DELPHINE DÉNÉRÉAZ : TRIP SOUS DELPHINIUM

(*Le Delphinium appartient à une famille de fleurs mauves, toxiques pour les humains et les animaux. De sa tige naissent des feuilles qui évoquent l’éperon recourbé d’un dauphin.)
Je connais Delphine depuis longtemps : nous partageons un même quotidien dans le quartier des Réformés à Marseille. Son atelier est situé à deux rues de ma maison. J’ai découvert son travail pour de vrai à la Collection Lambert lors de sa première exposition personnelle sobrement intitulée Bienvenue à Delfunland ! (2023). Cet environnement tapissé dans une palette rose fluo puise dans la vision de la Californie consumériste des années 1950 et de la culture de l’automobile qui l’accompagne. J’ai trouvé sa proposition fun, sans vraiment comprendre ce qui se jouait dans ces environnements de tissus saturés d’enseignes pastichées.
L’année dernière, Delphine m’a contactée pour que je lui écrive un texte, mais ce n’était jamais le moment, ni pour elle, ni pour moi. On se retrouve par hasard à l’anniversaire d’Assia en novembre dernier. En se confiant l’une à l’autre on a su se donner du réconfort à des endroits que je n’attendais pas. L’écriture est plus spontanée quand il se passe quelque chose de l’ordre du “on se sait” entre une artiste et une critique. Ce texte est donc l’écho chuchoté de notre confiance mutuelle.
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Delphine Dénéréaz tisse tout, sur tout, partout. Ses œuvres efflorescentes se déploient à la manière des plantes invasives. Les fils roses serpentent entre les trames de tissus ou de métal, ensevelissent les maisons, troublent les jardins. Son geste obsessionnel se répète dessus, dessous, encore. Le tapis de lirette, jadis étoffe paysanne, désormais château, cabane ou chapelle, n’est plus cantonné au mur mais devient la structure-même de ces refuges. Pour édifier des lieux à soi, elle entrelace des lambeaux usés, déjà imprégnés de souvenirs tactiles anonymes. Ici, plus de porte ni de toit car le tissu, à l’inverse du lierre, protège sans étouffer.

Delphine fabrique des arcadies dopées à la toxicité du Delphinium* et aux bienfaits de la Lavande. À ce mélange détonnant s’ajoutent les bribes de sa propre histoire, de sa jeunesse dans le Vaucluse aux aventures de Barbie©, des réseaux sociaux aux fêtes marseillaise. Ce patchwork immersif mauve et magenta, comme un dessin inachevé, se transforme en puissant outil de réconfort. Dans ces édens méditerranéens distordus par le vent et engloutis par le soleil, l’abondance semble pourtant réprimer une menace sourde. Les fleurs ne fanent plus. Les lianes rampent au sol. La symétrie absorbe l’horizon. L’allégresse n’est-elle plus qu’un mirage abstrait ?

Clefs, cœurs, fleurs, et smileys sont autant d’emblèmes fatigués que l’artiste décharge de leur puissance, pour les amener vers un registre qui n’appartient qu’à elle. Si texte et tissage partagent la même racine, les motifs qui pullulent sont-ils le rébus d’un sortilège à déchiffrer ?

Delphine Dénéréaz (1989) vit et travaille à Villedieu, dans le Vaucluse. Elle est résidente à l’atelier Vé (Marseille) et co-fondatrice du collectif Monstera avec Bridget Low, Léna Gayaud et Opale Mirman.
Elle grandit dans un environnement rural du Sud. Après son diplôme en Design Textile (La Cambre), elle se tourne vers le Fiber Art en s’emparant d’une technique traditionnelle du Moyen–Âge : la lirette. En adaptant cette méthode à des supports en métal ou en bois, elle s’affranchit des limites de l’outil et sort la tapisserie de son cadre strictement décoratif. Au croisement de l’artisanat et de la magie, ses œuvres hyper colorées puisent dans les savoirs ancestraux et populaires. Ce qui est d’ordinaire relégué à la marge et au foyer envahit les symboles du capitalisme tardif.
Depuis 2019, son travail a été présenté à la Villa Noailles (Hyères, Toulon), à la Friche Belle de Mai, à La Traverse, au Festival Marsatac (Marseille), au Consulat (Paris), à la Galerie Slika (Lyon) et au Centre Culturel Fenaa Al Awwal en Arabie Saoudite. Depuis 2020 elle a mené plusieurs résidences, notamment dans le Sud de la France et au Nigéria. Récemment, elle a bénéficié d’expositions personnelles à la Collection Lambert (2023), à La Halle Centre d’Art et à Chapelle XIV (2025).
