Le printemps des femmes
Peu nombreuses seront nos perspectives de liesses nocturnes ces prochaines semaines. Les loisirs sont suspendus et les rapports sociaux réduits au profit d’échanges productivistes. Entre 21 heures et 6 heures nous vivrons à feux couverts. À point nommé, La Panacée nous prescrit un tout autre programme : une plongée dans l’occulte, un face à face avec des corps exclus pour qui la nuit serait, plus qu’un refuge, un espace-temps durant lequel les identités discutées et méprisées rayonnent. L’exposition Possédé·e·s dissèque les manières dont se hissent les corps dits « déviants » (1) contre le dogmatisme des pouvoirs dominants. Ici, il n’est pas question de se laisser duper par un universalisme autoproclamé et oppresseur. Les œuvres proposent des visions alternatives, propices à l’émancipation et à l’épanouissement des personnes mises à la marge. Je souhaitais profiter de l’espace qui m’est donné ici pour prendre le temps de commenter l’une d’entre elles : Le Printemps d’Apolonia Sokol.
« Mais nous sommes à la même place, exactement à la même place. […] Si vous me regardez, qui je regarde moi ? » Dans Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma, Héloïse, interprétée par Adèle Haenel, annihile le rapport de pouvoir qui semble poindre entre elle et la peintre. Cette dernière venait d’avouer qu’elle « n’aimerait pas être à (sa) place », à savoir la place de celle qu’on scrute et dont on arrache l’image. (2) Cette scène propose un véritable basculement : il n’est plus question de confisquer le portrait d’une personne et d’en choisir unilatéralement les contours, mais de créer un entremêlement des points de vue. Céline Sciamma décrit d’ailleurs ainsi son propre processus de travail, comme une « ronde de regards collaborative ». À mon sens, c’est ainsi également qu’a opéré Apolonia Sokol pour sa réinterprétation du Printemps de Botticelli. Son œuvre est une invitation aux échanges entre visions, savoirs et existences. Son trait n’est jamais omnipotent ou oppresseur. Au contraire, il est le fruit d’une association avec ses neuf modèles trans ou gender fluid – Simon·e, Bella, Claude-Emmanuelle, Dourane, Dustin, Linda, Nicolas, Nirina et Raya. Si bien que son Printemps évite tous les écueils.
Il me semble que le « female gaze » ou « regard féminin » a tout à voir là dedans. Ce concept est défini par Iris Brey dans son ouvrage du même nom, Le Regard féminin : « Le “female gaze” est un regard qui nous fait ressentir l’expérience d’un corps féminin à l’écran. Ce n’est pas un regard créé par des artistes femmes, c’est un regard qui adopte le point de vue d’un personnage féminin pour épouser son expérience. » Là a été tout l’enjeu du tableau d’Apolonia Sokol. Il a fallu créer une peinture qui représente ces femmes, sans les fétichiser. Les figurer de sorte qu’on se projette dans leur expérience. Pour cela, Apolonia Sokol a offert une place considérable à ses modèles dans la réalisation de leur portrait. « On a plus ou moins signé la toile ensemble, même si elle n’a pas peint dessus » explique l’artiste. « Elle », c’est Simon·e Thiébaut. Elle est la figure centrale du tableau. Apolonia Sokol l’a représentée comme Simon·e lui a demandé : les poignets enlacés pour reprendre ce geste que les femmes en transition font pour que leur corps accueille l’œstrogène qu’elles s’appliquent quotidiennement sous forme de gel.
Ainsi, l’artiste n’a rien laissé au hasard. Elle connaît la puissance des images et sait combien peindre des femmes trans ou gender fluid à moitié nues peut être producteur de violences. Il a donc fallu contourner les représentations et les symboles oppresseurs qui drainent notre imaginaire collectif transphobe. Le contexte dans lequel ces sujets allaient être peints était crucial, l’exercice d’autant plus périlleux. Évidement, il a d’abord été question de prendre pour modèle la forêt dans laquelle Botticelli avait peint les nymphes. Mais Apolonia Sokol a craint que cet espace évoque le bois de Boulogne. L’artiste a alors essayé de peindre ces femmes devant un rideau, mais certains et certaines y auraient vu un set de porno. L’idée suivante a été de les placer sur un balcon. Cela n’arrangeait rien : on aurait alors vu des femmes en cage. C’est aussi ça subir une discrimination : se voir tout confisquer, jusqu’à sa propre image. La norme est fracassante. Mais la volonté de créer une peinture consciente, la fin du confinement et, avec elle, l’arrivée des raves au bois de Vincennes ont permis à Apolonia Sokol d’imaginer une forêt qui ne serait plus seulement un refuge pour les travailleurses du sexe, mais un endroit où les corps enivrés s’enlacent. La forêt du Printemps d’Apolonia Sokol est un exutoire, un espace fantastique où les contes s’épanouissent, c’est la terre d’accueil d’un champ infini des possibles. La capacité qu’a l’artiste à manier les images a fait le reste… Je reste sciée par le choix des couleurs utilisées pour peindre cette forêt : bleu-rose-blanc-rose-bleu : l’association chromatique du drapeau trans. Apolonia Sokol assure qu’elle a fait ce choix inconsciemment.
La peinture d’Apolonia Sokol est autant une déclaration d’amour qu’un bras d’honneur. Bras d’honneur qu’elle adresse notamment aux TERF – « trans-exclusionary radical feminists », des personnes qui emploient des arguments féministes pour exclure les trans – mouvement fétide qui ne considère femme que celle qui possède une chatte fonctionnelle. Selon les TERF, notre capacité de ponte est donc la condition sine qua non pour avoir le doux plaisir d’être estampillée « femme ». Paresse intellectuelle et aberration autant transphobe que sexiste : nous réduire au statut d’outil reproducteur est une entrave à notre émancipation. Le Printemps d’Apolonia Sokol est un retournement. Peindre Simon·e, Bella, Claude-Emmanuelle, Dourane, Dustin, Linda, Nicolas, Nirina et Raya en reprenant une allégorie de la fertilité, c’est débarrasser les femmes de la contrainte de la maternité et dire « merde » à celleux qui diront le contraire. Plus qu’une saison nouvelle, Le Printemps d’Apolonia Sokol est une révolution.
(1) Selon le commissaire de l’exposition Vincent Honoré, « Utiliser le mot problématique de “déviance”, employé par l’autorité pour condamner, peut provoquer : il s’agit de le retourner, de la même manière qu’ont pu être retournés les mots “queer” ou “freak”, et l’ériger en fierté. »
(2) Cette réflexion m’est venue suite à un échange avec Chris Cyrille lors de l’enregistrement du podcast Pourvu qu’iels soient douxces, qui sera diffusé en novembre 2020.