LOUISE BELIN : ATLAS DES ANGLES MORTS

RÉSUMÉ
Louise Belin scroll comme on creuse. Elle arpente les ruines du virtuel là où se dérobent les spectres de notre réalité. Ses peintures abîmées et en relief copient les symptômes des images pauvres, celles générées par les dispositifs de surveillance : troubles, pixelisées, évanescentes. Elles ne montrent rien. Les présences y sont insaisissables, le temps et l’espace désarticulés. Ne perdurent que des traces fatiguées par trop de transcodages. Aux murs et au sol, leur organisation éclatée compose un atlas des angles morts. Épuisante à déchiffrer, la narration est impossible à identifier avec certitude. Alors, le sommeil et les hallucinations ouvrent à l’artiste de nouveaux territoires où fuir. Passives en apparence, ses œuvres sont autant de stratégies de résistance au capitalisme tardif.
Peindre ce qui s’efface, c’est peut-être refuser de céder.
╰⊱⊱ AVANT PROPOS╭⊱ღ
Louise et moi sommes amies. Le jour de notre rencontre ? Une des premières réunions du collectif mastic, co-fondé en 2021 à Marseille avec seize travailleur·ses de l’art issu·es des écoles du sud. Elle était en quatrième année aux Beaux-Arts de Marseille lorsque j’ai écrit son premier texte. Depuis, on avance ensemble dans la complicité (et la célébration). Aux jeux, on est mauvaises perdantes et, souvent, on triche. On écoute les mêmes chansons dix fois, au grand désarroi de nos potes. On radote les histoires et on pose des questions-pièges. On a du mal à s’arrêter. Ça les fatigue mais ça nous fait rire. Voici, symboliquement, quatre années de collaboration fragmentée que ces quelques mots ne suffiront pas à résumer.

« 𝐽𝑒 𝑝𝑒𝑖𝑛𝑠 𝑑𝑒𝑠 𝑓𝑎𝑛𝑡𝑜̂𝑚𝑒𝑠 𝑞𝑢𝑖 𝑚’𝑒́𝑐ℎ𝑎𝑝𝑝𝑒𝑛𝑡,
𝑑𝑒𝑠 𝑠𝑜𝑢𝑣𝑒𝑛𝑖𝑟𝑠 𝑞𝑢𝑖 𝑛𝑒 𝑠𝑜𝑛𝑡 𝑝𝑎𝑠 𝑙𝑒𝑠 𝑚𝑖𝑒𝑛𝑠. »
Avant de peindre, Louise Belin scroll. Elle arpente les territoires les plus low d’Internet, là où se dérobent les spectres de notre réalité. Elle traque ce qui y gît : les déchets en puissance de nos savoirs, de nos souvenirs et peut-être même nos augures. Dans cette posture absorbante et heuristique, Louise Belin se laisse guider par la reconnaissance d’images similaires. Elle aime se perdre dans les hors-champs du monde, rencontrer des trucs bizarres, apprendre des théories loufoques, percer les délires collectifs et les vérités dilapidées.
Dans le clickbait, elle plonge. Dans le deep web, elle zone.
L’algorithme privilégie ce qui circule au détriment de ce qui pense. Apparemment, le trouble se propage plus vite que la vérité. Ne rien voir d’intelligible serait-il devenu la norme ? Dans cet amas de flous précipités et de déchets virtuels, Louise Belin navigue à l’aveugle. Elle pioche, au gré du hasard et de ses humeurs, dans une ressource inépuisable : les images pauvres (1). Ce sont des images basse définition, troubles, pixelisées et archivées quelque part hors du monde. Elles sont générées par les smartphones, les drones, les caméras de surveillance et autres appareils intrusifs. Elles ne transmettent, à première vue, aucune information particulière : les présences y sont insaisissables, le temps et l’espace désarticulés. De ces ruines virtuelles ne restent que des fragments compressés et vidés de leur sens. On doute de leur véracité. Les images pauvres sont condamnées à l’effacement et donc à l’oubli.
Ici, tout est déjà mort.
