Christine Herzer, mot pour mot
Les mots sont partout. Dans l’appartement-atelier de Christine Herzer c’est sans doute plus vrai qu’ailleurs. On les dit, on les écrit, on les dessine, on les partage ou on les collectionne. Du sol au plafond, l’environnement est saturé de leurs répétitions. L’artiste et poétesse mêle la pratique à sa vie en faisant du quotidien son lieu d’intervention. Les mots les plus simples reviennent les plus souvent et sur la fenêtre on peut lire par exemple “blue”. Un recouvrement au marqueur qui laisse voir le ciel par transparence et interroge à la suite de Magritte ou de Broodthaers sur le lien entre le signifiant et le signifié. « Bleu » comme la couleur mais aussi comme sonorité, comme graphie, comme objet texte. La langue se tient entre nous et la réalité à la manière d’un filtre. L’artiste matérialise ce prisme et déconstruit l’idée d’un langage neutre : il ne s’agit pas d’un simple outil de communication mais d’un enjeu de société. « Bleu » aussi comme une ouverture vers l’autre.
Écrire c’est penser les mots autrement, hors de leur utilisation courante et parfois frauduleuse. Après avoir travaillé quelque temps dans le corporate marketing, Christine Herzer a ressenti le besoin de se réapproprier le langage, de lui redonner du sens. Entre l’anglais et le français mais aussi entre différentes cultures, elle sait qu’une langue est en perpétuelle mutation. Prêter attention à la langue, c’est aussi observer les mutations économiques et politique, sociale et sociétales dont elle est l’enjeu. On ne reviendra pas sur le concept de novlangue qu’avait imaginé Orwell dans son 1984, mais l’idée que l’appauvrissement d’une langue est appauvrissement de la pensée permet de penser la poésie comme une forme, d’abord personnelle, de résistance. Les premiers mots sur lequel s’ouvre le recueil Orange sont révélateurs, parce qu’ils nous montrent ce que cache le mot mérite (“deserve”) pris dans le contexte d’une société libérale : “I have never heard the word deserving without thinking of money. I wouldn’t have been able to say how I felt about the word deserving, if I felt I deserved, if ‘earning money’ had made me deserving at one point in my life, if one deserved because of one’s earning power, if lack of ‘earning power’ made one deserving of contempt or respect.”
Sur des feuilles volantes, sur des pages de livre, sur le moindre coin de papier libre Christine Herzer écrit “Fuck you” comme d’autres pourraient écrire « Liberté ». L’expression a quelque chose d’un cri intérieur que rien ne pourrait réprimer. L’auteur prend l’habitude de griffonner alors qu’elle travaille dans une centrale d’appel et qu’elle se sent submergé par des émotions contraires. Réceptacle des plaintes et colères des uns et des autres, elle finit par elle même en avoir assez, claquer la porte et prendre la parole. “Poets are containers,” dit-elle avant de modérer “containers deserve respect”. Les poètes sont peut-être ceux qui gardent tout ce que l’on jette sans s’en apercevoir et qui nous le renvoient à la figure. La poétesse écrit aussi sur les sacs qu’on lui tend dans les boutiques ou sur les emballages qui nous entoure. Dans cette société du vide que décrit aussi Lipovetsky, l’individu doit se ressaisir du langage et se soucier du contenant autant que du contenu.
Aux côté du “Fuck you”, on retrouve d’autres mots qui décrivent des états émotionnels comme « incertitude », “scared” ou encore “happy”. Elle les répète comme des litanies jusqu’à en épuiser le sens et toute connotation : pourquoi faudrait-il être heureux tout le temps ? qu’est-ce que la peur avec laquelle on nous fait vivre ? Comment cohabiter avec l’incertitude ? Elle les écrit à la ligne sans ponctuation jusqu’à ce que les lettres de la même couleur ou non s’entrechoquent et deviennent illisibles. Une destruction du texte, ou textruction pour reprendre l’expression de Gérard Duchêne, qui nous alerte sur la condition abstraite et arbitraire du langage. Christine Herzer passe d’un format à l’autre pour ne pas se laisser enfermer ; elle fait de l’écriture un dessin parce que l’écriture a toujours été enjeu de pouvoir. Il s’agit de faire bouger les lignes en changeant les règles, de retourner la punition du « vous copierez cent fois ».
Sur les murs de l’atelier, les idées s’articulent entre elles et nous font entrer dans la tête de l’artiste. Les associations sont libres et parfois fulgurantes, brutes. Nous ne sommes pas interpellés comme des lecteurs ou des auditeurs mais comme des interlocuteurs, susceptibles de laisser nos traces. Parfois il faut effacer pour aller de l’avant mais Christine Herzer tient à laisser voir sous la forme de boulettes ou de chiffons les tentatives, les erreurs. Les blancs du livre, la couverture d’Orange sont remplis, au gré des rencontres, augmentés par le dialogue, au point qu’il n’en existe pas un exemplaire pareil à un autre. Le livre devient mouvant, point de départ plutôt qu’archive et permet à l’artiste d’imaginer des objets, des performances. Les couches de langues se superposent et à même le sol, sous une bâche, se trouvent encore des mots qui nous déstabilisent. Où marchons nous, depuis quel lieu parlons nous ?
Image à la Une : Christine Herzer lors d'une de ses performances, Je dois gagner ma vie.
Christine Herzer, Orange, Ugly Duckling Presse, 2018.