Prix Dauphine 2018 (1/2): Quelques questions à Léonard Martin et Joséphine Dupuy-Chavanat
Dans le cadre du festival pluridisciplinaire des Dauphine Art Days, le Prix Dauphine, propose chaque année depuis 2014 de promouvoir et de récompenser le travail d’artistes de moins de trente ans. Après les thèmes « Frontière », « Métamorphose », « Tandem » ou encore « Immersion », les travaux présentés pour cette cinquième édition devaient répondre à une double exigence : proposer en binôme, artiste/curateur, un projet d’exposition sur le sujet du « (HORS) CADRE ».
À l’occasion de notre partenariat avec le Prix Dauphine et de notre réflexion, plus large, sur le rôle du curateur, Jeunes Critiques d’Art vous propose de découvrir plus en détails le travail de trois binômes artistes/curateurs parmi les cinq sélectionnés par un jury de professionnels.
Leur travail est à découvrir à l’université Paris-Dauphine du 3 au 5 avril 2018 avant la remise des prix le 5 avril à 18h30.
Léonard Martin (né en 1991) propose un art pluridisciplinaire, libéré des contraintes d’unité de médiums et de supports. Diplômé de l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris (2016), de l’école du Fresnoy (2017), il a récemment reçu le Prix Révélations 2017 Art numérique – Art vidéo de l’ADAGP en septembre 2017. Pour le Prix Dauphine, il s’est allié à Joséphine Dupuy-Chavanat (née en 1992), ancienne élève de l’université Paris-Dauphine et chargée des projets artistiques du promoteur immobilier Emerige et de la coordination de la Bourse Révélations Emerige. Elle a déjà opéré le commissariat de la dernière édition du Prix Canson au Drawing Center à New York en 2016, mais également celui d’autres jeunes artistes.
Pour ce projet d’exposition, Joséphine Dupuy-Chavanat propose d’exposer au rez-de-chaussée de la Galerie du Crous quelques œuvres de Léonard Martin.
Le cinéma d’animation, la peinture ou les installations multimédia sont autant d’armes, pour explorer une réflexion sur le mouvement des courbes, des lignes et des figures. Les œuvres de Léonard Martin tentent de reformer un langage, non plus avec des mots mais avec des gestes physiques dans une atmosphère à mi-chemin entre un cirque de Calder et une peinture de Rouault qui s’animerait. En confrontant ces réalisations, le projet curatorial de Joséphine Dupuy-Chavanat permet de prolonger cette recherche par l’instauration, en un même espace, d’un dialogue entre les œuvres, les médiums et leur sujet. Les peintures de Léonard Martin, frôlant presque l’abstraction, conversent, se querellent ou se bagarrent, selon l’interprétation du spectateur, avec les décors et les pantins de la vidéo Yoknapatawapha (2016) et de l’installation vidéo Échappée guère (2017). Ce qui est sûr, c’est qu’elles brouillent les frontières entre les disciplines et proposent un art « hors cadre ».
Grâce à l’œuvre Échappée guère le thème du « (HORS) CADRE » est encore poussé plus loin car elle contient essentiellement des images de la sculpture exposée au même moment à la Grande halle de La Villette à l’occasion de l’exposition collective « 100% Beaux-Arts » du 22 mars au 8 avril 2018.
Nous avons profité du Prix Dauphine pour leur poser quelques questions sur le projet qu’ils présentent. À travers ce rapide entretien, Léonard Martin et Joséphine Dupuy-Chavanat exposent certains aspects de leurs travaux respectifs, mais c’est aussi, au-delà de ça, un exemple de l’articulation d’une collaboration artiste-curateur qui est révélée.
Victoria Le Boloc’h-Salama : Quelle définition donnez-vous au terme « (HORS) CADRE » proposé pour cette nouvelle édition du Prix Dauphine ? Est-ce cette définition qui a guidé l’élaboration de votre projet ?
Joséphine Dupuy-Chavanat : La notion de « cadre » est paradoxale : d’un côté il est évité, fui, boudé par les artistes qui, constamment, cherchent à apporter un point de vu décalé sur le monde, et de l’autre, le cadre est nécessaire s’ils veulent être vus, observés, découverts et intégrer le monde de l’art, le marché, un réseau…
Léonard Martin : « (HORS) CADRE » est pour moi l’occasion de poursuivre une sorte de quête du hors-champ de la peinture qui m’a mené au cinéma d’animation, à la marionnette ou aux sculptures mécaniques. C’est une manière de parler de peinture en convoquant d’autres disciplines.
J. D.-C. : Dans le cas du Prix Dauphine, je dirais que les organisateurs ont voulu que les duos artistes/curateurs prennent du recul et posent un regard différent sur la création contemporaine. Cette thématique n’est pas à prendre à bras le corps. Elle est plutôt une opportunité de réfléchir au travail de l’artiste, à son travail, à sa singularité.
