– Sabina Kassoumova, La quête de l’ailleurs –
Le vendredi 16 juin 2017, les locaux de l’Agence digitale THE FARM ont été investis par l’exposition éphémère « Fernweh » de l’artiste russe Sabina Kassoumova. Cet événement a été réalisé en collaboration avec LEALM, « Les EXPOS à la MAISON », qui a pour but de créer des « moments originaux » et de « proximité » par le biais d’une expérience nouvelle de l’art. Le concept est atypique ! Votre maison ou tout autre lieu de vie devient le temps d’une soirée, un espace d’exposition à l’image d’une galerie d’art. L’esprit est à la découverte et aux rencontres artistiques, mais avant tout humaines.
Le travail de Sabina Kassoumova a fait totalement corps avec l’espace d’exposition. Déployée sur les trois niveaux, la scénographie participa étape par étape, à la découverte de ses œuvres, dans un mouvement aléatoire, ascendant et descendant. L’étroite relation entre les deux médiums de prédilection – la photo et la vidéo – est significative de la pratique de l’artiste. Les deux techniques à caractère d’archives oscillent entre une valeur artistique et une valeur documentaire. Cependant, cette interaction complémentaire n’entache pas l’indépendance de chaque œuvre. Les photographies en couleur et de moyen format, par exemple, peuvent être considérées en dehors de leur annexion sérielle. Telle est la force de son travail. Ses vidéos sont des confessions orales et ses photographies des histoires silencieuses. Chacune à leur tour, elles nous font taire et parler. Sabina Kassoumova joue de cette ambivalence de ce qui est et de ce qui n’est pas, ou plutôt, de ce qui n’est plus. C’est une quête. Celle de l’autre et de l’ailleurs. La distance, Sabina Kassoumova la vit. Cette prise de recul par rapport à un avant est génératrice de ses recherches. Installée depuis 2002 à Paris, après un bref passage par les Beaux-Arts de Bordeaux, elle est diplômée en 2014 de l’Ecole Nationale Supérieure d’Arts de Paris-Cergy. Ayant quitté sa terre natale et ses racines, l’artiste est encore sur les routes d’un exil.
La mesure est de ce fait essentielle dans sa production. Sabina Kassoumova nous positionne selon sa propre expérience de son semblable, nous éloignant et nous rapprochant des hommes et des femmes desquels son œuvre se forme. Sa technique est un parcours, semée de rencontres. L’individu y tient une place centrale. Leur présence concrète dans les vidéos, contrebalance leur quasi absence dans ses photographies. Car même si l’humain apparaît dans ces dernières, le cliché pris fixe le moment de leurs errements aussi bien physique que mental. Notre regard tentant de se rattacher à quelqu’un, s’égare ainsi dans l’espace photographié. Ses photos font perdre l’identité de l’individu, qui devient une ombre anonyme et presque fugitive. Sabina Kassoumova tente de capter ce qui est selon elle cet « état passager ». Cet « instant de flottement » est très visible dans la série Moscou / Toula datant de 2012. Cette année charnière dans son travail marqua le retour de l’artiste dans sa ville d’enfance Moscou où sa famille s’est installée après avoir passé quelques mois à Toula, l’autre lieu de ses attaches. Ses photos sont rarement faites en intérieur, mais plutôt dans l’espace de la ville, sans limites, qui absorbe la figure, souvent courbée sous le poids de sa condition. Cet état de circonstances induit une notion de temporalité et les lieux et les personnes qu’elle photographie sont soumises à celle-ci. Sa série de 2015, réalisée à Barentsburg en Norvège, sur la côte ouest de l’île du Spitzberg, en est un exemple. Le vivant semble figé dans un temps révolu, où la voie de la modernisation ne s’est pas forgée. Par paire, les vues photographiques alternent l’omniprésence d’un vide et l’éclipse du vivant.
L’inconnu, Sabina Kassoumova le recherche, car finalement c’est ce qui la rapproche de ces individualités; ce sont des expatriés. Munie de sa caméra, elle part à l’aventure hasardeuse de possibles rencontres avec eux. La mémoire familiale tient cependant une place centrale dans ses documentaires, autant la sienne, que celle des autres. L’artiste se recentre ici sur la distance personnelle que chacun s’impose ou subit. Dans la vidéo Casemates, 2015, nous suivons le chemin de Vitalik son cousin, Valya la meilleure amie de sa grand mère et Natacha la première femme de son oncle. De cette démarche sociologique, deux fonds de travail coexistent : Deux mains sur la carte nous séparent et Des récits sur la carte : East Sussex. Le familier et l’éloigné. L’artiste s’extrait de l’image autant que possible pour laisser libre court à des dialogues sans fin, à cœur ouvert dans un instant d’échange d’une grande humanité. En 2016, elle invita, dans la région du Sussex de l’Est en Angleterre, des habitants ayant tous pour similarité leur condition d’exil, à en discuter. Seize personnes de pays différents sont venues confier leurs péripéties, toutes singulières. L’immersion dans les histoires est complète, tour à tour, un monde connu mais bien souvent mis de côté, se dessine autour de ces récits.
La nouvelle série Fernweh, présentée pour la première fois, a clôturé l’exposition. Sur la vitre encadrant une image de paysage, l’artiste y peint un rideau, un voile brouillant notre vision. Le titre en allemand se compose de « fern » : loin et de « weh » : mal. Il se traduit par « envie de dépaysement » ou « bougeotte » qu’elle s’approprie littéralement au contraire de homesickness « le mal du pays » en anglais, son antonyme. Sa lacune de langue allemande lui permet ainsi une plus grande liberté de création et d’association d’idées. Cette exploration de territoire, sans fin, entamée depuis quelques années déjà par Sabina Kassoumova est singulière de part sa nécessité « d’aller voir ailleurs ». Pour elle, « Il n’y a pas qu’une vérité, il y a une multitude d’expériences et les entendre c’est ouvrir les yeux sur un monde différent ».
Diane Der Markarian
Image à la une : Sabina Kassoumova, série “Moscou / Toula”, 2012, tirages sur papier argentique satiné. © Sabina Kassoumova / ADAGP.