnement. Nous en prenons conscience, puis découvrons que l’encre déposée à terre est constituée de particules de carbone noir issues de la pollution de Mumbai. Changement d’échelle, nous ne jouons plus.

Cette prise de conscience de l’impact significatif des activités humaines sur l’ensemble de notre écosystème conditionne l’entrée du monde dans ce que l’on appelle l’Anthropocène, l’Ère de l’Homme. Sur ce sujet, Tomás Saraceno a une voix qui porte, notamment à travers les projets de l’Aerocene, vaste communauté internationale, projet activiste en open-source, cherchant dans les airs un futur pour l’humanité. À l’initiative de ce groupe, l’artiste imagine une époque nouvelle où culminent les valeurs de l’éthique et de l’écologie. Il cherche une collaboration éthique avec l’environnement, à l’image de l’Aerocene Explorer, ballon aérosolaire permettant des vols sans énergies fossiles ni frontières, fonctionnant sans panneaux solaires ni batteries, sans hélium, hydrogène ou autres gaz rares.

Finalement, au cœur de la « Renaissance sauvage » récemment théorisée par Guillaume Logé, Tomás Saraceno cherche une nouvelle manière d’être au monde, une harmonie collaborative entre tous les acteurs de son histoire. Comme au cœur d’Algo-r(h)i(y)thms immense instrument de musique collaboratif goûtons la mélodie du monde, participons-y dans la joie, ressentons les vibrations de cette vie qui nous entoure et prenons conscience de notre présence au réel. Inspirons un grand coup !

 

 

Ces histoires invisibles, qui composent la nature dont nous faisons partie, nous invitent à repenser poétiquement notre manière d’habiter le monde – et à réévaluer notre manière d’être Humains.

Rebecca Lamarche-Vadel commissaire de l’exposition.

 

Grégoire Prangé
Image à la une : Tomás Saraceno, Algo-r(h)i(y)thms, 2018. Courtesy the artist; Palais de Tokyo, Paris; Andersen’s, Copenhagen; Esther Schipper, Berlin; Pinksummer Contemporary Art, Genoa; Ruth Benzacar, Buenos Aires; Tanya Bonakdar Gallery, New York. © Photography Andrea Rossetti, 2018.

Toutes les informations utiles sont disponibles sur le site du Palais de Tokyo.
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