V. L.B.-S : Comment avez-vous intégré le thème « (HORS) CADRE » à votre projet en binôme ?
J. D.-C. : L’avantage d’une thématique d’exposition comme celle-ci – dans le cadre d’une exposition collective et d’un prix d’art contemporain – est qu’elle permet d’intégrer à peu près n’importe quelle proposition artistique. Toutefois, la thématique d’« (HORS) CADRE » fait sens lorsque l’on observe le travail de Léonard dans sa globalité. Léonard ne se cantonne pas à un médium. Il est peintre, vidéaste, photographe, sculpteur… Un court passage de Kant dans sa Critique de la faculté de juger, résume bien cette démarche pluridisciplinaire qui permet à Léonard de sortir « du cadre », lorsqu’il affirme que « de telles combinaisons font les beaux-arts encore plus artistiques ».
L. M. : En ce qui me concerne, je comprends l’expression « hors cadre » comme un pas de côté nécessaire pour changer son point de vue. Par exemple, la vidéo présentée pour le Prix Dauphine montre une sculpture labyrinthique. Cette sculpture, qui a été réalisée au Fresnoy, ne donnait pas la possibilité aux spectateurs d’entrer véritablement à l’intérieur puisque les courbes du labyrinthe étaient closes sur elles-mêmes. La filmer permet de s’introduire à l’intérieur de la sculpture. Même chose pour les peintures que je présente car elles sont issues de « petits théâtres » que je fabrique à l’atelier mais qui n’en sortent pas toujours.
V. L.B.-S : À l’échelle des travaux de Léonard Martin le thème « (HORS) CADRE » est présent grâce, notamment, à l’adoption de médiums variés et à la diversité des supports utilisés pour créer. Comment avez-vous mis en pratique cette notion dans votre projet curatorial ?
J. D.-C. : Le curateur est le metteur en scène d’une exposition, il met en musique les œuvres, coordonne le mouvement et initie un dialogue.
Il est important de montrer la richesse du travail de Léonard Martin en exposant des peintures, des modules de décors à partir desquels il peint et filme, et enfin une vidéo d’une grande installation qui sera (nous l’espérons !) exposée à la Galerie du Crous.
Il est toutefois essentiel de ne pas rendre l’exposition didactique, en créant un face à face trop évident entre les objets, les huiles sur toile et la vidéo. Si ces œuvres dialoguent et établissent de riches conversations, elles ne sont pas pour autant dépendantes les unes des autres.
V. L.B.-S. : Depuis quand travaillez-vous ensemble ? Est-ce le premier projet que vous présentez en collaboration ?
L. M. : Nous nous sommes rencontrés à l’occasion de l’exposition « Morceaux choisis » sous le commissariat de Robin Buchholz de la Galerie Bubenberg en décembre 2017.
J. D.-C. : Nous y avions présenté deux toiles au milieu d’une exposition collective regroupant d’autres jeunes talents français (Elsa et Johanna, Caroline Corbasson, Sophie Kitching, Jeremy Demeister…).
V. L.B.-S. : Comment s’est déroulée la conception de cette « narration spatiale » de l’œuvre de Léonard Martin ?
J. D.-C. : La collaboration a été fluide. Léonard est très lucide sur la façon dont il souhaite que son travail soit présenté, je l’accompagne pour les questions d’ordre rédactionnel et logistique. Notre travail respectif est complémentaire.
L. M. : Oui, c’est un dialogue amical et créatif. J’ai su très vite que je pouvais faire confiance à Joséphine. Les choses se sont dessinées petit à petit, d’elles-mêmes. Joséphine est restée attentive et bienveillante tout au long de la préparation de l’exposition. Elle a proposé plusieurs dispositions des œuvres sans que nous ayons à débattre des heures.
V. L.B.-S. : Avez-vous été particulièrement inspirés par l’architecture de la Galerie du Crous pour concevoir cette exposition ?
J. D.-C. : La Galerie du Crous est une belle galerie avec un fort potentiel d’exploitation. De notre côté, nous avons choisi l’espace du bas, afin de bénéficier de la grande salle très haute de plafond pour y installer Échappée guère, une grande installation qui retrace la structure narrative et architecturale de l’écriture si singulière d’Ulysse de James Joyce.
V. L.B.-S. : Joséphine Dupuy-Chavanat, qu’est-ce qui vous a intéressée dans le travail de cet artiste ?
J. D.-C. : Le commissariat d’exposition est grandement facilité si le travail de l’artiste nous touche. Ce qui m’intéresse, c’est la façon dont Léonard Martin jongle d’un médium à l’autre tout en conservant un univers pictural très fort et singulier. Il est un artiste qui convoque l’histoire de l’art, la littérature, la fiction, la narration… Sa pratique artistique pourrait être qualifiée de polyphonique. Il se frotte aux décors, construit, assemble, peint, projette, actionne des personnages, des objets mécaniques…Il met en mouvement jusqu’à l’huile sur toile.
Ce qui me fascine, c’est aussi la perte d’échelle qui s’opère dans ses œuvres : nous sommes géants face aux décors, minuscules face aux peintures, nous jonglons entre la figuration et l’abstraction, et convoquons l’ensemble de nos sens pour apprécier pleinement cette œuvre globale.
V. L.B.-S. : Pouvez-vous expliquer ce qui, selon vous, représente un bon commissariat d’exposition ?
J. D.-C. : Si l’on sort d’une exposition en se disant que l’on a vécu quelque chose, ou même que l’on en garde un quelconque souvenir, alors le commissaire aura réussi son pari : transmettre l’esprit de l’artiste et son univers à travers une scénographie et une médiation efficace et sensible.
Victoria Le Boloc’h-Salama