LES PETITES OISELLES DE MAUVAIS AUGURE
– Caroline Dejoie & Patrycja Toczek –
TW : viol, violences misogynes, infanticide, cannibalisme, regard masculin (le mien aussi).
Il m’est impossible de commencer, de parler vraiment, de vous dire pourquoi les Petites oiselles de mauvais augure est l’unique œuvre sur laquelle j’écrirai cette année, avant que vous n’ayez lu la voix de Caroline Dejoie. Imaginez-les, elle et sa sœur Patrycja Toczek, traverser les spectateurices dans l’espace exigu de la galerie. Voyez-les, débarrassées de vêtements, monter sur le rebord qui sera leur piédestal, récupérer avec leurs doigts le miel dans les écuelles. Procédurières, elles enduisent le corps de l’autre d’un lourd mastic. Processionnelles, elles se relèvent et se laissent alors greffer des centaines de plumes qui transformeront leurs corps et leurs identités à jamais. Entendez, pendant ce temps, résonner la voix de Procné qui raconte l’histoire de sa sœur violée.
Caroline Dejoie et Patrycja Toczek, Petites oiselles de mauvais augure, octobre 2020, Pile ou [Frasq], Le Générateur (Gentilly) © Bernard Bousquet, Le Générateur.
« Je suis Procné. Ma sœur, Philomèle, est une survivante. Elle a survécu au viol.
C’est mon mari, Térée, qui l’a violée. Ça aurait pu être n’importe quel autre mari, n’importe quel autre mec, n’importe quel autre homme de n’importe quelle autre histoire. À la place de Philomèle, ça aurait pu être moi, ou toi, ou elle, ou n’importe laquelle d’entre nous. Car c’est nous contre eux, moi et ma sœur contre Térée, nous toustes contre nos violeurs.
J’ai été mariée à Térée sans le connaître, dans les mythes antiques ça se fait beaucoup. Il était roi de quelque chose mais ça n’a pas d’importance, ce n’est pas son histoire. C’est celle de Philomèle et la mienne. Je vivais avec Térée loin de ma famille. Mais Philomèle me manquait tant que j’ai demandé à mon mari d’aller la chercher pour qu’elle vienne vivre avec nous. Il a accepté, il ne la connaissait pas, ne l’avait jamais vue. Alors il est allé la chercher chez mon père.
Et là, l’histoire raconte qu’elle était tellement belle qu’il n’a pas pu résister à ses charmes, et donc il l’a violée. Voilà ce que l’histoire raconte. Moi ce que je raconte, c’est que ce genre d’histoires poussent les hommes cis hétéros à penser que le physique des femmes*1 justifie qu’ils les violent. Voire qu’ils les tuent. Et que ce sont eux les victimes dans l’histoire, piégés par les méchantes femmes fatales. La suite de l’histoire est assez révélatrice de comment se passent les choses dans la mythologie comme dans la vraie vie, pour celles d’entre nous qui survivent au viol. On nous empêche de parler. Térée a coupé la langue de Philomèle. On peut difficilement faire plus littérale comme métaphore.
Ensuite il l’a enfermée dans une putain de bergerie, il a ordonné à son garde de l’y garder pour toute la vie, et il est rentré à la maison où je l’attendais avec un gigot d’agneau et ses pantoufles, et il m’a dit, tout penaud, qu’il était trop déso mais que ma sœur n’avait pas survécu au voyage.
J’ai beaucoup beaucoup beaucoup pleuré.
J’ai continué à faire des gigots d’agneau et à aligner les pantoufles près du canapé, j’ai laissé mon mari me faire un enfant : on l’a appelé Itys. Mais je n’étais plus complètement vivante. En réalité, j’étais à moitié morte. J’avais le cœur brisé. J’avais perdu ma sœur.
Un jour, ma servante m’a amené une tapisserie en secret. Je l’ai étendue au sol. Et là… toute l’histoire y était racontée. Philomèle, dans sa bergerie, avait brodé toute la vérité et me l’avait faite parvenir. Je comprenais. Je reprenais vie. Un feu s’était allumé en moi, m’avait sortie de ma torpeur : c’était de la colère, c’était de la rage, des sentiments que je ne m’étais jamais autorisée à ressentir auparavant.
Le lendemain, c’étaient les fêtes de Dionysos. J’ai semé Térée. J’ai retrouvé ma sœur. J’ai libéré Philomèle.
