Hoh Woojung, La révolution dans l’image
Né en 1987 à Séoul, Hoh Woojung livre dans ses œuvres un témoignage critique autant que mystérieux de sa Corée du Sud natale. Diplômé de l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-arts avec les Félicitations du jury en 2013, il a déjà bénéficié de nombreuses expositions personnelles et collectives en France, à Taïwan et en Corée du Sud. Lauréat du prix 2014 du jeune artiste dans le cadre du Prix Jung-Hun Mécénat, Hoh Woojung pratique depuis toujours le dessin.
Passionné de mangas, il emprunte au genre de nombreux codes tels que la bulle, le zoom ou les onomatopées, qu’il inclut à de vastes compositions exclusivement en noir et blanc. Sur toile ou sur papier, au crayon noir ou à l’acrylique, par le dessin, la peinture ou – plus récemment – le collage, Hoh Woojung décortique la société qu’il observe à travers les journaux ou des images trouvées sur internet, en extrait des anecdotes ou des caractères qu’il recompose ensuite dans des fables visuelles énigmatiques et fascinantes.
Dans les dessins délicats de l’artiste se retrouvent de manière récurrente des figures étranges, des corps sans visages, des membres du Ku Klux Klan, des chercheurs de trésor ou des bâtisseurs, des outils de la construction à venir ou des blocs d’immeubles déjà là… Woojung aime la confrontation, de l’étrange et du merveilleux au banal et au quotidien, d’une urbanité engloutissante à une nature refuge, de tant d’icônes ou d’images qui pourraient être familières mais qui refusent de se dévoiler entièrement. De cette esthétique en noir et blanc, aussi étrange que séduisante, naît peu à peu l’angoisse. L’étouffement devant l’impasse incarnée par ces œuvres dont le sens et l’issue échappent.
Sous un dôme décrit par un trait qui s’étend d’un bout à l’autre de cette toile toute en longueur, de hauts buildings s’alignent les uns à côté des autres, dans une stricte perspective qui témoigne déjà d’une grande maîtrise technique. Du haut des immeubles s’échappent des phylactères, ces bulles de bande-dessinée ici désespérément vides, qui s’envolent depuis les constructions vers l’espace confiné de cette bulle surplombante et contraignante, venue les empêcher d’aller plus loin. Elle les oblige à rester là, statiques, les unes à côté des autres. Elle les arrête dans l’élan qui les propulse vers le haut et les force lentement à fusionner entre elles, pour ne produire, pourtant, qu’une large plage de blanc. Vides les bulles, vides les immeubles, le trait est noir et fin, l’image se présente comme une page à moitié blanche sur laquelle restent à inscrire dialogues et échanges.
Mais l’histoire est en fait déjà racontée par ce curieux assemblage aux allures d’inachevé auquel Hoh Woojung donne le nom de Monopoly. Sous son air ironique, le titre évoque la folie des grandeurs, la frénésie d’un jeu de course à l’investissement et à la possession, dans lequel on ne joue que rarement avec les autres mais plutôt à côté d’eux et contre eux. Acerbe, l’artiste dénonce autant cette passion effrénée pour la construction et le « toujours plus », que ses revers, moins immédiatement visibles, parmi lesquels une communication rendue de plus en plus vaine et impossible mais aussi une faim monstrueuse de l’image, des images, de toutes sortes, qui finissent par ensevelir notre société contemporaine, par aveugler des yeux qui n’ont jamais été autant sollicités.
Par la juxtaposition d’éléments et le fourmillement de détails, par le collage et la superposition, Woojung emprunte à cette culture de l’image des codes qu’il s’empresse de détourner. Il décompose et recompose des éléments qui deviennent à la fois signes et symptômes d’une société en pleine indigestion visuelle.
Sur un chevalet en bois qui trône fièrement au centre de la composition s’affiche l’image d’une maison tout-à-fait banale. Autour s’organisent tabourets et socles sur lesquels sont installés des montages et maquettes, formes habitables qui tentent de s’approcher de celle choisie pour modèle. Cet Exemplaire idéal nous plonge dans l’atelier de l’artiste, antre dans laquelle il tente de reconstituer l’image qui a retenu son attention et d’en livrer le secret. Mais elle nous confronte également à la difficulté d’une telle entreprise. Difficulté soulignée dès l’Antiquité par Platon qui, dans la République, condamnait le peintre à la simple redite, ô combien trompeuse, d’une réalité qui ne serait elle-même déjà que l’image – celle donnée par le menuisier qui aura construit le modèle que l’artiste tenterait de reproduire – de cette Idée que les hommes ne pourraient atteindre que par la philosophie.
Mais à la théorie des trois lits développée par le philosophe, Hoh Woojung confronte l’idée d’un cheminement de la pensée rendu possible par l’art. Labyrinthes visuels dans lesquels le spectateur peut tenter de retrouver un chemin ou un sens, ses compositions associent l’étrange et le reconnaissable, développent un parcours pour l’oeil et pour l’esprit, semé de détails et d’embuches habilement disséminés par l’artiste. L’oeil est guidé d’un point à l’autre des compositions, invité à créer des associations dont découlent ensuite autant d’histoires possibles.
À la clarté et la fluidité de la narration des planches de manga dans lesquelles Woojung trouve son inspiration, celui-ci oppose un brouillage du sens et des repères contrôlé. La multitude de détails, plutôt que d’informer le regard, finit par développer un réseau de circulation qui prend à rebours le sens traditionnel de transmission du message. Car la stratégie développée par l’artiste consiste ici à livrer un message tronqué, d’autant plus obscur que l’histoire qui lui a servi de point de départ ne saura être livrée que par la confidence.
Hoh Woojung ne saurait être cet artiste fallacieux et menteur décrié par Platon tant il révèle au contraire les mécanismes de l’image pour mieux en montrer la dangerosité. La beauté de ses images se fait doublement militante. Révolution qui emporte avec elle autant l’oeil que l’esprit.
Horya Makhlouf
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