« 𝐽𝑒 𝑚‘𝑖𝑛𝑡𝑒́𝑟𝑒𝑠𝑠𝑒 𝑎𝑢𝑥 𝑣𝑖𝑑𝑒𝑠 𝑒𝑡 𝑎𝑢𝑥 𝑒𝑟𝑟𝑒𝑢𝑟𝑠. 𝐽𝑒 𝑐ℎ𝑒𝑟𝑐ℎ𝑒 𝑎̀ 𝑟𝑒́𝑣𝑒́𝑙𝑒𝑟 𝑙𝑒𝑠 𝑖𝑛𝑐𝑒𝑟𝑡𝑖𝑡𝑢𝑑𝑒𝑠, 𝑙𝑒𝑠 𝑝𝑎𝑟𝑡𝑖𝑒𝑠 𝑖𝑛𝑣𝑖𝑠𝑖𝑏𝑙𝑒𝑠 𝑒𝑡 𝑙𝑒𝑠 𝑜𝑢𝑏𝑙𝑖𝑠. 𝐽𝑒 𝑑𝑒́𝑡𝑜𝑢𝑟𝑛𝑒 𝑒́𝑔𝑎𝑙𝑒𝑚𝑒𝑛𝑡 𝑙𝑒𝑠 𝑜𝑢𝑡𝑖𝑙𝑠 𝑑𝑢 𝑐𝑎𝑝𝑖𝑡𝑎𝑙𝑖𝑠𝑚𝑒 𝑛𝑢𝑚𝑒́𝑟𝑖𝑞𝑢𝑒 𝑡𝑒𝑙𝑠 𝑞𝑢𝑒 𝑙𝑒𝑠 𝑐𝑎𝑚𝑒́𝑟𝑎𝑠 𝑑𝑒 𝑠𝑢𝑟𝑣𝑒𝑖𝑙𝑙𝑎𝑛𝑐𝑒, 𝑙𝑒𝑠 𝑖𝑛𝑓𝑟𝑎𝑠𝑡𝑟𝑢𝑐𝑡𝑢𝑟𝑒𝑠 𝐺𝑜𝑜𝑔𝑙𝑒 𝑒𝑡, 𝑝𝑙𝑢𝑠 𝑟𝑒́𝑐𝑒𝑚𝑚𝑒𝑛𝑡, 𝑙𝑒 𝑐𝑎𝑝𝑖𝑡𝑎𝑙𝑖𝑠𝑚𝑒 𝑒́𝑚𝑜𝑡𝑖𝑜𝑛𝑛𝑒𝑙 𝑎𝑣𝑒𝑐 𝑙𝑒𝑠 𝑎𝑝𝑝𝑙𝑖𝑐𝑎𝑡𝑖𝑜𝑛𝑠 𝑑𝑒 𝑠𝑒𝑙𝑓–𝑡𝑟𝑎𝑐𝑘𝑖𝑛𝑔. 𝐽𝑒 𝑚‘𝑎𝑡𝑡𝑎𝑟𝑑𝑒 𝑙𝑎̀ 𝑜𝑢̀ 𝑙𝑎 𝑟𝑒́𝑎𝑙𝑖𝑡𝑒́ 𝑒́𝑐ℎ𝑜𝑢𝑒 𝑎̀ 𝑒̂𝑡𝑟𝑒 𝑡𝑟𝑎𝑑𝑢𝑖𝑡𝑒 𝑒𝑛 𝑑𝑜𝑛𝑛𝑒́𝑒𝑠. »

Louise Belin copie l’obsolescence sur de petits formats abîmés. Elle en reproduit consciencieusement tous les symptômes : les déformations, les accidents et les instabilités. Les supports fragiles en tissu plâtré agissent comme des buvards. Ils ne sont jamais vraiment secs. Les bords s’effritent, s’effilent, pendouillent. La palette monochrome est absorbée par la surface boursoufflée et contraste avec la présence de marques blanches. Ces éblouissements, flashs aveuglants ou lumières caustiques, renforcent l’impression d’un réel halluciné. Le paysage bug. Le monde s’évapore dans le flou d’un horizon absent. Sachant que forme, fantasme et fantôme partagent la même étymologie, la tâche serait-elle devenue le motif de prédilection, une icône ?