Une fois réunies, nous étions enfin capables de voir la vérité : Térée, ce chien de la casse, ne méritait que le pire. Sur le chemin du retour vers lui, nous avons relu Valérie Solanas, écouté Virginie Despentes dans Les couilles sur la table nous dire que tant que les mecs n’auront pas peur de se faire taillader la bite à coups de cutter, ils continueront tout simplement de nous violer. On a acquiescé calmement.
Et puis on a fait un brainstorming pour mettre au point notre vengeance. Le problème n’était pas Térée, mais le système tout entier, cela dit on avait quand même vachement envie de le faire souffrir. J’ai repensé à Chloé Delaume qui parle dans ses livres de “la bonne mère de famille, blanche, bien assignée, qui d’un seul coup peut utiliser le mixeur à d’autres fins que de nourrir la famille ; voire même elle peut s’en nourrir.” J’avais trop envie d’être ce genre de femme.
En fait, j’avais carrément envie de cesser d’être une femme parce que la définition qu’on m’en avait donné était trop étriquée pour contenir toute la rage, toute l’énergie et la violence que je sentais bouillir en moi.
Je réévaluais mes modèles de féminité, et tout en haut de ma liste de femmes*1 inspirantes, je plaçais ma sœur Philomèle, que le mutisme, la colère et des années de séquestration avec des moutons, avaient transformée en une créature puissante et terrifiante. Un feu brûlait dans sa poitrine, dans ses bras, ses jambes et son ventre, c’était électrique, elle avait soif du sang des agresseurs, et c’était communicatif.
Je crois que c’est ça l’amour. Aimer quelqu’une si fort qu’elle fait surgir des contrés inexplorées de notre être. Se sentir transformée. La rage et la violence, je les ai probablement toujours eu en moi, et Philomèle aussi. On avait simplement été dressées pour l’oublier. Ça s’appelle l’hétérosexualité. L’amour de ma sœur m’a permis de gratter le vernis qu’on m’avait appliqué, de découvrir tout ça et de me faire sortir de la case riquiqui de la féminité dans laquelle j’étouffais.
Alors nous n’étions plus qu’une, ogresse hybride à double tête partageant une parole unique. Nous étions plus que deux, les voix de celles qui inspiraient notre vengeance à venir se mêlaient à nos corps désormais pluriels. Monstrueuses et pailletées, nous avancions sûres de nous, en excès de vitesse sur la nationale qui nous ramenait à ce violeur de Térée.
Une fois à la maison, nous avons tué Itys, mon fils. Dans le système hétéro, n’oublions pas que les enfants sont aussi l’instrument de la domination des femmes, et ce gosse avait tout l’air d’être parti pour devenir la copie conforme de son père, un homme cis hét blanc bourgeois qui me prenait pour sa bonniche et envisageait une école de commerce après le bac. On ne s’émouvra donc pas de sa mort.
Térée avait passé une mauvaise journée aux fêtes de Dionysos. Et comme je n’étais pas là, il avait cherché ses pantoufles toute la soirée. Quand il me vit, il m’envoya fissa lui préparer un gigot d’agneau. Alors, seules dans la cuisine, Philomèle et moi avons cuisiné le fils pour le servir au père. Une fois qu’il eut fini de dîner, Térée demanda où était Itys, et je répondis, tandis que Philomèle surgissait derrière mon épaule et qu’elle faisait rouler la tête du garçon jusqu’aux pieds de mon mari :
“Ton fils est avec toi.”
Philomèle et moi aurions dû mourir ce soir-là. Mon mari aurait dû nous tuer. Mais ce ne fut pas le cas. Pour une fois, le mari floué ne tua pas son épouse et sa belle-sœur. Pas de double féminicide dans cette histoire. Car nous n’étions déjà plus des femmes. L’amour et la violence que nous avions trouvé en nous nous avaient transformées en quelque chose d’autre. Quelque chose de bien supérieur à Térée, de bien supérieur aux hommes. Nous prîmes la forme d’oiseaux – moi rossignol, elle hirondelle.
Petites oiselles mutantes de mauvais augure, sirènes siamoises d’un autre temps, hyènes infanticides et hystériques, sœurs perverses, violentes, et misandres, ensemble nous avions fait exploser la cage de la féminité dans laquelle nous avions été élevées. Nous avions muté, abandonné la condition de femmes dorénavant incompatible avec nos ailes.
Redirige ton amour vers tes sœurs.
Récupère la violence qu’on t’a confisquée.
