PLN et les trucs moches (qui en fait sont beaux)
Pierre-Louis Nozières refuse que les histoires se terminent.
Avez-vous déjà dû trier derrière quelqu’un-e que vous aimiez ? Débarrasser la maison et vider le grenier de celui ou de celle qui vient de partir ? Ne recherche-t-on pas toujours quelque chose à s’approprier, à sauver du grand déblai, à garder pour soi ?
Que fait-on quand tous ces objets, accumulés pendant des décennies, n’ont aucune valeur, quand tout semble dérisoire ? Il est frustrant de ne pas trouver l’objet du souvenir, l’amulette. Il est un peu honteux de n’avoir rien de beau à exhiber quand tout est fini. A celleux qui héritent de celleux qui mal-possédaient, mal-conservaient : pas de chevalière, pas de fourrure, pas de lettres d’amour. Mais des lots de chemises râpées, des tas de magazines, des guéridons aux pieds sciés.
Pierre-Louis Nozières a le souvenir des êtres qui accumulaient, collectionnaient les trucs laids et les choses inutiles. Ceux qui, le dimanche, faisaient un tour à la décharge, non pas pour se débarrasser de la cuisinière noircie et des gravats qui trainaient dans la cour, mais pour récupérer ce que d’autres avaient abandonné – au cas où. Il a le souvenir des ferrailles esquintées, des machins en double, en triple, des pièces qui ne servent qu’à entasser l’inutilisable. Il se souvient avoir dû contempler ce qu’une vie avait laissé de dérisoire, et d’en avoir été gêné.
Pierre-Louis Nozières, Reliquaires, 2022, papier, verre et bois.
J’ai aussi le souvenir des grands remblais à ciel ouvert, déchèteries illégales près des petites forêts périphériques, endroits cachés tout proches de nos villages – paradoxalement féériques dans mes yeux de gamin des années 90. Je me souviens de ceux qu’on y croisait. J’ai aussi sorti des cartons du grenier en espérant trouver le trésor. J’ai trouvé des pinces coupantes, des piles et un lot de valises. Et un petit mot scotché au-dessus d’une prise, à propos d’un problème de transmission. J’ai gardé une veste beige, que mon grand-père n’avait presque jamais portée, qui n’avait probablement aucune valeur pour lui. J’ai contemplé les objets des vies qu’on dit moches, quand on ne dit pas tristes. Je n’avais pas vraiment mis les mots sur ma gêne, ma frustration, ma petite honte avant que Pierre-Louis me parle de la violence de nos regards sur ces objets, sur la vie de celleux qui ne nous ont rien laissé de beau.
Pierre-Louis Nozières est obsédé par ce que la fin a de dramatique. De toujours dérangeant, d’un peu crade, malgré la célébration des grands recommencements. Si ça gratte, si ça résiste quelque part, c’est peut-être parce qu’on dirige mal nos souvenirs. Il s’agit alors de déplacer notre regard vers ce qui nous reste sur les bras, semble nous encombrer quand quelque chose se finit. Contempler les rebuts, ce qui survit malgré nous et qu’on refuse habituellement de considérer.
Pierre-Louis Nozières, SCV 4793 004, 2023, transfert sur béton, 22 x 31 x 8 cm.
Pierre-Louis Nozières, SCV 2688 007, 2023, transfert sur béton, 15 x 18 x 8 cm.
Alors, Pierre-Louis Nozières nous force à regarder. Il met le paquet pour que le dérisoire devienne sublime et qu’on s’intéresse enfin aux choses qui véritablement pavent nos quotidiens, qui reviennent toujours. Il commence par les restes – ce qui fut découpé, enfoui, jeté pour créer autre chose. Le négatif de la chose belle.
Il découpe proprement les icônes des magazines, les agence dans des postures élaborées et des élévations majestueuses, construit minutieusement des fresques et des triptyques d’abbaye. Pourtant, ce que vous verrez d’abord, ce sont tous les déchets produits par ces découpages, tous les rebuts qui, entaillés, traînaient par terre. Il les ramasse et les met sous cloche. Ce sont eux les reliques précieuses, les choses belles que vous admirez maintenant.
Avec les bouts de béton ramassés aux abords des chantiers et des structures écroulées, l’artiste devient archéologue. Petite main d’une archéologie fictive qui invente de grandes histoires à ces morceaux délaissés. Il transfère sur leurs flancs et leurs aspérités ces collages pop et glamours. Ce sont alors les fragments retrouvés d’une civilisation fantasmée : on y devine, en couleurs, les corps syncopés de statues antiques, de popstars et de pornstars. Quelques chevaux cabrés aussi ? Ils deviennent des pièces de musées, des œuvres qu’on saurait vendre, collectionner, mettre sur des rebords de cheminées bourgeoises.
Glamourisés, fictionnalisés, sacralisés, historicisés – autant de stratégies de résistance à l’oubli –, ces objets méprisés s’imposent maintenant au centre de nos regards. Revanche.
C’est en vérité, pour Pierre-Louis Nozières, une façon de nous manipuler, de nous amener à regarder. Il inventera des histoires fictives jusqu’à ce qu’on s’intéresse aux histoires réelles de ces objets, aux vies qu’ils ont traversées. Alors, on ne s’en débarrassera plus avec condescendance. Ils pourront nous survivre, accueillir nos mémoires, être regardés et chéris longtemps après nous. Nos bouts de papier, nos livres de gare, nos galets peints – nos amulettes moches. Pierre-Louis Nozières prend soin de tout ça pour qu’il n’y ait plus de fin aux histoires, même les moins élégantes.