L’Electro-mécano-maniaque Gilbert Peyre à La Halle Saint Pierre
En pénétrant dans l’espace d’exposition circulaire et à demi-éclairé, on y trouve un curieux spectacle : des morceaux de fer, de bois et de plastique usagés et recomposés s’animent, parlent, chantent et dansent pour nous. Nous sommes entré.e.s de plein pied dans l’univers de Gilbert Peyre.
Petit déjà, l’artiste avait choisi de fabriquer ses jouets. Après une formation de serrurier à Digne, puis de soudeur, il se détourne de l’industrie et enchaîne les petits boulots dans la capitale. Mais ses mains continuent de donner vie à de petits jouets, faits de matériaux de récupération, qu’il vend rue de Clignancourt. Puis il s’intéresse à la mécanique, l’électronique et la pneumatique. C’est alors que ses créations s’animent pour devenir créatures. Et comme dans une fête foraine, elles se mettent en scène pour notre plus grand plaisir.
La Halle Saint Pierre, théâtre des opérations, a revêtu des allures de chapiteau pour accueillir tout ce beau monde. Avec Rap danse, c’est un petit rat, aux pieds en pince à linge, qui sort d’une valise pour danser sur un air de hip-hop. Plus loin un jouet, surnommé Tape-cul, est juché sur un clavier de piano, et improvise quelques notes avec son postérieur. Ailleurs encore, une Danseuse de flamenco fait onduler ses hanches en poste d’écoute, qui laissent échapper une suave mélodie hispanique. Ses mains de métal rythmant la danse comme des castagnettes. Et au centre de l’arène, une silhouette au visage poupin et aux pieds en roues motorisées, vêtue d’un abat jour de satin blanc, agite ses sequins dans une danse qui nous fait oublier un instant la mécanique ; nous sommes transporté.e.s dans un monde où les objets vivent, au même titre que les animaux, les plantes et les humains. Cette Ménine s’est échappée de la toile de Velasquez pour s’incarner dans le réel le plus immédiat, celui des objets de notre quotidien, et faire acte de l’animation de l’art.
« Les nouveaux réalistes considèrent le Monde comme un Tableau […] dont ils s’approprient des fragments dotés d’universelle signifiance. Ils nous donnent à voir le réel dans des aspects de sa totalité expressive. Et par le truchement de ces images spécifiques, c’est la réalité sociologique toute entière, le bien commun de l’activité des hommes, la grande république de nos échanges sociaux, de notre commerce en société qui est assigné à comparaître. » Pierre Restany
On pourrait situer Gilbert Peyre dans la lignée de Jean Tinguely, ce Nouveau Réaliste qui se servait de matériaux de récupération pour fabriquer des œuvres hétéroclites en mouvement, ces Métamatic parfois peintres ou encore autodestructrices. En cela, l’artiste renoue aussi avec les mécanismes de l’automate. S’ils sont aujourd’hui trop souvent relayés aux magasins de jouets, assumant les simples fonctions de poupées ou de voitures, ces objets animés par la mécanique avaient fasciné les cours princières européennes du XVIème siècle, où ils furent portés au rang de véritables objets d’arts par de savants mécanismes orfévrés. On pense ainsi à la Nef dite de Charles Quint, conservée au musée de la Renaissance d’Ecouen, ou encore au Cygne d’argent de l’inventeur belge Jean-Joseph Merlin, au XVIIIème siècle. Peyre réactive ici l’automate dans un onirisme qui frôle le champ de la réalité. Car les pantins hybrides sont faits d’objets du quotidien, donc familiers, et que l’on pourrait aisément imaginer prendre vie dans notre grenier ou notre cave. Son art est celui d’un orfèvre du rebut, tant dans la conception ingénieuse de mécanismes pneumatiques ou électroniques, que dans la mise en forme de créatures hybrides si attachantes. De plus, l’artiste les affranchit de leur fonction initiale d’automate, à savoir principalement donner l’heure, et leur offre la possibilité de nous intriguer ou nous faire sourire, rêver, mais aussi de nous délivrer un message.
Les objets de récupération animés sont porteurs de sens, celui de leur utilisation passée, ou celui de leur charge symbolique. Leur mise en scène permet à Gilbert Peyre de jouer avec ces significations, et d’en dégager parfois une critique de la société contemporaine.
C’est par exemple l’exploitation animale, à travers la problématique de la sur-pêche, qui est dénoncée dans Tableau de chasse, datant de 2004 ; sur un fond de carrelage blanc rappelant l’environnement aseptisé des abattoirs, un banc de boîtes de sardines ondule, accompagné d’un chant marin – celui des baleines ? Cette installation permet de mettre en lumière la perte du lien entre le monde animal et le monde humain, au profit du rendement et de la production, et au détriment d’une vie – et même d’une survie – en harmonie entre les espèces.
