ALEXEÏ VASSILIEV – GALERIE SATOR
“L’ennemi de la photographie, c’est la convention, les règles rigides du “comment faire”. C’est dans l’expérimentation que la photographie trouvera son salut”
László Moholy-Nagy.
“eXposition” présentée du 19 novembre au 24 décembre, s’inscrit dans les dix ans de collaboration entre Vincent Sator et Alexeï Vassiliev. Conçue comme une rétrospective, l’artiste signe ici sa troisième exposition personnelle, véritable panorama de son oeuvre.
La confrontation avec les photographies d’Alexeï Vassiliev est singulière. Dans le passage des Gravilliers, où se situe la Galerie Sator, notre oeil est directement attiré par l’oeuvre exposée en vitrine, immense ombre humaine qui semble à la fois nous suivre et nous fuir, faisant partie de sa série Instants troublés, datant de 2014. Les frontières plastiques des œuvres de Vassiliev sont floues. L’ambiguïté étant entretenue par l’artiste, qui souhaite entreprendre un « dialogue entre la peinture et la photographie ». Autodidacte, Alexeï Vassiliev utilise la photographie argentique pour traduire la trivialité de notre quotidien et en sublimer chaque moment. La matérialité de ses photographies, proche d’un aspect pictural, laisse penser que l’artiste retravaille chaque tirage; qu’il en accentue les couleurs, brouille les contours et gomme les formes dans un mouvement frénétique pour tendre vers un effacement total des figures. Pourtant, il n’en est rien. C’est par l’équilibre de la prise de vue et de son recadrage, que l’artiste définit lui même de « flou précis », que ses œuvres font jaillir l’émotion de l’instant.
A l’occasion de cette nouvelle exposition, neuf de ses séries photographiques sont présentées dans la galerie et forment une sorte de cartographie de notre société. Tout le travail artistique d’Alexeï Vassiliev est donc dicté par cette technique du « flou précis ». L’accrochage de la galerie rappelle ceux du XIXe siècle, où les œuvres recouvraient l’ensemble du mur. Il nous fait perdre nos repères. L’œil du spectateur s’égare et tente de reconnaître et de rassembler par série le travail de l’artiste. Reconnaissance facilitée et guidée par les caractéristiques formelles de chacune d’entre elles. L’univers suggéré fait s’entrecroiser les flux incessants de la ville avec l’immobilité de l’individu dans un même moment d’égarement. Le portrait est une variable intrinsèque du travail photographique d’Alexeï Vassiliev. Dans sa série (Des)apparitions datant de 2013, la pose de chaque individu laisse penser à un montage réglé. Mais c’est dans un élan furtif qu’Alexeï Vassiliev les a photographiés. Chaque personne est aspirée par un fond neutre, le regard perdu dans le vide d’une atmosphère mélancolique. A l’immobilité de l’instant s’oppose le passage éphémère des autres individus de sa série Instants troublés datant de 2014, où la couleur vive (bleue ou jaune par exemple) les fait apparaître et signale leur présence physique. Chaque personne est suggérée par une ombre perdant son identité dans le silence de sa présence éphémère ou immobile.
Le format de chaque tirage accentue le caractère émotionnel de ses œuvres qui prend le dessus sur leur aspect formel. L’intimité est suggérée par les petits formats, où le cadrage recentré sur les visages sacralise les individus comme une sorte de médaillon ou d’icône. Au contraire, les grands formats, à notre échelle, nous impliquent dans l’œuvre dans un face à face contraint. L’œil du photographe s’attache aussi bien à l’individu qu’au collectif, en témoignent ses photographies consacrées à la ville. L’échelle est différente mais le travail reste le même. La perte d’identité est renforcée dans ses séries datant de 2015 Quo Vaditis et Hieronymus, dédiées aux tumultes de la ville. Là encore, le format est essentiel. Dans la première, l’horizontalité des photographies rend compte du mouvement de la ville, concrétion de foules en frise, où les personnages se juxtaposent et où aucuns regards ne sont échangés. L’individu devient une ombre filante qui se joint de manière indissociable à l’autre. Un fort sentiment d’indifférence émane de ces photographies et nous sommes confrontés au défilement d’une société en perte de communication. Dans Hieronymus au contraire, c’est l’effervescence d’une manifestation publique qui est le sujet de l’œuvre, dont les vues en contre plongée de certaines photographies renforcent ce caractère. Les corps se mêlent, statiques ou mobiles dans une excitation commune, exacerbée par le rouge vif qui ponctue les différents acteurs de la scène.
Alexeï Vassiliev fixe notre quotidien dans une réalité prosaïque. Il arpente la ville à la recherche de l’émotion, de l’instantané, et nous laisse errer dans le malaise de notre présence. Ce « flou précis » qui semble nous égarer, nous amène au contraire à terminer l’œuvre de l’artiste, dans un « voyage intérieur ».
Diane Der Markarian
Image à la une : Alexeï Vassiliev, Étude n° 16.12 – série Instants Troublés – 2005, photographie argentique,125 x 187, Courtesy Galerie Sator, Paris.
Très bel article !