Marcos Carrasquer, la virtuosité du laid
« La laideur dans toute sa beauté. » Voici les mots qui me vinrent à l’esprit lorsque je posais mon regard pour la première fois sur les toiles de Marcos Carrasquer. Sous ses fins pinceaux, l’artiste incisait avec précision chaque vice de l’être humain, scarifiait minutieusement ses défauts, dépeignait magnifiquement des scènes crues, révoltées et sans filtre. Le trait net, excellemment maîtrisé, me confrontait à une réalité fascinante mais cynique, faussement risible, parfois même noire, reflets teintés par l’histoire personnelle de l’artiste, celle d’un homme dont les parents durent fuir le régime de Franco.
« Le beau n’a qu’un type ;
le laid en a mille. »
Victor Hugo
Le défaut à l’origine de la création
À l’image de ses personnages constamment affairés dans mille péripéties, Marcos Carrasquer dévoile un parcours digne d’une épopée romanesque entre revirements de situation et aventures cuisantes. C’est un jour par hasard que cet Espagnol, né en 1959 aux Pays-Bas, se retrouve expatrié à Paris. C’est par amour pour sa future femme, mêlé à une profonde détresse, que ce diplômé de l’Académie Willem de Kooning de Rotterdam renoue avec le dessin alors qu’il s’était résigné à ne plus y toucher. C’est aujourd’hui en peinture et en dessin, qu’il se représente, tantôt déprimé aux côtés d’un livreur Deliveroo, d’un couple mixte s’enlaçant à pleins bras et d’anonymes n’ayant rien en commun – si ce n’est d’être réunis autour d’une table –, tantôt seul, face à ses démons, face à ce squelette qui le surprend en gonflant une grosse bulle rose de chewing-gum près de son visage, lui faisant violemment éclater la sienne. Et lorsqu’il ne se figure pas seul en scène, il déploie des opéras visuels, des drames populaires dont les multiples intrigues sont embrouillées par l’accumulation de situations aussi absurdes que pathétiques. Chaque élément, aussi insignifiant soit-il, laisse deviner un goût pointu pour le détail, un vif intérêt pour les références historiques et culturelles, une forte appétence pour ce qui fait notre monde – à commencer par ce qui fait le sien.
D’un père professeur de littérature hispanophone à l’université et d’une mère lettrée, Marcos Carrasquer grandit entouré de livres, d’une sœur jumelle et de deux frères, d’histoires retraçant les horreurs de la guerre civile espagnole et d’allers-retours en Catalogne chez sa grand-mère lors des vacances. Son attrait pour l’art né d’une frustration d’enfant. Fraîchement âgé de 5 ans, il peine à reproduire les justes proportions d’un bonhomme qu’il s’imagine pourtant parfaitement : « Ma tête voulait une chose mais mes mains n’en voulaient pas ». Ce désir de retranscrire fidèlement la figure humaine évolue en quête personnelle et, déjà, se perçoit, une volonté de mettre un visage sur son propre défaut, celui de ne pas réussir à matérialiser ses envies. Le défaut, l’imperfection, la déficience, la difformité… De là, Marcos Carrasquer tire ce besoin essentiel de les figurer, les explorer et les alimenter en s’imprégnant, notamment, des nombreux témoignages de son père exilé du franquisme, en parcourant ses cours d’Histoire sur le nazisme, le fascisme, et en sondant tout ce qui divise les vivants à cause, encore et toujours, de « défauts » jugés arbitrairement par des êtres immoraux.