Pourquoi des contours abstraits nous rappellent-ils avec évidence une araignée, un avion ou une plante ? À l’inverse, pourquoi l’ajout d’un seul pixel suffit-il à faire vaciller la lecture d’une IA ? ChatGPT vient de me répondre : ça peut être 1) la pattern recognition ; 2) l’apophénie qui “désigne la tendance du cerveau humain à détecter des régularités dans des données aléatoires” et dans la même veine 3) la paréidolie du grec parà “à côté de” + eídôlon “simulacre, fantôme”. En fait, l’esthétique précaire déstabilise nos certitudes et nous force à faire appel à nos souvenirs les plus vagues. Peindre ce qui s’évanouit serait-il le seul moyen de convoquer les fantômes ?

En figeant ce qui est mobile et immatériel, Louise Belin restitue ses errances dans les limbes d’internet. L’organisation éclatée des peintures sur les murs compose une sorte d’atlas inachevé. Dans Echoes (2024), la myriade de faux écrans dévoile une logique aléatoire. Les formes et les couleurs dialoguent et se répètent. Elles se contaminent. Alors ces paysages atmosphériques n’expriment plus que leur séparation avec le monde. C’est sûrement de là que vient leur immense froideur. Pour la série Les Augures (2023), Louise Belin adapte son modus operandi. Cette fois-ci, elle nourrit le moteur de recherche en choisissant des parties des œuvres de chaque artiste de l’exposition Shadeless (2) : Lana Duval, Morgan Patimo, Léo Dupré, Carole Mousset, Lucien Lejeune, Kylian Zeggane et Marie-Myriam Soltani. Leurs œuvres suggèrent une migration verticale vers l’immensité des océans violet-noir. Aux confins des plaines abyssales ne semble subsister que le vide infécond. Pourtant, ici bas, un bestiaire grouille. Ces créatures estompent les démarcations entre leurs corps poisseux et l’environnement. Pour survivre dans l’en-dessous, il faut imiter, éblouir ou s’effacer.
