Ma Desheng, l’être de pierre au cœur sensible
Dans notre vie, nous avons tous besoin de personnes inspirantes, d’exemples positifs, de porteurs d’idéal. Symboles de courage et de bienveillance, d’audace et de sacrifice, de bravoure et d’humilité, d’intelligence et de génie… Dans notre vie, nous avons tous besoin d’un modèle. Parmi les personnes qui me donnent cette envie d’être une meilleure version de moi-même, il y a Ma Desheng pour deux raisons : la première est tenante à l’homme, la seconde à l’artiste.
« L’harmonie provient toujours des contraires »
Citation de Philolaos, philosophe antique
Si Ma Desheng n’était pas en chair et en os, il serait le protagoniste d’un petit conte traditionnel chinois mêlant poésie, croyance, morale et philosophie. Il aurait pour ami l’artisan Kong Shu et son phénix sculpté, il serait voisin du professeur de musique aveugle Shi Kuang et du peintre au pinceau magique Ma Liang, puis il finirait sa vie incarné en vieux sage en haut d’une montagne. Mais Ma Desheng est en chair et en os, qu’importe le métal encombrant de sa chaise roulante. Sa main, elle, est légère comme l’air et sa force plus résistante que l’acier, somme d’un parcours singulier.
C’est au pays du marteau et de la faucille asiatiques que naît en 1952 ce non-communiste aux idées insoumises. Point de formation conventionnelle et d’endoctrinement à l’université, le jeune Ma Desheng voit rouge ce monde autoritaire et mystificateur, préférant s’échapper de l’idéologie du Parti pour gagner des sphères permises et délicieuses, et s’envoler avec les femmes dénudées qu’il grave sur bois le soir en rentrant de l’usine… Actes interdits et punis par les autorités communistes… Qu’importe, Ma Desheng est un homme libre.
Au lendemain du réalisme socialiste maoïste, il rencontre au Mur de la démocratie son futur ami, le poète Huang Rui, avec qui il pose la première pierre sur laquelle s’édifie une nouvelle ère : celle de l’art contemporain. S’affranchissant de l’art-production, il fonde le groupe avant-gardiste des Étoiles (Xingxing). Sans atelier de peinture, ni endroit pour exposer, les membres prônent la liberté d’expression et défient les autorités en accrochant leurs travaux sur les grilles extérieures du temple propagandiste du Musée des Beaux-arts de Pékin. Deux jours ! Pendant – seulement mais pourtant – deux jours, un nouvel art s’exhibe superbement aux yeux de tous avant l’intervention des autorités confisquant les œuvres. La mèche est allumée. Insatiable, le groupe brave les interdits, manifeste, expose encore et encore jusqu’à être finalement repéré.
C’est le début d’une ascension : Ma Desheng est vivement sollicité à présenter son travail à l’étranger et part pour une aventure internationale en 1985. Ses expatriations l’emmènent en Suisse, en France, à New-York ; ses désinvoltures nourrissent son insatiable créativité ; sa fougue croît à l’image des dimensions de ses œuvres – toujours plus grandes ; tout va crescendo, tout s’élève, se développe, s’amplifie… Jusqu’à ce tragique accident de voiture.
1992, Ma Desheng perd la mobilité de son corps. Pendant dix interminables années, l’artiste fougueux laisse place à l’homme meurtri. Une décennie de rééducation, de réapprentissage et un combat quotidien sont nécessaires pour qu’en 2002 finalement l’artiste renaisse en douceur, délaissant l’encre devenue trop difficile à dompter pour le feutre et l’acrylique davantage malléable.
De cet épisode, Ma Desheng porte désormais en lui toutes les nuances de la fragilité de l’équilibre. Dans la vie, tout ne tient qu’à un fil qu’il convient d’escalader en sachant qu’à tout moment, nous pouvons chuter. C’est ce que m’inspire ces rochers qui s’empilent dans cette flagrante instabilité, paradoxalement si apaisante… De sa première pierre posée en Chine à celles peintes sur ses toiles, Ma Desheng n’a cessé d’incarner ses « êtres de pierre ». Il est ces petits et grands cailloux qui rivalisent avec la montagne en voulant atteindre le sommet. Il est la résistance du granit, il est aussi sa faillibilité.
