Nécessaire art politique


L’art m’est toujours apparu comme une force active, un catalyseur, un point de départ. Je n’ai jamais cru en « l’art pour l’art ». Pourtant, j’ai longtemps essayé de trouver mon compte dans des productions artistiqueset j’écris bien productionsdénuées de tout contexte, posées là, attendant une approbation du regardeur, ou un coup de stylo du critique pour prendre vie. Désormais mal à l’aise dans le white cube, à l’étroit dans les galeries, je m’extrais peu à peu de cette sphère artistique. Parce que cet art là fait partie d’un système globalisé avec lequel je ne m’entend absolument plus. Cet art , dompté par l’économie, qui courbe l’échine devant ses mécènes,qui créé consensus chez ceux qui ont le capital culturel, social et politique pour faire bloc, estcomme la plupart de ce qui fait loi dans notre sociétéun facteur d’exclusion.

L’art contemporain, comme art du discours, est fumeux. Par la provocation ou le monumental, l’art séduit mais ne dérange plus. Il ne se laisse pénétrer que par des premières impressions grossières, et n’attend de personne que l’on vienne le décoder. Il se referme, se regarde briller, réflexif et nombriliste. Le système artistique contemporain est en fait une communauté où naviguent des signes, des codes particuliers. Ainsi, par la complexité de son discours, et par l’accessibilité visuelle apparente des superproductions, il devient, en plus d’être gazeux, un leurre, un piège, pour ceux.lles qui ne parlent pas son langage.

En bref, au lieu de nouer, lier, rassembler et diviser, questionner et solutionner, la production artistique actuelle se pense en force autonome, et met plus que jamais de côté.

L’art contemporain a besoin se politiser, il y a longtemps que la conscientisation des individus ne passe plus par le « choc esthétique » qu’il promet. Il a également besoin de s’ouvrir sur l’altérité, sur les transitions actuelles, de se rendre accessible. L’art, quand il est inclusif, est une force émancipatrice inestimable pour les individus. Politiser l’art, c’est, selon Jacques Rancière, avoir conscience et faire confiance en l’égalité des intelligences. Cesser de distinguer l’artiste du spectateur, sortir de la domination culturelle, « remettre en question l’opposition entre regarder et agir »1. Cesser d’attendre du visiteur, du spectateur, une réaction, une émotion, cesser de l’infantiliser, mais se risquer à faire œuvre ensemble et patienter, observer, aller au rythme de l’autre, et laisser faire, laisser créer.

C’est de l’artiste d’où doit venir ce souffle. Sortir du white cube, aller à la rencontre, faire un pas de côté. L’artiste doit davantage se percevoir comme un outil, un accélérateur de conscience. En 2002 quand Thomas Hirshhorn imagine le Musée Précaire Albinet à Aubervilliers – un musée construit par les habitants du quartier du Landy, avec des expositions, des ateliers, une bibliothèque, qui accueille les jalons de l’art du XXe siècle, dont certains prêtés par le Centre Pompidou –  il agit dans une perspective de démocratisation de l’art qui faisait sens à l’époque : « le projet de déplacer ainsi des œuvres majeures dans une cité à la périphérie de la capitale montrait que l’art est une question qui peut concerner chaque individu »2. Il ajoute : « c’est un projet artistique, tout autre interprétation est un malentendu ou une facilité. Il ne s’agit pas de restreindre l’art à une mission de divertissement ni à un but politico-social »3, anticipant ainsi des critiques moquant sa bienveillance et sa mansuétude envers ceux qui n’ont pas « accès à » l’art.

Photographie du « Musée Précaire Albinet », Thomas Hirschhorn, du 29 au 18 juin 2004 – Expositions et vernissages « montage de l’exposition Dali » – © Les Laboratoires d’Aubervilliers

 

Photographie du « Musée Précaire Albinet », Thomas Hirschhorn, du 29 au 18 juin 2004 – Expositions et vernissages « Atelier, semaine Piet Mondrian » – © Les Laboratoires d’Aubervilliers

Aujourd’hui, c’est cet « accès à » qu’il faut contourner. C’est là précisément que se joue l’exclusion : sortir l’art du musée paraît geste louable, mais en réalité la logique reste la même, verticale : l’artiste dicte et l’individu qui participe, ne fait justement que participer. À aucun moment il n’agit, ni ne fait infléchir le projet artistique. Dans la participation, on fait croire à l’individu qu’il est efficace, responsable. Mais l’art participatif devient en réalité un outil managérial : le participant devient un maillon, une pièce interchangeable, un sujet consommateur du savoir-faire de l’artiste, une petite main, néanmoins ravie d’avoir pu apporter sa pierre à l’édifice. Par la participation, on fait croire, on garde une maîtrise : « Là où le policier menace, l’artiste amadoue »4

C’est là le piège, l’art devient un vernis, un garant de paix sociale. C’est là tout l’enjeu de l’inclusion, de la repolitisation de l’art. Non seulement, il faut sortir de ces lieux habituels, partir à la conquête et investir d’autres espaces, mais il faut aussi, toujours selon Jacques Rancière, un art « qui se propose de donner conscience des mécanismes de la domination pour changer le spectateur en acteur conscient de la transformation du monde »5. Politiser l’art, c’est contester, remettre en question l’agencement de la société, ce qu’il appelle le “partage du sensible”. L’artiste ne doit pas agir en figure christique, il doit ne pas s’attendre, ne rien attendre, d’abord observer, se saisir de situations données, sur un territoire donné. L’art conscientise et n’a de sens que s’il est pensé sur un territoire, dans un contexte. L’artiste doit cesser de dire « je » et doit penser « nous », il doit vivre, arpenter, se laisser séduire par des rencontres, faire de la parole des individus qu’il croise sa matière première. C’est dans le laisser faire, l’augmentation des situations observées, dans la mise en retrait, et dans l’activation de dynamiques endormies que la place est faite pour l’autre, pour le spectateur enfin acteur. C’est toute la poésie dont se saisissent nombre d’artistes, quoique toujours trop peu nombreux.ses, qui repensent l’art en réseau avec le monde. C’est sur ce fil qu’opère le collectif “Random” notamment à La Courneuve, installé depuis 2017, dans un des 350 logements de la barre Robespierre vouée à la destruction. Ils accompagnent les occupants, à leur rythme, dans cette transition : des rituels d’au revoir, des rencontres fortuites, des temps de fête, tous ensembles, des moments suspendus où les situations font art, et où l’art fait force, permettent à chacun de se penser en réseau.

Restitution du Collectif “Random” à l’immeuble Robespierre. Le spectacle de danse. La Courneuve, France, le 27/04/2019

 

Margaux Luchet
Notes 

1- Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, édition La Fabrique, 2008
2- Thomas Hirschhorn dans Jours tranquilles au Musée Précaire Albinet, documentaire réalisé par Coralie Suard, 2005, 52 minutes, production Artfilms/Centre Pompidou
3- Thomas Hirschhorn dans Jours tranquilles au Musée Précaire Albinet, documentaire réalisé par Coralie Suard, 2005, 52 minutes, production Artfilms/Centre Pompidou
4- Laurent Cauwet, La domestication de l'art, édition La Fabrique, 2017
5- Jacques Rancière, Malaise dans l'esthétique, édition Galilée, 2004

Photo de couverture : Situation(s) Robespierre – Collectif « Random » - La Courneuve. © Collectif « Random »
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