Elle fait siennes ces trois stratégies pour naviguer dans les low worlds.
Si les métaphores liquides (3) du capitalisme numérique s’imbibent dans notre langage, alors Louise Belin ne parle que ce dialecte. À l’instar des différents états de l’eau, tantôt solide, liquide, gazeux ou visqueux, Les Augures incarnent des lieux confus qui nous échappent et nous révèlent. Elle matérialise la liquidation de tout. Nous voici englué·es dans un flux ingérable, mou, flou et soluble.
Adieu l’information, bonjour l’informe, épuisant à déchiffrer.
« 𝑀𝑒𝑠 œ𝑢𝑣𝑟𝑒𝑠 𝑝𝑟𝑒𝑛𝑛𝑒𝑛𝑡 𝑙𝑎 𝑓𝑜𝑟𝑚𝑒 𝑑‘𝑒𝑛𝑞𝑢𝑒̂𝑡𝑒𝑠 𝑠𝑢𝑟 𝑑𝑒𝑠 𝑑𝑖𝑠𝑝𝑎𝑟𝑖𝑡𝑖𝑜𝑛𝑠 𝑜𝑢 𝑑𝑒𝑠 𝑣𝑖𝑑𝑒𝑠. 𝐸𝑙𝑙𝑒𝑠 𝑚𝑜𝑛𝑡𝑟𝑒𝑛𝑡 𝑑𝑒𝑠 𝑝𝑎𝑦𝑠𝑎𝑔𝑒𝑠 𝑙𝑎𝑡𝑒𝑛𝑡𝑠 𝑑𝑎𝑛𝑠 𝑙𝑒𝑠𝑞𝑢𝑒𝑙𝑠 𝑠𝑒 𝑚𝑒̂𝑙𝑒𝑛𝑡 𝑑𝑒́𝑏𝑟𝑖𝑠 𝑛𝑢𝑚𝑒́𝑟𝑖𝑞𝑢𝑒𝑠 𝑒𝑡 𝑠𝑝𝑒𝑐𝑡𝑟𝑒𝑠 𝑑𝑢 𝑐𝑎𝑝𝑖𝑡𝑎𝑙𝑖𝑠𝑚𝑒 𝑚𝑒́𝑑𝑖𝑎𝑡𝑖𝑞𝑢𝑒. 𝐿’𝑜𝑏𝑗𝑒𝑐𝑡𝑖𝑓 𝑒𝑠𝑡 𝑑𝑒 𝑡𝑟𝑎𝑑𝑢𝑖𝑟𝑒 𝑣𝑖𝑠𝑢𝑒𝑙𝑙𝑒𝑚𝑒𝑛𝑡 𝑢𝑛𝑒 𝑐𝑒𝑟𝑡𝑎𝑖𝑛𝑒 𝑓𝑎𝑡𝑖𝑔𝑢𝑒 ; 𝑑𝑒𝑠 𝑑𝑒́𝑡𝑎𝑖𝑙𝑠 𝑝𝑒𝑟𝑑𝑢𝑠 𝑑𝑎𝑛𝑠 𝑙‘𝑜𝑓𝑓𝑢𝑠𝑐𝑎𝑡𝑖𝑜𝑛 𝑡𝑟𝑎𝑛𝑠𝑓𝑜𝑟𝑚𝑒𝑛𝑡 𝑙‘𝑖𝑛𝑓𝑜𝑟𝑚𝑎𝑡𝑖𝑜𝑛 𝑒𝑛 𝑚𝑦𝑠𝑡𝑒̀𝑟𝑒. […] 𝐶𝑒𝑡𝑡𝑒 𝑓𝑎𝑡𝑖𝑔𝑢𝑒 𝑒𝑠𝑡 𝑎𝑢𝑠𝑠𝑖 𝑐𝑒𝑙𝑙𝑒 𝑑𝑒𝑠 𝑠𝑢𝑗𝑒𝑡𝑠 𝑞𝑢𝑒 𝑗’𝑎𝑏𝑜𝑟𝑑𝑒 : 𝑖𝑙𝑠 𝑠𝑜𝑛𝑡 𝑡𝑟𝑎𝑣𝑒𝑟𝑠𝑒́𝑠 𝑝𝑎𝑟 𝑙𝑒 𝑐𝑎𝑝𝑖𝑡𝑎𝑙𝑖𝑠𝑚𝑒 𝑒́𝑚𝑜𝑡𝑖𝑜𝑛𝑛𝑒𝑙 𝑒𝑡 𝑛𝑢𝑚𝑒́𝑟𝑖𝑞𝑢𝑒, 𝑞𝑢𝑖 𝑐𝑎𝑝𝑡𝑒 𝑛𝑜𝑠 𝑠𝑒𝑛𝑡𝑖𝑚𝑒𝑛𝑡𝑠 𝑒𝑡 𝑎𝑡𝑡𝑒𝑛𝑡𝑖𝑜𝑛𝑠 𝑝𝑜𝑢𝑟 𝑒𝑛 𝑓𝑎𝑖𝑟𝑒 𝑑𝑒𝑠 𝑜𝑢𝑡𝑖𝑙𝑠 𝑑𝑒 𝑝𝑒𝑟𝑓𝑜𝑟𝑚𝑎𝑛𝑐𝑒, 𝑑𝑒 𝑐𝑜𝑛𝑡𝑟𝑜̂𝑙𝑒 𝑜𝑢 𝑑𝑒 𝑐𝑜𝑛𝑠𝑜𝑚𝑚𝑎𝑡𝑖𝑜𝑛. »

Il n’y a pas que les images qui sont fatiguées. La réflexion de Louise Belin s’inscrit dans une écologie de l’attention à l’ère de l’infoglut. C’est le sentiment d’écrasement face à la surcharge informationnelle. Difficile de distinguer le pertinent du superflu, le vrai du faux. Paradoxalement, impossible de ne pas s’abandonner au binge scrolling. Louise Belin puise dans les diverses méthodes de fuite en réponse aux mal-êtres du XXIème siècle. Face à l’aliénation, elle traduit une envie de disparaître sans laisser de trace. « I don’t want anyone in or out of my family to see any part of me », écrivait Evelyn McHale en 1947 avant son suicide (4).