S’il tient d’abord son savoir des témoignages et des ouvrages, il en observe également les effets lors de ses migrations en quittant Rotterdam pour Barcelone, puis Amsterdam pour New York, où, à l’âge de 34 ans, il pose ses valises trois années durant dans le quartier de Williamsburg à Brooklyn, fréquenté à l’époque par des portoricains, des polonais et autres immigrés de tout horizon. C’est dans ce décor d’entrepôts désaffectés qu’il rencontre sa future épouse, six mois avant d’être expulsé du territoire américain, faute de papiers. Éconduit dans le premier avion, il ne sait ce que lui réserve sa destinée. C’est à Paris qu’il est parachuté. Nouvelle langue, nouvelle culture : il redémarre à zéro, passant de plongeur dans un restaurant du 12e arrondissement à illustrateur pour les journaux. Seul et malheureux, il passe son temps libre à envoyer des lettres à sa bien-aimée, soigneusement accompagnées de dessin remémorant leurs jours heureux. Ces moments où il dessine le consolent, allègent un quotidien devenu morne, au point qu’il ne peut plus s’en passer. L’horloge tourne, Marcos Carrasquer approche les 40 ans et prend une décision : il loue un modeste atelier au Pré-Saint-Gervais, s’essaie à la gravure et expose pour la première fois à la librairie Un Regard Moderne dans le coquet quartier Saint-Michel. S’en suivent des rencontres fructueuses, notamment celle avec le photographe des éditions de Rivières chez qui il est alors assistant. Ce dernier lui présente Deborah Zafman, galeriste parisienne, qui le représente jusqu’à la fermeture de son espace du Marais. Son travail est plus tard défendu par Samantha Sellem, puis par Bernard Utudjian de la galerie Polaris à la suite de l’exposition Picturae orchestrée par Julie Crenn en 2015, présentation pensée et voulue comme soutien à la création picturale émergente. Sélectionné par Claire Durand Ruel, l’œuvre de Marcos Carrasquer partage les mêmes cimaises que Lionel Sabatté, Vanessa Fanuele ou Coraline de Chiara. Séduit par cet univers déroutant et cette exceptionnelle maîtrise du trait, Bernard Utudjian lui offre sa première exposition personnelle à la galerie un an après.
Une lecture à tiroirs
Dans chaque toile de Marcos Carrasquer se devine l’étendu des expériences, des questions et connaissances d’un homme profondément ancré dans son temps. Objets et références actuelles citent notre époque, souligne notre façon de vivre ou nos problèmes sociétaux. Ici, un short de sport tri-bandes, des bidons plastiques et un épouvantail à l’effigie de Donald Trump côtoient dans un même espace-temps, un canon à neige, une femme aux bigoodies et une piscine gonflable. Seul l’observateur le plus attentif percevra un brassard rouge revêtant partiellement une croix gammée ou le discret autoportrait de Marcos Carrasquer affiché sur l’écran d’un iPhone.
Les personnages figurés partagent un même lieu en extérieur mais ne communiquent pas entre eux, chacun étant affairé silencieusement à son occupation. Derrière un curieux individu défiguré par une mauvaise chute, un homme de couleur et une femme blanche se prélassent en toute sérénité dans une piscine, masque de soin appliqué sur les cheveux chez l’un, masque de soin appliqué sur le visage et cigare à la bouche chez l’autre. Leur sceau à glaçons conserve la bière au frais, leur barbecue grille une longue saucisse rouge, tandis qu’une machine à neige artificielle s’époumone à rafraîchir l’atmosphère. Debout, à leur côté, une femme arbore fièrement une poitrine dénudée. Menton levé, elle rase la mousse blanche appliquée sur son visage pendant qu’elle maintient fermement dans son autre main, la manche d’un homme blond mis K.O. à ses pieds. Écologie, féminisme, surconsommation, politique peuvent être autant de thèmes que de lectures à déceler dans cette toile peinte en 2018 sobrement intitulée Lull. Ce titre pourrait par ailleurs éclairer un angle de compréhension lorsque nous savons que lull signifie en anglais « accalmie », « répit ».