L’on retrouve aussi une critique d’ordre politique, voire géopolitique, avec Partie de cartes de 1991. L’œuvre s’aborde comme un tableau, présentant les portraits imprimés de Georges Bush et Saddam Hussein, anciens présidents des États-Unis et de l’Irak. Ceux-ci jouent aux cartes, se renvoyant, par un dispositif mécanique peyrien, un as de cœur. Cette partie s’interprète comme la métaphore des négociations politiques et de la lutte pour des enjeux essentiellement économiques – comme au poker! – car ici, il est question de savoir lequel de ces deux hommes politiques réussira son coup de bluff.
Enfin, Gilbert Peyre livre un regard caustique sur le monde de l’art avec cette œuvre en forme de machine à sous, intitulée Monsieur Leo. Cette grande boîte en métal affiche un portrait du célèbre marchand d’art Leo Castelli, grand promoteur suivant les tendances de l’abstraction, de l’expressionnisme abstrait, du Pop Art et du néo-dada, puis de l’art contemporain à partir des années 1980. L’œuvre de Peyre renvoie ici à son rôle de faiseur d’artistes, au moyen de la métaphore du jeu d’argent. L’on doit introduire une pièce d’un euro, et si l’on est chanceux, on remporte la cagnotte – à savoir la renommée artistique – et le galeriste salue en nous la nouvelle figure de l’art. Mais dans la plupart des cas l’on perd, et la figure de Castelli s’anime alors pour nous asséner « Tu l’as dans le c*l ! ». La symbolique du hasard de la machine à sous, tout comme son caractère malignement séducteur, renvoie une image peu flatteuse du monde de l’art, qui se vérifie malheureusement au fil du temps.
« J’aime à travailler l’interstice entre l’Art et la Vie » Robert Rauschenberg
Rauschenberg, ce néo-dada, avait largement contribué à introduire la vie, à travers le rebut, dans le champ de l’art. D’une part en considérant les fragments du quotidien, c’est-à-dire les objets ou ce qu’il en restait, comme de nouveaux matériaux picturaux. D’autre part, en invitant les regardeurs à interagir avec les œuvres, comme avec Black Market de 1961, véritable plateforme picturale de troc en bande organisée – l’on pouvait repartir avec un morceau d’œuvre, au choix parmi une farandole d’objets usés, à condition de donner à son tour un objet personnel. Le critique Leo Steinberg avait alors assimilé la création de l’artiste à l’invention d’un nouveau plan pictural, le « flatbed », issu du vocabulaire de la presse, pour qualifier une Oeuvre sortant du cadre de la deux-dimensions pour s’infuser dans le réel, prendre part à la vie.
Gilbert Peyre franchit la limite « entre l’art et la vie » à laquelle travaillait Rauschenberg ; il insuffle une deuxième vie à ces fragments usés du quotidien, grâce à la mécanique et l’électronique, dans un acte frôlant le démiurge. Là où Rauschenberg utilisait des animaux figés, taxidermisés, comme dans son emblématique Monogram de 1955, Peyre recrée des formes animales, comme celle du singe ou du lapin, qui s’animent. Ces marionnettes, grâce à l’électronique, s’affranchissent de leur créateur et se donnent en spectacle, fières de nous montrer ce qu’elles savent faire. Elles font la quête, marchent, soulèvent des poids comme un haltérophile.
Ces êtres hybrides vont même jusqu’à se mettre en scène dans de véritables spectacles, comme dans Ce soir on tue le cochon, une représentation de 45 minutes, que Peyre qualifie volontiers de « SculpturOpéra », ou encore dans le film de Jean-Pierre Jeunet Mics-macs à Tire la rigot sorti en 2009.
Dans les années 1960, le critique Pierre Restany proclamait le « baptême artistique de l’objet usuel » orchestré par les Nouveaux Réalistes et les néo-dadas. Aujourd’hui l’on assiste, avec les électro-mécaniques de Peyre, à la communion artistique de cet objet usuel, qui a rejoint les arts du spectacle, dans un élan de vie salvateur. Désormais, vous ne regarderez plus les vieux vêtements, chaises mitées et autres boîtes en métal comme avant.
Irène Cavallaro
A voir à la Halle Saint-Pierre, au 2 rue Ronsard, 75018 jusqu’au 23 avril 2017
Site de l’artiste : www.gilbert-peyre.com
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Très bel article, très justement imagé, merci !!