« 𝑀𝑎𝑙𝑔𝑟𝑒́ 𝑠𝑎 𝑑𝑒𝑚𝑎𝑛𝑑𝑒 𝑒𝑥𝑝𝑙𝑖𝑐𝑖𝑡𝑒 𝑑𝑒 𝑛𝑒 𝑙𝑎𝑖𝑠𝑠𝑒𝑟 𝑎𝑢𝑐𝑢𝑛𝑒 𝑖𝑚𝑎𝑔𝑒 𝑑’𝑒𝑙𝑙𝑒, 𝑢𝑛𝑒 𝑝ℎ𝑜𝑡𝑜 𝑑𝑒 𝑠𝑜𝑛 𝑐𝑜𝑟𝑝𝑠, 𝑖𝑛𝑡𝑎𝑐𝑡, 𝑒𝑠𝑡 𝑝𝑢𝑏𝑙𝑖𝑒́𝑒 𝑑𝑎𝑛𝑠 𝐿𝑖𝑓𝑒 𝑀𝑎𝑔𝑎𝑧𝑖𝑛𝑒 𝑠𝑜𝑢𝑠 𝑙𝑒 𝑡𝑖𝑡𝑟𝑒 “𝑇ℎ𝑒 𝑀𝑜𝑠𝑡 𝐵𝑒𝑎𝑢𝑡𝑖𝑓𝑢𝑙 𝑆𝑢𝑖𝑐𝑖𝑑𝑒”. 𝐽’𝑎𝑖 𝑠𝑢𝑖𝑣𝑖 𝑠𝑜𝑛 𝑝𝑜𝑠𝑠𝑖𝑏𝑙𝑒 𝑡𝑟𝑎𝑗𝑒𝑡 𝑒𝑛𝑡𝑟𝑒 𝐺𝑟𝑎𝑛𝑑 𝐶𝑒𝑛𝑡𝑟𝑎𝑙 𝑒𝑡 𝑙’𝐸𝑚𝑝𝑖𝑟𝑒 𝑆𝑡𝑎𝑡𝑒 𝑣𝑖𝑎 𝑑𝑒𝑠 𝑐𝑎𝑚𝑒́𝑟𝑎𝑠 𝑑𝑒 𝑠𝑢𝑟𝑣𝑒𝑖𝑙𝑙𝑎𝑛𝑐𝑒 𝑒𝑛 𝑙𝑖𝑔𝑛𝑒. 𝐿𝑎 𝑠𝑒́𝑟𝑖𝑒 𝑑𝑒𝑣𝑖𝑒𝑛𝑡 𝑢𝑛𝑒 𝑒𝑛𝑞𝑢𝑒̂𝑡𝑒 𝑣𝑎𝑖𝑛𝑒, 𝑠𝑢𝑟 𝑙𝑒𝑠 𝑡𝑟𝑎𝑐𝑒𝑠 𝑑’𝑢𝑛 𝑓𝑎𝑛𝑡𝑜̂𝑚𝑒. »
Néanmoins, des solutions moins radicales existent pour échapper à cette forme de contrôle. “You are here” est le mantra que se répètent les shifters. On ne parle pas de celleux qui ont renoncé aux énergies fossiles mais bien des adeptes de l’auto-hypnose. Cette pratique méditative consiste à s’imaginer voyager dans une réalité alternative, désirée. Daydreaming. Bedrotting. Shifting (5). Pour sa première exposition personnelle à la galerie de l’IESA (Paris, 2024), Louise Belin nous accompagne dans nos dérives improductives, la fatigue mentale et la paralysie physique. Endormi·e ici et éveillé·e ailleurs ? L’exposition est-elle pour autant une ôde à nos angoisses ? Nous invite-t-elle plutôt à les fuir, en s’inventant une réalité supportable ? à partir sans quitter sa chambre ?
