Errance, intuition et illusion
Comment révéler l’invisible ?
Voilà une question qui hante l’esprit humain depuis la nuit des temps. Comment révéler ce que l’on ne peut voir ni sentir, mais que pourtant l’on pressent ? Comment articuler une intuition ? Comment lui donner corps ? Et d’où vient-elle cette intuition ? Pré-voyance d’une réalité suprasensible ou gesticulations désespérées d’un esprit aveuglé par ses limites ? Distinguer le pressentiment de l’illusion n’est pas chose aisée…
Nuit
Peur
Question
Intuition
Clair de lune
Illusion ?
Nuage
Doute…..
Remise en question !
Nuit noire
Intuition à nouveau
Gesticulations
Sursaut
Affirmation ! !!
Soleil artificiel
Doute…..
Nuit
Supplice
Rassurez-moi !
Torture
Impossible ?
Je doute
De moi
De tout
Relativisme
Insatisfaction
Doute
Encore
Toujours
Trouver la sortie
Ou s’y fondre à jamais
Dans la nuit qui nous entoure, doute et pensée coexistent, se rapprochent, se lient, s’embrassent et ne peuvent se défaire. Les interrogations qui en découlent ont longtemps été l’apanage des prêtres et des philosophes : quand la physique peine à satisfaire pleinement aux questionnements humains, métaphysique (1) et religion prennent naturellement le relai. Il y a alors deux manières de rendre au perceptible ces réalités qui lui échappent : le rite (le geste liturgique met en forme la puissance surnaturelle) et l’art (qui donne forme à une vision sensible et suprasensible du monde), tous deux incarnation matérielle d’intuitions supra-matérielles.
Cette incarnation du surnaturel, invisible qui se donne à sentir et se joue de nos sens, est au cœur de l’exposition collective et neuvième édition du cabinet de curiosités annuel de la galerie Da-End. Dans l’obscurité si caractéristique de ce lieu, par une lumière doucement apposée, sont révélées des œuvres aux frontières du sensible, aux marges de l’étrange(r). Immergées dans la mystique, ces formes sont disposées dans l’espace, l’occupent autant qu’il les cache, s’y fondent. Ces formes, la nuit les tairait bien, mais la lumière vient les lui ravir ! Elles nous sont alors révélées, sortent de leur obscure retraite et se donnent à voir, dans l’intimité d’un espace de confidentialité.
Allongé sur le sol, un socle pour tout matelas, un enfant sommeille, recroquevillé. Son corps est recouvert de plumes. Elles sont bleues, noires et violettes. Au soleil toutes d’argent, elles resplendissent. Il semble tellement vivant ce gamin, qu’on a presque peur de le réveiller. Il pourrait l’être, peut-être, un jour. Ou bien l’est-il déjà ? Dans le monde des esprits, sûrement, il semble si réel. À travers cette créature hybride, Lucy Glendinning interroge le développement des sciences de la génétique, vers la sur-humanité. Cela nous semble si loin ! L’enfant nous paraît pourtant bien familier…
Serons-nous capables d’y résister ?
L’éternelle occasion
d’améliorer nos futurs,
de développer la race humaine
et d’étouffer nos désirs instinctifs.
Serons-nous capables d’y résister ?
Une fois que nous aurons guéri les malades,
pour améliorer les bien-portants.
Quel plaisir aurons-nous en rendant normales
les améliorations et les vocations spéciales ?
Serons-nous capables d’y résister ?
Une décoration décernée avec un gène,
et non avec une épingle.
Pour respirer sous l’eau,
ou pour voler,
qui pourrait résister à cela ?
Être exceptionnel, nous le voulons tous,
dès lors que nous ne sommes plus des enfants.
Serons-nous capables d’y résister ?
L’évolution nous appartient-elle ?
Est-ce que cela sera comme d’habitude,
« l’argent paye tout » ?
On aura besoin d’être comme un Rothschild
pour pouvoir voler
ou rayonner dans l’obscurité
comme un Geldof ou un Stark.
Est-ce que tout va changer ?
Serons nous responsables ? (2)
Nous quittons l’enfant, il dort toujours. De l’autre côté de la pièce, sur un meuble noir, sont disposés des objets. Au- dessus, une peinture. Célia Nkala et Markus Akesson se répondent. Une tête moulée, plâtre doré à la feuille de cuivre, brisée. Un profil peint, derrière un voile à motifs boisés, caché. Deux visages désavoués, identités niées, révélées pourtant sur l’autel des vanités. Je veux vous voir. Sans pouvoir vous regarder je vous reconnais pourtant. Vous pensiez disparaître ? Qu’un voile couvrirait votre existence ? Qu’une brisure dissimulerait votre présence ? Il n’en est rien ! C’est l’anecdotique que vous refoulez, le provisoire, je le sais bien. Derrière ce masque de circonstance, je peux vous voir !
Prenons du recul. Elles s’animent les œuvres, sortent de leur immobilisme pour qui veut bien le sentir, s’éveillent de leur rigidité formelle. Dans nos esprits se mettent en mouvement, se laissent même parfois habiter. Des esprits courent sur les murs. Sans corps, libres de toute enveloppe physique, ils cherchent un réceptacle qui soignerait leurs fous errements. Ces refuges à l’exil, ce sont les œuvres qui, temporairement, servent d’abri pour esprits solitaires. La muse aux limbes est une installation vidéo de l’artiste colombien Nieto. Les esprits circulent dans l’espace, ils sont rieurs, moqueurs, crâneurs. Régulièrement, au gré de leurs égarements, ils viennent habiter les œuvres, s’y imposent, s’y fondent. Alors les œuvres vivent d’une autre présence et nous, spectateurs médusés d’une telle rencontre, sommes confrontés à leur puissance spirituelle, invisible essentiel bien souvent oublié.
Finalement, l’exposition se vit entre deux eaux, dans l’océan des incertitudes. Circulation fluide entre intuition et illusion, pressentiment et imagination, l’inconnu effraie, le doute qu’il engendre inquiète, et pourtant met en mouvement, fait grandir dans l’enchantement du monde.
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On croit volontiers que l’art a pour fonction de figurer le visible, du fait que c’est en celui-ci qu’il puise son langage. Peut-être, au contraire, sa fonction essentielle est-elle de figurer l’invisible, cet invisible dont, dès les origines, l’homme a eu le sentiment angoissant, en percevant des forces qui le dépassaient et dont il était le jouet ; il les a localisées d’abord dans une présence tangible : arbre, source, rocher, puis il les a incarnées en des figures surhumaines : les Dieux, mais faites à sa semblance, concevables, donc rassurantes. Ce n’est que tardivement et rarement qu’il s’est élevé à pressentir ce qui échappe à ses moyens de perception et d’imagination : l’inconnu, l’inconnaissable. Il y fallut la trouée de l’élan mystique. (3)
(2) Lucy Glendinning, L’enfant de Plumes, traduit de l’anglais par Agnès Regnier et Frédérique Berringer.
(3) René Huyghe, « L’art, entre visible et invisible », Revue des deux mondes, janvier 1987.
Image à la une : Lucy Glendinning, Feather Child 6, 97x62x40cm, Jesmonite, cire et plumes (caille, oie), 2012-13. Courtesy galerie Da-End, Paris.
En savoir plus sur l'exposition : http://www.da-end.com/cabinet-daend-09