Alors nous volerons. »
Caroline Dejoie et Patrycja Toczek, Petites oiselles de mauvais augure, octobre 2020, Pile ou [Frasq], Le Générateur (Gentilly) © Bernard Bousquet, Le Générateur.
Changement de regard, changement de paradigme.
Rupture.
Ovide raconte l’histoire du viol de Philomèle, ignoble et barbare, mais surtout et d’abord l’histoire d’un homme « fou amoureux » qui soustrait une femme à ses sœurs. Philomèle est abusée, éloignée de sa famille, isolée de ses amies, ravie à Procné, abandonnée par les déesses, dérobée à la vue de toutes et enfermée, privée de sa voix. Privée des siennes et de leurs forces.
Caroline Dejoie a conscience du pouvoir performatif des récits mythologiques, de la – tout aussi mythologique – universalité qu’ils visent, du rôle exemplaire qu’ils revêtent, de leur résonance dans nos imaginaires, de leur prégnance dans nos pratiques. Alors, elle débarrasse le mythe des trop nombreux vers où s’exprime violemment le désir de possession de Térée. Où le regard scrutateur et la pulsion scopophile du violeur découpent le corps de Philomèle. Elle efface le regard de l’homme et redonne, à travers sa propre voix, la parole aux sœurs, réinstaure la sororité qui manqua tant à Philomèle.
Elle nous raconte ce qu’il y a après, ce que, une fois l’horreur irrémédiablement survenue, devraient être les récits de celleux dont on a abusé. Ici, la rage et la colère, les voix qui hurlent et que l’on entend, et que l’on écoute, le chœur des femmes. Non plus la voix qui excuse ou s’excuse, qui accuse pour ne pas s’accuser.
Ovide n’évoque presque pas la métamorphose des deux sœurs en oiselles. Quelques mots nous laissent comprendre qu’elles ne sont plus entièrement femmes. Cet aspect revêt pourtant une importance primordiale dans la pratique et la pensée de Caroline Dejoie. Les corps de Philomèle et Procné, lorsqu’elles reprennent le pouvoir et assènent leur vengeance, ne sont plus soumis à leur condition féminine biologique et matérialiste. Elles expérimentent la transformation vers une identité choisie et multiple, qui s’affranchit de tous les binarismes. Résolument « queer, en transition et en devenir-perpétuel », des propres mots de Caroline Dejoie, ces figures mêlent l’humaine à l’animale. Elles rappellent la possibilité d’être plurielle – déjà incarnée par la sorcière, la putain, l’hystérique, l’ogresse, la cyborg –, non pas en étant à la marge, mais bien en étant au(x) seuil(s). Dans le mythe, c’est en devenant oiselles, en sortant des normes et des cadres, que Philomèle et Procné peuvent continuer d’exister. Elles échappent à l’entendement de ceux qui agressent, chantent pour qui veut s’échapper. La performance est donc une phase liminaire, le passage d’un état à d’autres, que permet le sortilège lancé par la voix enregistrée d’une sorcière, Caroline Dejoie.
Caroline Dejoie et Patrycja Toczek, comme chacun et chacune d’entre nous, transmettent le récit mythique en y laissant leurs empreintes et leurs voix ; en y incluant, plus fort que jamais, la voix des autres, de celleux qu’on efface. En détournant les regards, en réhabilitant des devenirs possibles. Philomèle et Procné, un jour furies oubliées, deviennent de petites oiselles de mauvais augure aux cris perçants, des sorcières et des cyborgs2, des figures de l’avenir.
« Il était roi de quelque chose mais ça n’a pas d’importance, ce n’est pas son histoire. »
Caroline Dejoie et Patrycja Toczek, Petites oiselles de mauvais augure, octobre 2020, Pile ou [Frasq], Le Générateur (Gentilly) © Bernard Bousquet, Le Générateur.
Vous pouvez, en ce moment, entendre Caroline Dejoie, invitée en tant que chercheuse, dans le podcast du Centre Pompidou, Un podcast, une œuvre pour parler du travail d’Ana Mendieta, et suivre son travail sur son compte instagram.
Vous pouvez également retrouver le travail, notamment photographique, de Patrycja Toczek sur son site et ses comptes : @psycho.pati et @11h26___
2. À entendre dans le sens de Donna Haraway, des êtres affranchis de tout binarisme, de tout état strict et essentialisant. Donna HARAWAY, Manifeste Cyborg et autres essais. Sciences – Fictions – Féminismes (anthologie établie par L. Allard, D. Gardey et N. Magnan), Paris, Exils éditions, 2007.