Au centre de l’espace, un semblant de lit, une couette et des oreillers plâtrés disposés en spirale. Aux murs, une série de six peintures à l’huile sur bois ornées de broderies, des supports à l’auto-hypnose. Elle flâne sur des forums où les internautes partagent leur quête de signes de vie extraterrestres. Les photographies nébuleuses, capturées sur Mars par le robot Rover, déverrouillent ses envies d’ailleurs. C’est la genèse de la série leave>ok. Les six œuvres bâtardes, mi-peintures mi-sculptures, déclinent des paysages martiens, désorientés par une profondeur réduite à néant. Compressée, transcodée, elles partagent les qualités des images qu’elles imitent. Les couleurs grisâtres et les surfaces boursouflées des broderies absorbent les motifs. Ne perdurent que des traces fatiguées qui rendent la narration impossible à identifier nettement. Des points d’ancrage, s’ils en sont, piègent notre regard : flèches, cercles rouges, zooms encadrés et autres symboles propres au clickbait. Or, ces signes flottants ne pointent nulle part, sinon le vide d’un monde inhospitalier duquel il faut s’extraire, vite.
You are here en est l’issue.

En regardant d’en bas (6) ce que les dispositifs de surveillance produisent, Louise Belin fait parler les angles morts. Il n’y a personne dans cet ascenseur. Aucun accident n’est à déclarer sur cette route. Rien d’anormal n’est détecté dans ce supermarché. Dans Burn-in (2024), les scènes neutres et sans action sont détournées jusqu’à épuisement du motif. Tout est figé et sans après. Dans Scrying (2025) — néologisme qui se traduit par “ciel qui pleure” — le flou prend le dessus. La série révèle une certaine anxiété, les vaines tentatives de contrôle face à l’imprévisible. Des symboles, des émojis et des graphiques se mêlent aux données climatiques. Le cataclysme à venir n’est plus prédit par les images mais par des écrits inintelligibles.

Louise Belin accorde une place cruciale au texte. Pour le faire exister mais en garantir l’évanescence, il est comme englué dans la peinture. Parfois, il apparait comme un relief irrégulier quasi imperceptibles, d’autres fois il devient une ombre persistante, d’un noir profond. On ignore la source des images mais des indices incomplets nous aident à les tracer. En-dessous, à la surface ou à l’intérieur de chaque peinture apparaissent des bribes de mots, ces chemins d’accès tronqués. Des codes URL, des chiffres et d’autres symboles traduisent le récit captif de l’image. Le texte existe en filigrane, c’est un watermark incorporé à la peinture — exemple flagrant dans la série Ghost World (2024). Son rôle n’est plus de protéger les droits d’auteur·ice, prouver l’authenticité du contenu, dissuader la copie ou l’usage non-autorisé. C’est une matière supplémentaire, une strate de brouillage ajoutée. Il chuchote de nouvelles narrations et cartographie des aires déformées, aussi lacunaires soient-elles.
Pour pallier cette carence ou s’en saisir, Louise Belin bifurque progressivement vers des sujets néo-spirituels. Depuis You Are Here (2024), un renversement s’opère. Si le texte avait partiellement ou totalement disparu dans des séries telles que How To Boost Your Aura (2024) ou Sept (2025), il est désormais le sujet central de ses peintures. Dans sa très récente installation Veille (2025), le paysage et la couleur sont entièrement évacués. Ces monochromes en reliefs, blancs ou gris, puisent dans des visions hypnagogiques. Cet état de conscience particulier précède immédiatement le sommeil. Il favorise des hallucinations et des confusions. Louise Belin matérialise ce glissement du repos vers une zone saturée de signaux et de notifications, où le réel se détraque.