Si le spectaculaire résultat de cette peinture paraît minutieusement réfléchi, préalablement calculé, mûrement anticipé, il n’en est rien. Marcos Carrasquer attaque chaque sujet de front, sans ébauche, sans projet défini. Oui, Marcos Carrasquer déploie un monde aussi vrai que fictif, aussi conscient qu’instinctif, à mesure que son pinceau explore la surface vierge de la toile. La matière à l’huile s’étire avec délicatesse, ne laissant jamais révéler sa touche, pendant que la pensée du peintre glisse sur ces grandes pages blanches. Tout paraît intellectualisé, extrêmement contenu, et pourtant, l’artiste laisse librement vagabonder son imaginaire, s’enchevêtrer ses idées folles, si bien qu’il devient lui-même spectateur de son propre cadavre exquis. Un théâtre hallucinatoire où les scènes enchâssées et les histoires secondaires génèrent des méta narrations au milieu d’un même et puissant récit visuel.
Les vanités de notre temps
Comme mis en boîte, personnages et objets coexistent dans une réalité, apparemment inexplicable. Tous appartiennent à la même composition, ironiquement solennelle et déclamatoire. Déclamatoire oui, car il y a une touche satirique dans ce silence chaotique où rien ne semble tenir du hasard. Si tout est rendu avec une objectivité méticuleuse, c’est surtout la négation de toute relation qui nous pousse à créer des connecteurs rationnels et logique. Impossible de ne pas se questionner sur un quelconque sens, sur une énigme à percer, un message à décoder. Pourquoi cette liasse de dollars ? Quel lien unit ce vieil ordinateur cassé à ce pot à cornichons ? Pour autant, est-ce que nous nous interrogeons de la sorte lorsque nous déposons négligemment un livre près d’une boîte à médicaments sur une table de nuit ? Non, évidemment. En ce sens, les peintures de Marcos Carrasquer sont des interrogations sur le caractère construit des choses. À l’image de Max Ernst, l’artiste cherche volontairement « la rencontre de deux réalités distantes sur un plan étranger à toutes deux ». Ce principe d’association irrationnelle de figures hétérogènes, où le bon sens comme la logique font défaut, est proche du « modèle intérieur » que réclame André Breton.
Néanmoins, si un mystérieux jeu de correspondances et d’apparences est invariablement tangible dans l’œuvre de Marcos Carrasquer, il ne s’agit pas pour autant de surréalisme. S’émane davantage une confrontation-fusion riche en références historiques et en allégories sur fond de sarcasme. D’une toile à l’autre, des dénominateurs communs se distinguent : l’horloge, le nazi, la maladresse, la laideur, l’argent, le pansement, le téléphone portable ou le livre. Ces éléments forment un vocabulaire carrasquerien, employé pour dépeindre une humanité tyrannique, vilaine et tourmentée. Ici, l’être humain n’est que la matérialisation acerbe de ses défauts. Si Francisco de Goya portraiturait avec raillerie les ravages du temps sur deux vieillardes parées de richesses futiles, Marcos Carrasquer à son tour peint les vanités de notre époque. Les traits fatigués, aigris ou vicieux rivalisent de disgrâce comme pour mieux ridiculiser la superficialité des apparences. Cette hyper-superficialité, omniprésente, étouffe notre mal-être, nous rend stérile face à l’horreur, nous fait perdre la mémoire. Ces livres et ces horloges incarnent ainsi la dilution du lointain souvenir qui s’efface au fil des heures… Les réminiscences de l’extrémisme, de la corruption et des atrocités du passé n’altèrent en rien notre imperturbable tranquillité… Focalisés sur l’instantanéité de notre téléphone ou l’allure de notre physique, nous sommes ces êtres devenus uniformément beaux mais emplis de défauts innombrablement laids.
Anne-Laure Peressin
Marcos Carrasquer est un artiste représenté par la galerie Polaris.
Site de la galerie : http://galeriepolaris.fr/marcos-carrasquer
Site de l’artiste : http://www.marcoscarrasquer.com
Actualités : exposition personnelle Times capsule du 15 mars au 20 avril 2019 à la galerie municipale Julio Gonzalez d’Arcueil.
Légende du visuel en ouverture : Pop, 2018, huile sur toile, 33 x 41 cm – Galerie Polaris.