Sur de grandes toiles à taille humaine, Ma Desheng peint donc des êtres de pierre au cœur sensible. Des galets pour les uns, des rocs pour les autres… Aucune échelle ne permet de les inscrire dans un champ mesurable car le fond est sobrement texturé ou, parfois lissé par un aplat de couleurs. Seules ces masses architecturales poivre et sel génèrent l’espace. Leur apparence gibbeuse – lunaire ! – est rendue par d’énergique coups de pinceaux et de doigts, visibles tant dans le tracé du geste que dans la densité de la matière picturale.
La surface du fond contraste de plus belle avec les figures en ce que Ma Desheng cerne chaque pierre d’un trait épais, figeant la composition. La coupure est nette, sans aspérité, comme un papier découpé de Matisse. Les courbes n’en sont pas moins sensuelles et s’accouplent au fur et à mesure qu’elles prennent de la hauteur. C’est à ce moment-là que l’illusion opère : le tas de cailloux revêt des formes humaines. Des dialogues surgissent, des positions apparaissent, des situations se produisent… Jouant des paréidolies, Ma Desheng s’abstient évidemment de nommer ses œuvres qui séquestrerait la force imaginative de l’observateur. Toute la puissance poétique tient à cette double lecture, celle de donner vie à la pierre, du symbole de la nature à l’interprétation sémiologique en passant par le plaisir des yeux.
D’ailleurs, la délectation de suivre du regard ses silhouettes voluptueuses prend une dimension nouvelle lorsque s’identifie clairement un corps féminin. Depuis ses petites gravures intimistes du soir aux grandes toiles d’aujourd’hui, l’image de la femme l’a toujours habitée. Ses œuvres récentes ne s’en cachent plus : au feutre ou à l’acrylique, les hanches, le ventre, les fesses, les seins, les jambes ne sont plus en pierre. Ici, les positions dansantes, remuantes et lascives de ces femmes sont jubilatoires, voire ostentatoires. Ces masses graphiques font agréablement écho à l’esthétisme matissien, le motif se répète à la manière warholienne, mais lorsque le trait se fait plus précis, c’est probablement là aussi, une certaine limite au charme poétique de l’informulé, à la beauté de l’évocation et du sous-entendu. En donnant directement à voir des corps sexualisés, la séduction s’évapore au profit d’une jouissance immédiate, d’un hédonisme affiché.
Toutefois, j’aime profondément l’univers de Ma Desheng, et peut-être encore plus le peintre à la longue chevelure grise qui figure ces représentations charnelles. Car oui, elles rappellent que derrière l’artiste demeure l’histoire d’un homme né pour briser les carcans qu’ils soient idéologiques ou physiques, né pour répandre le qi, né pour la liberté. Si « L’harmonie provient toujours des contraires », Ma Desheng est un yin yang vivant, aujourd’hui, déjà devenu intemporel.
Anne-Laure Peressin
Pour en savoir plus :
Ma Desheng est exposé à la galerie Wallworks du jeudi 8 février au 31 mars 2018.
Ma Desheng 马德升, La vie est nue
Vernissage jeudi 8 février 18 de 19h à 22h
4 Rue Martel, Paris 10e
Ma Desheng est exposé à la galerie A2Z du 31 mars au 28 avril 2018.
Vernissage samedi 31 mars à partir de 18h
24 rue de l’Echaudé, Paris 6e
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Ma Desheng est né à Pékin en 1952 et vit actuellement en France.
Ma Desheng est également un sculpteur. Il a exposé son travail tridimensionnel à plusieurs reprises avec son ami Wang Keping et dans le parc Monceau de Paris.
Il est aussi poète et a publié de nombreux recueils de poésies. Figure marquante de la poésie sonore, il a réalisé de nombreuses performances, à l’image de celles opérées avec le groupe Poésie pas Morte.
Bravo. J’ai lu avec bonheur ces lignes qui décrivent Ma.
Jp
Merci beaucoup pour ce petit mot agréable !
Au plaisir,
Anne-Laure
[…] en particulier chinois, dans leurs créations. En témoigne l’exposition consacrée à Ma Desheng, peintre, graveur, calligraphe, performer, poète… L’artiste dévoile série après série ses […]