« 𝐽’𝑒𝑥𝑝𝑙𝑜𝑟𝑒 𝑙’𝑖𝑛𝑡𝑟𝑢𝑠𝑖𝑜𝑛 𝑑𝑢 𝑛𝑢𝑚𝑒́𝑟𝑖𝑞𝑢𝑒 𝑑𝑎𝑛𝑠 𝑙𝑒 𝑠𝑜𝑚𝑚𝑒𝑖𝑙, 𝑡𝑟𝑎𝑛𝑠𝑓𝑜𝑟𝑚𝑒́ 𝑒𝑛 𝑡𝑒𝑟𝑟𝑖𝑡𝑜𝑖𝑟𝑒 𝑑𝑒 𝑐𝑜𝑛𝑡𝑟𝑜̂𝑙𝑒 𝑒𝑡 𝑑𝑒 𝑝𝑒𝑟𝑓𝑜𝑟𝑚𝑎𝑛𝑐𝑒.. 𝐼𝑛𝑠𝑝𝑖𝑟𝑒́ 𝑝𝑎𝑟 24/7 : 𝐿𝑒 𝑐𝑎𝑝𝑖𝑡𝑎𝑙𝑖𝑠𝑚𝑒 𝑎̀ 𝑙’𝑎𝑠𝑠𝑎𝑢𝑡 𝑑𝑢 𝑠𝑜𝑚𝑚𝑒𝑖𝑙 𝑑𝑒 𝐽𝑜𝑛𝑎𝑡ℎ𝑎𝑛 𝐶𝑟𝑎𝑟𝑦 𝑒𝑡 𝑅𝑒̂𝑣𝑒𝑟 𝑠𝑜𝑢𝑠 𝑙𝑒 𝑐𝑎𝑝𝑖𝑡𝑎𝑙𝑖𝑠𝑚𝑒 𝑑𝑒 𝑆𝑜𝑝ℎ𝑖𝑒 𝐵𝑟𝑢𝑛𝑒𝑎𝑢, 𝑙𝑒 𝑝𝑟𝑜𝑗𝑒𝑡 𝑖𝑛𝑡𝑒𝑟𝑟𝑜𝑔𝑒 𝑙’𝑖𝑚𝑝𝑎𝑐𝑡 𝑑𝑢 𝑐𝑎𝑝𝑖𝑡𝑎𝑙𝑖𝑠𝑚𝑒 𝑠𝑢𝑟 𝑛𝑜𝑠 𝑛𝑢𝑖𝑡𝑠, 𝑜𝑢̀ 𝑠𝑜𝑚𝑚𝑒𝑖𝑙 𝑒𝑡 𝑝𝑟𝑜𝑑𝑢𝑐𝑡𝑖𝑣𝑖𝑡𝑒́ 𝑠’𝑒𝑛𝑡𝑟𝑒𝑚𝑒̂𝑙𝑒𝑛𝑡. »
Après avoir parcouru les aires fantômes générées par les dispositifs de surveillance, Louise Belin fouille dans nos états de repos « qui ne peuvent pas être instrumentalisés ou contrôlés (7) ». Conduite par un besoin de se dérober au monde, la méditation, l’hypnose ou le sommeil lui ouvrent de nouveaux territoires où fuir. Passives en apparence, ses œuvres sont autant de stratégies de résistance au capitalisme tardif. Peindre ce qui s’efface, c’est peut-être refuser de céder.
NOTES
(1) Hito Steyerl, « In Defense of poor image », E-flux Journal, issue 10, 2009.
(2) Shadeless, exposition collective, co-comissariat avec Léa Lascaud, Metaxu, Toulon, 11 novembre 2023 – 11 janvier 2024.
(3) Marc Bernardot, « Diving in liquid metaphors : perceptions of the digital society » [en ligne], Netcom — Réseaux, communication et territoires, juin 2018.
(4) Evelyn Francis McHale (20 septembre 1923 – 1er mai 1947) est une jeune comptable américaine qui s’est suicidée en sautant du 86ème étage de l’Empire State Building le 1er mai 1947. Malgré son atterrissage sur une limousine, son visage est resté intact. Son cadavre a été photographié par Robert Wiles puis publié dans Life Magazine.
(5) Daydreaming : rêveries éveillées ; Bedrotting pourrir dans son lit ; Shifting dériver.
(6) Jean-Paul Fourmentraux, Sousveillance – L’œil du contre-pouvoir, Paris, éd. Les Presses du Réel, 2023, p. 35.
(7) Jonathan Crary, 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil, Paris,éd. Zones, 2014, p. 34.
