Shimabuku, Pour les pieuvres, les singes et les Hommes – Le Crédac, Ivry
Du 14 septembre au 16 décembre 2018, le Centre d’art contemporain d’Ivry, le Crédac, accueille en ses murs une exposition monographique consacrée à l’artiste japonais Shimabuku. Sous le commissariat de Claire Le Restif, Pour les pieuvres, les singes et les Hommes nous invite à nous interroger sur les rapports inter-espèces par le biais d’expérimentations à l’apparence farfelue.
Connecter les êtres humains, les animaux, les lieux. Telle semble être la volonté de Shimabuku à travers son geste artistique. Et connecter en particulier des mondes destinés à ne jamais se côtoyer. Ériger (2017) fait dialoguer une plage de la péninsule d’Oshika au Japon et les vestiges du chantier de la cité Gagarine d’Ivry, ancrant ainsi l’œuvre dans son espace de présentation et son milieu urbain. Semblables à des morceaux de bois flottant plantés dans le sable, les briques et autres gravats ivryens se dressent sur le sol de béton du Crédac et se perdent dans la perspective du littoral japonais. Bercés par le bruit des vagues, nous nous laissons porter par ce jeu d’illusions d’optique. Cet artiste parcourt le globe et inclut ses trouvailles et ses rencontres dans sa création. En 2011, après leur avoir présenté ses œuvres sur les poulpes, il invite deux repentistas à improviser un chant sur ce sujet. Accompagnés de leurs pandeiros (tambourins), ces poètes brésiliens déclament des vers, troubadours du XXIe siècle, clamant les louanges d’un pécheur de poulpe répondant au nom de Shimabuku.
L’essence de la pratique artistique résiderait ainsi dans l’invention de relations entre des sujets ; chaque œuvre d’art particulière serait la proposition d’habiter un monde en commun, et le travail de chaque artiste, un faisceau de rapport avec le monde, qui générerait d’autres rapports, et ainsi de suite, à l’infini. [1]
Ce processus fondamental de connexion dans l’œuvre de Shimabuku le rapproche ainsi de l’esthétique relationnelle [2]. Mais il dépasse le concept en l’étendant aux rapports inter-² espèces et plus seulement humains. En 1993, lors d’une exposition au Nagoya City Art Museum, Shimabuku décide de provoquer la rencontre entre une pieuvre et un pigeon. Émiettant des morceaux de pain de l’extérieur du bâtiment jusqu’à l’aquarium, il attire deux chiens à venir observer la créature marine à défaut des volatiles.
Ainsi, il eut bel et bien une rencontre entre des chiens et la pieuvre. Le chien marron semblait beaucoup s’intéresser à la pieuvre, mais le chien blanc avait l’air d’avoir peur et a battu en retraite. Je ne sais pas ce que la pieuvre a pu sentir ou en penser. Elle a simplement continué de se mouvoir lentement. [3]
Shimabuku semble collaborer avec les animaux comme il collaborerait avec tout autre artiste, remettant en question l’idée que la création artistique serait spécifique à l’espèce humaine. Pierre de pieuvre rassemble les roches et coquillages tenus par les poulpes au moment de leur pêche. Pour Shimabuku, ces objets font l’objet d’une sélection consciente par l’animal, comme si ce dernier avait des préférences esthétiques. Les pieuvres confèrent à ces pierres le statut d’œuvre en les choisissant, tels des readymade subaquatiques. L’artiste les expose ensuite avec son travail. Suite à ces observations, Shimabuku décide de créer de l’art à destination des animaux dans ces œuvres Sculpture pour pieuvres : à la recherche de leurs couleurs favorites (2010) et Le cadeau : exposition pour les singes, Iwatayama, Kyoto (1992).
Il apparaît ainsi une certaine inclination animiste dans son travail par une personnification omniprésente de l’animal. Shimabuku projette sur ces poulpes et singes des émotions et intentions dont il se fait le relais, bien qu’il admette n’avoir aucune certitude sur ses interprétations. Il élève l’animal au même rang que l’homme, faisant du poulpe son compagnon de voyage privilégié. En 2000, il fait visiter Tokyo à une pieuvre pêchée par ses soins en mer. L’emmenant au marché aux poissons afin qu’elle y voit ses congénères, il s’interroge sur les sentiments provoqués par une telle visite chez la touriste d’un jour. Finalement, Shimabuku ne nous livrerait-il pas, à travers son Œuvre, une sensibilisation à l’antispécisme [4] ?
Pauline Schweitzer
[1] Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Paris, Les presses du réel, 1998, p. 22.
[2] Ibid., définition p. 14 : « Un art prenant pour horizon théorique la sphère des interactions humaines et son contexte social, plus que l’affirmation d’un espace symbolique autonome et privé. »
[3] Shimabuku, Rencontre de la pieuvre avec un pigeon, 1993, Nagoya City Art Museum.
[4] Définition du spécisme : « Le spécisme (ou espécisme) est à l’espèce ce que le racisme est à la race, et ce que le sexisme est au sexe : une discrimination basée sur l’espèce, presque toujours en faveur des membres de l’espèce humaine (Homo sapiens). » (David Olivier, « Qu’est-ce que le spécisme ? » in Cahiers antispécistes n°05, décembre 1992). L’antispécisme est le courant construit en opposition au spécisme.
Image à la une : Vue de l’exposition, ©Le Crédac.